Les adorables chérubins me bombardent de questions. Nulle arrogance dans leur chef. Il y a donc urgence à répondre à leurs interrogations, si révélatrices de l’imagerie d’Épinal qu’ils ont dû engranger quasi inconsciemment, et cela à leur corps défendant, Ils veulent savoir. Leur désir si brûlant de connaître l’autre est si touchant. Peu importe les stéréotypes qu’ils profèrent. En toute innocence du reste.

« — Monsieur le Conteur ! C’est quoi le nom de ton village : Monsieur, pourquoi as-tu quitté ton pays, l’Afrique, pour venir chez nous ?

Comment dit-on « bonjour » en africain ? etc. »

D’emblée un contrat tacite s’est établi entre eux et moi. Je leur servirai volontiers de mentor pour une véritable découverte do continent noir, sinon de mon pays en particulier. Je tâcherai d’éclairer leur lanterne ; leur curiosité si saine exige de moi une patience quasi inusable.

Par ailleurs, j’ai pour viatique : mon enthousiasme débordant ainsi que mon optimisme naturel, sans oublier ma bonhomie véritable antidotes contre d’éventuels dérapages.

D’une ville à l’autre, de village en lieu-dit, d’une classe ; l’autre, je m’en vais porter la bonne parole d’un continent étrangement inaudible, franchement lointain, voire recouvert par un voile aussi épais que mystérieux. Défaire ce voile s’avère à l’usage, une tâche pour le moins ingrate. Il est arrivé plus d’une fois que mon enthousiasme tombe à zéro. Et pour cause !

« — Monsieur le Conteur, il paraît que la jungle africaine, c’est plein de cobras et de tigres.

Monsieur, est-ce vrai que dans ton pays, des lions rôdent paisiblement dans les villages ? »

« Monsieur le conteur » : quelle appellation charmante ! N’a-t-elle pas la vertu de me dépouiller de mes clinquants attributs de professeur, d’écrivain, d’intellectuel et que sais-je encore ?

Ces encombrantes étiquettes laissent place à une fonction des plus gratifiantes : me voilà parachuté ambassadeur de la culture africaine. De quoi montrer le bourrichon à certains. À moi, ce rôle inattendu inspire plutôt l’effroi. À tout instant, j’ai le sentiment chevillé au corps de frôler le faux pas. En effet, toute bavure de ma part serait attribuée ipso facto aux Africains, indistinctement. Ça ne serait jamais moi seul qui serais mis en cause. Quel vertige devant de telles responsabilités.

Mon parcours serré de chausse-trapes me fait suer d’angoisse. Heureusement qu’il m’arrive de me dérider. Une fois pourtant, dans un village des Ardennes, un quidam – ne devrais-je pas dire un indigène ? – faillit me faire sortir de mes gonds.

« Monsieur, vu que vous êtes tous noirs dans votre pays, comment ça se fait que vous arrivez à vous reconnaître ? »

À Esneux, près de Liège, je ferai la connaissance d’un ancien coopérant. Après avoir narré, aux gosses ravis, deux récits empruntés à la geste de Kalulu, le lièvre, véritable emblème de la ruse de mes terroirs subtropicaux, j’eus droit à leurs acclamations nourries. La classe se mua en un véritable essaim dont la joie bruyante se répandit dans la cour de l’école.

Alors que je quittais l’école, l’instituteur me fit cet incroyable aveu : « Savez-vous, Monsieur, j’ai vécu dix ans au Congo. J’étais coopérant. Jamais, je n’ai eu l’occasion d’écouter un conteur de

 

là-bas. Et dire que c’est un aspect des plus essentiels de votre culture ! Sans vous… »

Bel aveu ! En voilà un qui a évolué dans le microcosme européen sans contact réel avec les habitants du pays. Pour autant, il m’inspire de la commisération plus qu’il ne me révolte. Pour mettre tant soit peu au diapason des gens du pays, il eût fallu qu’il se défît de ses œillères. Avant de pouvoir bousculer les frontières érigées par des préjugés tenaces. Se plonger dans la vie africaine loin des boîtes de nuit branchées, ne pas tomber dans les filets tendus par des sirènes aux appâts avariés, aux déhanchements étudiés dans le but de séduire l’arrivant bientôt dupé et même enchaîné s’il n’y prend garde…

Je sens le regret et le soulagement poindre dans les propos de mon interlocuteur. Il y avait de quoi me sentir réconforté dans ma mission si périlleuse de passeur de frontières. Dès lors, je tais délibérément des stéréotypes caricaturaux et franchement plus racistes entendus d’ailleurs. Je crains en les reprenant, fût-ce pour les dénoncer, de leur donner un regain de vie, un surcroît de vitalité. Alors que mon dessein précisément est de les miner.

