(sans titre)

Yves Wellens,

Un seul être s’échappe, et tout est…

Et tout est quoi, au fait ? Tout serait donc dépeuplé si l’ennemi public numéro 1 manquait ? Et tous les mots pour en rendre compte devraient soudain être réévalués à l’aune de cet événement ?

Dans un passage moins souvent cité de La Lettre volée, Edgar Poe raconte qu’un jeu de divination se pratique avec une carte de géographie. L’un des partenaires demande de deviner un lieu. Un joueur moyen face à d’autres joueurs moyens leur fera chercher un point écrit en lettres minuscules et perdu dans la multitude ; mais un joueur intelligent, ayant affaire à des joueurs moyens, demandera plutôt un nom reproduit en très gros caractères et traversant toute l’étendue de la carte (par exemple un continent). Car, conclut Dupin-Poe, « ces mots-là (…) échappent à l’observateur par le fait même de leur excessive évidence ». Le premier sentiment qu’on éprouva, le fatidique jeudi, fut, à l’évidence, d’accablement : devant l’évasion elle-même, mais aussi devant la démesure de ses conséquences, et encore devant la confirmation qu’il y a bien toujours des évidences à rappeler (que l’ennemi public n° 1 l’est justement parce qu’il est le seul qu’il ne faut pas laisser s’échapper ; qu’il y a eu une disproportion criante entre les mesures de sécurité qu’on nous présentait et la réalité des faits ; que le dispositif absurdement renforcé pour la reconstitution a plutôt fait rappeler que fait oublier la sinistre bévue, entre autres banalités qui se disputent les faveurs de l’actualité, et que nous laissons par conséquent aux experts et aux divers assermentés).

L’accablement, venant déjà de loin, s’est donc prolongé pour quelques épisodes de plus. Comment le restituer sous une forme fictionnelle ? En préalable absolu, le langage véhiculé devrait supplanter celui du pouvoir comme celui des journaux, également préoccupés d’immédiateté et également désolants. Cela paraît très aisé ; mais ce langage en serait-il pour autant entièrement autonome ? Ne pourrait-il pas, lui aussi, être atteint par l’affadissement que subissent déjà certains mots trop souvent prononcés et qu’il aurait à insérer dans sa propre relation ? Tout ce qui traiterait de « l’affaire » (terme générique mais impropre…) ne saurait faire l’impasse sur cette évidence, qu’elle imprégnerait tout projet plus que de raison ! Car, ici, la réalité est particulièrement (la plus) forte. La fiction, quant à elle, ne disposerait pas d’un recul assez grand pour s’élancer et embrasser toute la réalité ; elle ne pourrait s’étendre assez loin pour ne rien laisser échapper. De même, il serait parfaitement vain et inconséquent de prétendre s’affranchir durablement d’une réalité qui touche et contamine dans le même mouvement.

Cette question de la porosité et du dosage (autrement dit, de l’infériorité de l’un des termes par rapport à l’autre) est absolument essentielle. Je trouverais trop commode de traiter cette matière par la dérision, en insistant lourdement sur une sorte de médiocrité endémique – il suffirait de se baisser pour y parvenir, et cette posture ne mènerait pas loin – ; et tout autant par l’expression d’une espèce de fascination glauque, qui ferait accumuler les couches de pourriture et en rajouterait dans l’étalage de la dépravation. On oublie trop qu’il y a, depuis le début de ces terribles circonstances, une dimension supérieure, généralement occultée ou, au mieux, enfouie sous les tombereaux de commentaires autorisés (et pour cause, ceux-ci se rapportant presque exclusivement à l’examen des maux du pouvoir…), mais que l’on rencontre immanquablement là où la fiction doit porter. Cette dimension essentielle, c’est la douleur. C’est la souffrance que l’on éprouve devant une atteinte irrémédiable à la grandeur et à la pérennité de la vie. C’est cela que la fiction doit pouvoir désigner et explorer en profondeur : telle est la fonction que je lui assigne.

Cela dit, je proposerais un autre angle, qui n’est nullement une synthèse des options déjà citées, mais qui pourrait constituer un début de contre-pied à la pesanteur et au fatalisme actuels : des récits présentés sous la forme de métaphores, assez éloquentes et surtout transparentes pour représenter intimement un état d’esprit plus général. Deux amorces de récits m’ont été inspirées par la conjoncture : je n’en donnerai ici que les sujets.

Le premier raconterait un « conclave » au prieuré de Val-Duchesse. Les personnages réunis là sont des mots : le mot surréalisme, qui se plaint d’avoir pris, ces temps-ci, un tour nettement plus péjoratif ; le mot corruption, un peu sale comme à l’accoutumée et prêt à tout pour conserver ses mœurs douteuses ; le mot dysfonctionnement, dont les actions sont en hausse, qui comprend mal le sens et l’utilité de cette réunion et craint de voir rabotées ses « parts de marché » ; le mot protection, qui tente de se faire discret et recherche instinctivement les coins d’ombre. La conversation languit jusqu’à ce qu’un huissier annonce l’arrivée impromptue du mot évasion. Celui-ci prévient d’emblée qu’il n’est pas sûr de pouvoir rester longtemps : au fond, il ne passe que pour faire sentir la menace qu’il incarne aux yeux de tous les autres.

L’autre récit aurait pour épigraphe la fameuse formule de Brecht aux dirigeants du Parti communiste, lors de l’insurrection ouvrière à Berlin-Est en 1953 : « Si vous n’êtes pas satisfaits du peuple, alors il faut changer de peuple ». Le récit envisagerait froidement l’hypothèse d’une nouvelle « grande petite évasion », aussi brève et infructueuse que l’autre. Mais alors, la population mue par un fulgurant réflexe, se mettrait à quitter le pays, en dépit des supplications des officiels, qui finiraient par se retrouver maîtres d’un territoire presque entièrement dépeuplé. Si un tel récit peut contribuer à éviter cette solution radicale et rappeler chacun à la vigilance, je suis naturellement tout disposé à l’écrire. Mais on conviendra que ses développements, ses péripéties et ses enseignements, j’ose à peine les imaginer…

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