Il était noir, il avait les yeux ronds et blancs. Il effaçait l’écran et disait « Merci ! ». Il jouait l’huissier au cinéma, mieux le groom, avec son vêtement boutonné à ras de cou et son bonnet circulaire, pour la publicité : Bébé Confort, la Rolls-Royce des landaus, l’Orange-Spit, le rafraîchissement des sportifs, le Chronomètre Vega, la montre de l’élite, ce qui était encore une référence en ce temps-là.
Quand ? Après la dernière guerre. Laquelle ? Mondiale, bien entendu. À une époque donc où une ère nouvelle, un monde meilleur, allait se lever. Les miasmes concentrationnaires étaient dénoncés, les fauteurs seraient châtiés. Du moins le croyait-on. Les Droits de l’Homme devaient être promulgués. On ne savait pas alors que ceux-ci seraient amendés, subtilement élargis, permettant des interprétations complexes qui leur enlèveraient toute rigueur et référence efficaces. De la bonne volonté au départ, mais celle-ci provoque toujours les détournements.
C’était à la fin de ses études primaires, chez les bons Pères à Kisangani, que des cinéastes l’avaient pris comme modèle et, l’ayant déguisé en groom de palace, lui avaient fait jouer la scène, cinquante fois répétée. Il était sorti de là, fasciné et terrifié à la fois, les yeux plus écarquillés que jamais, ne se doutant pas qu’une génération de blancs sourirait, avec une sympathie mêlée de condescendance, au spectacle de ce petit boy noir, brillant de toutes ses dents.
Célébrité acquise jusqu’au jour où certains décrétèrent qu’il ne pouvait plus sourire, que le sourire interracial ne pouvait impliquer que la supériorité de l’un sur l’autre, sans se poser question de savoir qui était l’un et qui était l’autre. Sans soucier qu’il y a autant de sourires qu’il y a d’hommes, de femmes et, bien sûr, d’enfants. Ne sachant pas, de plus, que le sourire, s’il est vrai, ne porte aucun jugement, que s’il est spontané, il est ouverture.
Les années passèrent. Considéré comme évolué – le ternit était alors courant –, Joseph-Désiré Kawani continua ses études et, pour favoriser son intégration, des stages dans des familles blanches et dans des bureaux furent organisés par les bons Pères. Il accomplissait tout cela avec conscience et humilité.
Il rentrait régulièrement au village, chez les siens, était heureux de retrouver ses frères et sœurs, mais, avec le temps, une distance se creusait entre eux. Tous ne recevaient pas la même éducation, seuls les enfants doués, ou considérés comme tels, avaient droit. Joseph-Désiré les intimidait. Il souriait parfois devant leurs questions naïves, se sentait gêné par des habitudes et des propos directs ou crus. Il se défaisait difficilement de ses vêtements de citadin.
Se promener sans chemise ou se baigner nu éveillait son embarras. Plus encore lorsque la petite Luanda, dont la poitrine affirmait la féminité, accueillait avec sympathie, semblait-il, son regard. C’est lui qui détournait alors les yeux, et la notion de péché, dont on serinait les dangers au collège, lui troublait l’esprit. L’image de la Vierge Marie se superposait à celle de sa jeune cousine.
Avec Moïse Muamba, du village voisin, qui avait reçu une formation à peu près semblable, il se sentait à l’aise et ils discutaient ensemble de sujets dépassant le quotidien et les rites ancestraux. Non qu’ils fussent dédaigneux de ceux-ci. Le malaise régnait en ce domaine, entre convention et crainte, entre un animisme accordé à l’existence de la tribu et une religion totalement étrangère à leur mémoire, couleur de peau et horizon. Moïse fut le premier à prononcer le mot décolonisation.
Lorsque celle-ci eut lieu dans le climat que l’on sait, des règlements de comptes, des conflits de pouvoir, des luttes tribales s’allumèrent en diverses régions. La tutelle y répondit dans la hâte et l’improvisation, figée qu’elle était par la surprise et soumise aux fortes pressions, tant des pays de l’est que des puissances économiques désireuses de prendre la relève. Une nouvelle domination s’affirma, celle d’une ethnie sur l’autre, dans ce pays artificiellement défini un siècle plus tôt. Ce changement de régime présentait pour Kawani un autre danger, sans doute plus mortel. Il fut considéré comme un collaborateur de la puissance coloniale. Les nouveaux venus eurent vite fait d’adopter le vocabulaire et les discriminations qu’ils prétendaient abolir.
