C’est un homme : un jour blanc, l’autre noir.

Il est né en Europe, non loin de Naples. Il est aussi né en Afrique, du côté de Kindu. Ce jour-là nous sommes vers la Noël 1599 ; c’est en même temps la Noël 1960.

Le pape Clément VIII s’est demandé s’il ne fallait pas marquer le coup, afin que les discours d’un encapuchonné apostat ne ternissent le jubilé du siècle nouveau. Au même instant le Saint-Office du palais de Bruxelles, réuni autour du principal prélat Paul-Henri Spaak (l’un des seuls ayant eu pleine connaissance du plan Manhattan, grâce auquel, dès avant la guerre, était acquis aux Américains l’uranium du Congo pour une poignée de manioc), a décidé lui aussi de frapper un grand coup : s’agissait-il de tolérer que l’ordre occidental fût menacé par la parole d’un prophète nègre ?

Car il en va chez cet homme, un jour blanc, l’autre noir, d’une interrogation radicale sur l’humaine universalité. Toute élévation intellectuelle ou spirituelle ne peut s’envisager à ses yeux que comme immersion au plus profond de soi, là où, en chacun, gît un Giordano Bruno et un Patrice Lumumba. L’un comme l’autre prône une communion qui ne doit rien à l’hostie sacrée ni à la future monnaie unique. Si l’un dénonce la sorcellerie blanche par quoi, depuis le concile de 1563, une apparence de pain contiendrait la substance du corps divin, l’autre met en question messes et magies noires où s’opèrent d’eucharistiques transsubstantiations du sang en or et de l’or en sang. La réflexion circule donc ainsi qu’un libre flux qui en appelle à dissoudre le caillot, des sinistres croyances, lesquelles garantissent la perpétuation d’un monde hémiplégique.

Une même condamnation capitale attend bien sûr l’un comme l’autre pour qui l’éternité est ici-bas, toute rédemption accessible à bout de bras. Pour qui l’au-delà est là, non différable au gré des ruses de la religion, de la politique ou de n’importe quoi. Ce sont toutes les autorités temporelles et spirituelles de la civilisation qui, voici quatre siècles comme il y a quatre décennies, d’une voix unanime, vouent cet homme blanc et cet homme noir à périr par le feu.

Figure absolue de l’intellectuel et de l’artiste capable, par la seule puissance du signe, de faire vaciller un monde réellement renversé, Patrice-Giordano prouve qu’est là le seul crime inexpiable, lui dont l’interminable procès se déroule aussi bien sur un lustre qu’il couvre un demi-millénaire, de l’aube au crépuscule des damnés Temps Modernes.

Ainsi le même Saint-Office organise-t-il un feu de joie pour le 17 février 1600 comme pour le 17 janvier 1961. Qu’importent encore les noms des consulteurs et des exécutants d’alors ? Qui a retenu que le recteur de la Sacrée Pénitencerie ayant commandé la salve d’artillerie s’appelait Bellarmin ? Qui se souvient du fait que l’organisateur du bûcher fut aussi l’un des pères fondateurs de l’Europe ?

Mais revenons à la Noël de l’an 1599, à la Noël de l’an 1960

Le verdict est rendu. Ce jour-là, des foules vont à la messe afin de s’assurer que les clous sont bien à leur place, que le Crucifié ne menace donc pas de faire vaciller l’ordre du monde, et toutes ces foules sentent en leurs chaussures mentales percer d’autres clous. Les pieds dans la tête sont un peu blessés mais on persiste à pérégriner de l’autel jusqu’à la table aux victuailles, prenant soin d’oublier le sort de Patrice et de Giordano. Ce même jour sous la torture qui finit pour l’un, qui commence pour l’autre, l’homme à la fois blanc et noir ne se soumet pas à l’injonction de faire ses prières et déclare n’avoir nul désir de se repentir, qu’il n’y a pas lieu de se repentir, qu’il n’y a pas matière sur laquelle se repentir, qu’il ignore sur quoi il devrait se repentir.

Le Saint-Office est toujours là. Sans lui, qui dirigerait les officielles cérémonies de repentance en cette année de jubilé, dont il se murmure qu’elles seraient patronnées par la plus grosse fortune de Belgique, un ancien marchand de clous ?

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