La reconstitution

Jean-Luc Outers,

L’évasion, nous en caressons à chaque instant l’idée dans nos bureaux, nos bagnoles, nos supermarchés, nos lycées, prendre la clé des champs, changer de peau, ni vu ni connu, recommencer à zéro sous les tropiques, aux Pôles ou ailleurs, ou simplement faire le tour du monde à vélo ou à la voile, se fondre dans l’anonymat de Calcutta, de Shanghaï, de Lagos, de Bogota, que sais-je, juste pour voir ce que cela donne, voir sans être vu, une sorte de cache-cache avec soi-même, ne plus voir toutes ces tronches à la télé qui vous supplient de rester là rivé à votre écran sans quoi ce seraient elles qui risqueraient de valser, cette nausée parfois, ce goût de trop, plus que la goutte qui fait déborder le vase, ce trop-plein, cette envie de vomir et de se tirer le plus loin possible, quand ça vous prend parfois lentement ou tout d’un coup, ça s’installe dans tout votre corps, ça campe et alors vous tenaille ce désir de tout larguer, d’envoyer dinguer tout et tout le monde et de filer en douce avec ou sans bagages et surtout sans se retourner, à pied ou en voiture jusqu’à la prochaine gare puis un port lointain, sans la moindre carte, sans réservation, sans voucher, sans forfait pour remontées mécaniques, sans petit-déjeuner compris, sans Guide Michelin, sans Gault et Millau, sans billet de retour surtout et vous marchez là sur le sentier de gravier et vous songez une dernière fois, pensez-vous, à vos proches, à ceux que vous aimez et que vous n’avez même pas embrassés, même pas osé avertir de votre cavale de peur qu’ils vous retiennent, qu’ils se couchent à vos genoux, qu’ils pleurent à n’en plus finir, vous avez voulu éviter ça, ces scènes horribles de séparation comme on en voyait autrefois dans les gares lors du déclenchement des guerres, comme on en voit aujourd’hui dans les aéroports, ces hommes et ces femmes qui n’arrivent plus à s’arracher l’un à l’autre et ces bébés qui hurlent ou qui s’enfuient dans les escalators, et vous serrez contre vous un petit sac contenant juste le nécessaire, votre brosse à dents, un peu d’argent, et la photo de celle qui, sitôt votre disparition constatée, s’empressera de diffuser la vôtre de photo dans tous les journaux et commissariats de police du Royaume, une preuve d’amour en somme, et vous accélérez le pas, croyant déjà entendre des sirènes ou apercevoir des gyrophares dans la pénombre de l’aube et les rares passants que vous croisez, et qui ne font rien d’autre que de se rendre à leur travail (un travail à pause à l’évidence), vous apparaissent suspects, des flics en civil dont discrètement vous fuyez le regard car suspect, vous vous sentez déjà vous-mêmes, hors-la-loi presque, alors qu’il y a une heure à peine, vous sommeilliez dans la chambre douillette de votre petite maison uccloise, dont vous veniez juste de rembourser le prêt hypothécaire, à côté de celle qui, la main posée sur votre poitrine, était à mille lieues d’imaginer l’impensable, elle vous a même proposé la veille de louer pour l’été une maison en Grèce, question de changer d’air et de respirer un peu après cette année épuisante et vous lui avez répondu que c’était une merveilleuse idée de foutre le camp le plus longtemps possible en tout cas tout le temps que dispensent au travailleur les congés payés conquis de haute lutte, pour lesquels il y a même eu des morts et, au moment de traverser le carrefour, à peine réveillé par la lueur du jour, vous vous dites que foutre le camp, vous êtes précisément en train de le faire pour plus longtemps encore, vous ne savez pas au juste, vous préférez ne pas y penser, en tout cas le temps qu’il faudra, vous verrez bien, la pluie s’est mise à tomber, vous n’aviez pas prévu ça, pas de parapluie à portée de main, mais bon, des imprévus, il y en aura d’autres, vous courez à présent derrière un tram qui fait mine de démarrer, vous pénétrez à l’intérieur, le conducteur a lui aussi une tête de flic mais ce n’est peut-être qu’une impression causée par l’uniforme, de toute façon l’alerte n’est pas encore donnée, elle a le sommeil profond, celle dont vous avez emporté la photo et dont vous partagez depuis quand déjà ce que l’on a coutume d’appeler la vie, ce tram roule en direction du centre-ville alors que c’était vers la périphérie que vous projetiez de filer, a-t-on jamais vu quelqu’un s’évader vers le centre, mais là encore vous vous dites