Images d’Épinal au Nord. Imagerie tout aussi douteuse au Sud. Quel regard les Africains ont-ils en effet posé sur leurs conquérants ?

Ces derniers ont trop souvent cru, à tort certes, faire l’objet d’une admiration unanime en se référant aux représentations surfaites, voire clinquantes, perçues au miroir déformant de leur autoglorifîcation. La perception africaine du Blanc comporte pourtant des versants inattendus et troublants. De la sorte, les préjugés se répondent en écho. C’est d’autant plus vrai que l’œil du Noir n’a cessé de jauger le Blanc. Observé, débité en formules stéréotypées et définitives, le Blanc n’en sort pas indemne. Il s’en faudrait de beaucoup.

« Les Blancs ne se lavent jamais ! » reprend-on, en chœur, de Dakar à Kinshasa, de Ouagadougou à Dar-es-Salam. On répète cela depuis bien longtemps, de génération en génération.

« Ils (les Blancs) ne savent pas faire l’amour ! », claironne-t-on encore. Commode excuse invoquée pour justifier les galipettes des compagnes noires, dans les couples dominos ?

Quant aux femmes blanches, d’aucuns vous jureront, la main le cœur, qu’elles ne valent strictement rien, au lit. Vous comprendrez dès lors que les couples mixtes soient, trop souvent, voués à l’ostracisme. Les infidélités du mari ne peuvent qu’être couvertes, voire encouragées. Ces œillères-là, il faut aussi les dénoncer. Leurs méfaits insidieux justifient leur condamnation ainsi que leur vif rejet.

Il est un autre type d’images retransmises, elles aussi, grâce aux maillons de l’oralité dont le contenu requiert une analyse sans doute plus étoffée, laquelle échappe forcément à notre propos. Dans les années 30, Monsieur X., administrateur colonial belge, entreprend de consigner les traces orales que la mémoire africaine a conservées à propos de Stanley. Il sera viré et rapatrié en métropole, suite à la publication de son enquête. Pensez donc, instruit par les vieux sages, dépositaires de la tradition, il dressera du glorieux conquérant « de la terre des ténèbres » un portrait des plus féroce, et pour cause.

En effet, les Vieux, se remémorant les propos qu’ils tenaient de leurs anciens, lui confieront, entre autres, que le Bula Matari (nom indigène de Stanley) « qui avait une chevelure de feu » (sic) ne se séparait jamais de son fusil « qu’il faisait parler » (resic) sans répit.

Décidément, ce Stanley-là était à l’envers de la légende dorée qui lui avait été tressée sans doute pour les besoins de la cause du colonialisme. L’administrateur en avait été fort troublé. Son article ne fut guère apprécié en haut lieu.

Ainsi des bribes de souvenirs, cristallisés en une image féroce, avaient de quoi détrôner une figure tutélaire.

Par ailleurs, le côté bancal de certaines images forgées par les Africains semble trouver son répondant, sinon son origine, dans l’aveuglement des Européens, à l’époque révolue des conquêtes.

 

N’a-t-on pas traité les Africains ainsi que d’autres peuples, extra-européens, dans une généralisation plus qu’abusive d’anthropophages avérés ?

De cela, les Européens ont reçu la monnaie de leur pièce. C’est le sens profond du mythe de l’anthropophagie des Blancs (juste retour des choses !) cristallisé par le mutumbula au Congo. Il fera florès à l’époque coloniale, suscitant la peur et accentuant la méfiance. D’où, par exemple, le refus des Congolais, dans certaines régions tout au moins, de consommer des sardines ou même des conserves en général. Leur contenu étant considéré comme de la chair humaine, due aux victimes congolaises, conditionnée et mise en boîte par les Blancs.

Ces derniers n’étaient-ils pas censés, du reste, organiser en l’honneur de leurs vénérables hôtes des banquets cannibales ?

D’aucuns diraient : « À cannibale, cannibale et demi, et même davantage ».

Qu’ils émanent du Nord ou du Sud, les stéréotypes ne servent qu’à ériger, sinon à consolider des murs d’incompréhension entre les hommes. Sous leur apparence parfois faussement anodine, leur pouvoir est en réalité des plus agissant et même des plus redoutable. En restreignant notre regard, en conditionnant notre perception de l’autre, ils jouent très certainement sur notre liberté.

Dès lors, parier sur leur éradication relève de l’indispensable prophylaxie intellectuelle. Nous en débarrasser est une urgence.

En attendant, il faut se rendre à l’évidence, le Nord et le Sud se partagent équitablement les préjugés sur l’autre.

J’ai presque envie d’en revenir à mes chérubins.

« — Monsieur le Conteur, comment dit-on “bonjour” en africain ? »

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