Dans la capitale des anciens maîtres blancs, il retrouva d’autres réfugiés qui avaient, à leur tour, colonisé un quartier de la ville. Des magasins s’étaient ouverts et certains de ses compatriotes y menaient une vie aisée. Le négoce, les petits trafics fleurissaient. Le nouveau mode de vie paraissait convenir à tous et les plus forts, les mieux nantis aussi, imposaient leur autorité. Ils roulaient en voiture décapotable, chaînes au cou, bracelets au poignet, bagues au doigt, le tout en or brillant. Kawani, lui, restait au milieu du gué.
Le ciel en été s’assombrissait lentement. Joseph-Désiré en fut séduit la première semaine. L’éclat du jour qui décroissait, les ombres mouvantes, les lumières qui s’allumaient une à une et le ciel, le ciel surtout qui, en écho, faisait poindre ses étoiles. Au bout de quelques jours cependant, ce passage du blanc au noir l’agaça par ses nuances multiples qui, la surprise passée, éveillaient en lui la mélancolie, les pensées du passé, les racines défaites, le visage et les seins de la petite Luanda, l’indécision des jours à venir, l’absence… L’absence de quoi ? De repères, de structures, de l’enchaînement des choses peut-être ? Là-bas, le soir tombait d’un coup, pas d’hésitation. Ciel de jour et ciel de nuit.
Un matin qu’il s’était aventuré dans la ville au-delà du périmètre des habitudes, il parcourait une rue bordée de boutiques de luxe – couture, bijouterie, fleuriste, maroquinerie, coiffure – très différentes de son quartier. Les flâneurs, les passants étaient tous des blancs. Certains semblaient ne pas le voir en regardant ailleurs, d’autres au contraire le dévisageaient avec une insistance difficile à interpréter.
Un sentiment de gêne s’empara de lui et il s’apprêtait à faire demi-tour lorsque le magasin à sa hauteur retint l’attention. On y voyait de nombreux masques, des statuettes, quelques armes blanches et des tissus. Le masque de droite était un masque de sacrifice et, instinctivement, Kawani esquissa un signe de croix. Il se reprit, cela n’avait aucun sens ! Mais ce visage émacié, aux orbites profondes et aux prunelles fixes, était identique à celui que portait, dans sa jeunesse encore, le chef du village et qui le terrorisait, tout comme le fils du planteur, chez qui il travaillait l’avait fait fuir en arborant un déguisement de carnaval !
Fasciné par l’objet, saisi par ce double souvenir, il n’entendit pas la porte du magasin s’ouvrir. Seule la voix du marchand lui parvint : « Si vous avez des objets indigènes, je suis preneur ».
À nouveau, Kawani prit la fuite.
Étendu sur son lit, épuisé par la course, il vit défiler devant ses yeux des images décousues, la forêt natale, sa robe blanche d’enfant de chœur, la silhouette de Luanda. Il avait appris récemment que le retour clandestin au pays ne posait guère de problèmes. Moins que de le quitter. En débarquant sur la côte, il fallait, sans tarder, s’enfoncer dans les terres. Les provinces avaient retrouvé une certaine autonomie et, en dehors des centres urbains, les axes de liaison étaient rompus. Après un long cheminement, on pouvait ainsi rentrer chez soi et, là, moyennant l’accueil des siens, plus rien n’était à craindre.
Kawani revit le masque ancestral. Luanda ressemblait-elle toujours à son image ? Peut-être mariée ? Fallait-il rester ici avec ses soi-disant frères évolués ? Ceux qui stagnent ? Ceux qui remontent le courant d’un fleuve sans en connaître ni les écueils, ni les lieux pour frayer ?
Vouloir la même chose pour tous, pensa-t-il, est une absurdité. Pour devenir, il fallait être. Pour qu’une étoile brille, il faut la flamme.