que du centre on est mieux à même d’atteindre les périphéries les plus lointaines, quitte à gagner l’aéroport national ou la gare du train à grande vitesse, au moins, dans ce tram, vous êtes à l’abri de la pluie tandis que le facteur que vous observez déposant le courrier protégé par sa cape semble préparer un mauvais coup, votre regard suit maintenant une goutte qui glisse sur la vitre prenant de vitesse toutes les autres et vous vous reconnaissez dans cette goutte qui déjà est sortie de votre champ de vision réalisant par sa chute l’idée même que vous vous faites de l’évasion, sortir du champ de vision, les fuites d’eau, les vieux tuyaux en plomb de votre maison connaissent pour en avoir provoqué des inondations que vous découvriez atterré en rentrant du travail, effrayé qu’une si petite fuite causât de si grands effets et vous voilà sortant du tram, marchant vers la gare alors que pour vous encourager un vague rayon de soleil passe sur la chaussée la brosse à reluire et vous prenez un billet pour le premier train qui part, vers le sud, normal, le soleil vous a montré la voie et les paysages gorgés d’eau défilent derrière la vitre qui leur donne des airs d’aquarelles dont vous vous imaginez le peintre maladroit forçant un peu sur les verts et vous avez une pensée pour votre patron, pour la tête qu’il fera en apprenant votre disparition, tout en vous obstinant à fixer le paysage, le nez collé à la vitre, comme pour fuir les regards des passagers qui aimeraient savoir ce que cache le visage du nouveau venu et quand vous vous dirigez vers les toilettes, vous les sentez encore, ces regards, agglutinés sur votre dos, le contrôleur aussi a l’air surpris de vous voir là, ses mains moites tournant et retournant votre billet avant de le poinçonner pendant que les forêts d’épicéas ont remplacé les prairies et vous pensez que ce n’est pas pour qu’une sensation d’oppression prenne la place d’une autre que vous avez fait la malle et vous descendez du train dans une petite ville que vous pensez paisible quand vous vous apercevez qu’elle est envahie de camions de gendarmerie et de policiers musclés bousculant des curieux, écartant des micros et des caméras de télévision comme si les forces de l’ordre du Royaume s’étaient donné rendez-vous là pour vous accueillir, vous qui pensiez faire votre première escale incognito dans le calme désuet d’un hôtel de province et vous vous mêlez à la foule dont vous percevez par bribes les conversations qui parlent de reconstitution, oui, ce mot étrange est sur toutes les bouches, et bientôt vous faites le lien avec cet autre mot, évasion, qui est aussi dans l’air, pas la vôtre d’évasion, non celle d’un prisonnier, l’ennemi public numéro un comme on l’appelle, qui, profitant de l’assoupissement de ses gardiens au palais de justice alors qu’il consultait son dossier, a fait la belle avant d’être récupéré quelques heures plus tard, comme tout le monde vous avez lu cette incroyable nouvelle à la une de tous les journaux, nouvelle qui a fait vaciller le pays tout entier, et vous imaginez que dans le palais de justice, que vous apercevez au loin, deux flics, reconstituant la scène, font semblant de s’endormir devant des juges, des greffiers, des officiers de la police judiciaire, des experts en sommeil prenant des notes alors que des nuées de journalistes, privés de cette vision, piaffent d’impatience, retenus par des cordons de gendarmes et vous vous dites que c’est peut être cela qui vous attend après votre cavale, sa reconstitution, un lent retour en arrière comme ces images au ralenti que la télé passe et repasse après chaque but marqué ou manqué par un joueur de foot, un replay complet de votre évasion depuis le saut du lit, qui sait peut-être bien avant au moment diffus où l’idée même vous en est venue au supermarché en poussant votre caddie plein de bouffe ou alors était-ce coincé dans un tunnel embouteillé de la ville un vendredi à dix-sept heures écoutant d’une oreille distraite la voix brouillée d’un ministre énumérant ce qui n’était pas négociable ou encore, vous ne savez plus très bien, était-ce marchant dans la Forêt de Soignes un jour de printemps ébloui par les rayons du soleil qui se glissaient entre les hêtres, c’est tout ça, du début jusqu’à la Fin qu’il faudrait reconstituer, une vie entière, oui, une vie entière.

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