L’humanité adulte et jeune

Bernard Dan,

Kinderjoeren, zisse kinderjoeren

Eibik blijbt ir wach in mijn ziekoeren

Wen ich tracht voen ajer tsijt

Wert mir azoj bang ‘n lijd

Les années de l’enfance, les douces années de l’enfance

À jamais vous veillerez dans ma mémoire

Quand je pense à votre époque

Il me vient de tels remords, une telle souffrance

Mordechaj Gebirtig, Kinderjoeren

Quand on vit comme je vis, il n’est pas facile de se préparer au moment de la rencontre avec l’exotisme. On se demande sincèrement si l’on peut encore être véritablement dépaysé. Pire, on redoute d’être incapable de reconnaître qu’un monde est différent. Et à force d’y penser – dans mon cas – on ne vit plus que pour cela. Pour un jour, un mois, une heure seulement se sentir soi-même étranger : devenir soudain l’étranger sur une terre étrangère. Aliéné au monde et à soi-même, jouer à déceler les dissimilitudes et se souvenir avec nostalgie de ce qui semblait universel, mais qui se révèle clairement ne pas l’être. Donc s’approprier, juste pour soi, ces petits aspects perdus. Lesquels ? Cœurbleu, je l’ignore ! La couleur du ciel, peut-être, le goût du pain, la caresse de l’eau, le rire des gens ou le parfum du matin ? Je ne peux qu’imaginer très maladroitement, mais je voudrais tant en faire l’expérience.

J’en ai rêvé, passionnément je l’ai désiré. C’est dire si j’étais excité quand Else m’a proposé de me porter candidat pour documenter la mission de Derties au Suriname. Derties ! La société qui a fait notre société ! La firme au logo blanc sur orange où tangue joyeusement un 34ever, c’est-à-dire, si l’on se donne la peine de le lire, thirty forever – trente ans à jamais ! Derties, c’est la fière firme flamande de biorecyclage qui peut se targuer sans exagération d’être à la base de ce que nous sommes et de ce que nous resterons. Elle a amené une belle révolution, un saut quantique de progrès pour l’humanité. Ce n’est pas peu dire : si l’origine de la domination du feu ou du langage par l’homme s’est perdue au point que nous laissions les mythologies l’attribuer à l’intervention de quelque dieu, l’histoire bien humaine de Derties est attestée très précisément tout au long de la séquence des développements technologiques et politiques qui ont conduit à notre monde de trentenaires, d’éternels trentenaires.

On a pu l’appeler, sans doute un peu excessivement, la réponse à tout. Car ce que le biorecyclage a apporté à la civilisation est indéniablement beau. On ne se souvient déjà plus de l’existence des vieillards, ces êtres dégénérés et décrépits qui n’étaient autres que les gens eux-mêmes pourrissant comme des fruits. Ou même les inquiétudes apocalyptiques suscitées par le vieillissement de la population : qui pourra encore travailler pour maintenir le monde en fonctionnement, qui mobilisera les ressources nécessaires, qui surveillera les vieux pendant leur putréfaction ? Autant de questions qui ne demandent même plus de réponses puisqu’elles ont été effacées. Se rend-on compte que la crainte de la mort préoccupait alors chacun au plus haut point ? Elle a pratiquement disparu car on sait que le décès est un accident très rare et évitable, comme le foudroiement. On a oublié jusqu’à la déformation grotesque des corps par la gestation, qui sanctionnait alors ostensiblement les jouissances pelviennes. Jusqu’aux douleurs de l’enfantement qui, paraît-il, étaient les plus pénibles qu’endura jamais l’humanité, et par la même occasion l’insupportable incertitude quant au devenir des enfants, ces petites créatures fragiles et incomplètes. Combien d’entre eux étaient tarés, irrémédiablement infirmes ou tournaient mal, comme on disait drôlement ? Les bienfaits du biorecyclage ont aussi permis de récupérer les nombreuses années perdues à élever les enfants : à les faire grandir, les protéger, les instruire, comme font les animaux – beaucoup moins longtemps, il est vrai, que les humains primitifs mais justement ce sont des animaux : l’humain, on le sait, doit s’habiller, se couper les cheveux et amollir ses aliments car il est humain, et c’est pour cela aussi qu’il doit se recycler. Ce n’est pas tout. La femme, paraît-il, était moins considérée que l’homme : c’est difficile de se le représenter. Elle était bafouée, brimée, violentée, reléguée à certaines tâches et c’était la norme appliquée et acceptée, comme on n’a pas à s’offusquer du festin que font les araignons de leur mère ou la mante religieuse femelle du mâle après la copulation. Pour l’humain, le recyclage a supprimé ce scandale et une Else ou une Leen, c’est évident, ne vaut ni plus ni moins que moi. Et le plus beau de l’œuvre de Derties, c’est nous. Je l’affirme sans fausse modestie : des hommes et des femmes vaillants, engagés, actifs, dans la force de l’âge. Littéralement, les derties c’est nous : les humains des trente ans. La trentaine, c’était assurément le plus beau des âges quand on les laissait défiler, qu’on les comptait comme les cernes des arbres abattus et qu’ils étaient tous représentés dans la société. Grâce au biorecyclage, on n’a gardé que celui-ci pour façonner une société empreinte de force, de beauté et du progrès moral et intellectuel que nous engrangeons en nous au fil des années. Une société conçue pour se parfaire elle-même. Car si le recyclage concerne nos cellules, et donc nos organes et par là nos systèmes et notre santé, l’expérience et la connaissance, elles, ne font qu’augmenter. Augmente ainsi également la prospérité de Derties et la perfection du monde entier. Le monde en entier ? Non, pas tout à fait : il existe sur deux ou trois continents – l’Amérique certainement, l’Afrique presque sûrement et l’Eurasie très probablement – des régions très confinées où des communautés humaines primitives vivent encore dans une misère biologique et sociale qui les promet à l’extinction à plus ou moins brève échéance. Else m’en a parlé. Elle a évoqué un district autonome qui s’appelle le Suriname. Je ne pense pas que j’avais jamais entendu ce nom. C’est au nord-est de l’Amérique du sud, dans le 15-9.

D’après Else, le Suriname aurait pu constituer le modèle par excellence du progrès humain, mais les avancées se sont faites à pas de hanneton et le progrès s’est arrêté en chemin. À l’ère des conquêtes européennes, ce bout de Guyane n’était pas peuplé si ce n’est de petits groupes disséminés d’Amérindiens caraïbes qui vivotaient nus d’un peu de pêche, des fruits qu’ils disputaient aux singes et aux chauves-souris, et de menu gibier chassé de flèches enduites de venin de grenouille. Un premier progrès : Messieurs les Anglais y ont attiré les marranes fuyant le bûcher de l’Inquisition – sombre époque. Le progrès suivant : Messieurs les Hollandais y ont placé leurs propres colons, ont encouragé les juifs à fonder les prospères plantations autonomes de la Jodensavanne au beau milieu de la jungle. Ils permirent à ceux-ci comme à ceux-là d’employer des myriades d’esclaves achetés en Afrique de l’ouest. J’ai fouillé les puits d’information automatique à la recherche de récits de voyage et celui, assez ancien, d’un Candide m’est venu. Ce qu’il racontait annonçait de grandes opportunités pour de nouveaux progrès sociaux et moraux. En approchant de la ville, ils rencontrèrent un nègre étendu par terre, n’ayant plus que la moitié de son habit, c’est-à-dire d’un caleçon de toile bleue ; il manquait à ce pauvre homme la jambe gauche et la main droite. « Eh, mon Dieu ! lui dit Candide en hollandais, que fais-tu là, mon ami, dans l’état horrible où je te vois ? – J’attends mon maître, Monsieur Vanderdendur, le fameux négociant, répondit le nègre. – Est-ce M. Vanderdendur, dit Candide, qui t’a traité ainsi ? – Oui, Monsieur, dit le nègre, c’est l’usage. On nous donne un caleçon de toile pour tout vêtement deux fois l’année. Quand nous travaillons aux sucreries, et que la meule nous attrape le doigt, on nous coupe la main ; quand nous voulons nous enfuir, on nous coupe la jambe : je me suis trouvé dans les deux cas. C’est à ce prix que vous mangez du sucre en Europe. » Un progrès suivant : à force de marronnage tel que celui de l’esclave de Monsieur Vanderdendur, tout un peuple libre, auto-émancipé de force, s’est peu à peu recomposé dans la forêt amazonienne. Bien sûr, les colons et les Marrons se sont affrontés longtemps à coup de démonstrations sanglantes et de représailles sans jamais prendre les uns sur les autres la victoire définitive. Un nouveau progrès : des accords basés sur la reconnaissance et le respect mutuels ont apporté la paix et des droits inaliénables aux bosnegers – les nègres des bois, c’est ainsi que les Hollandais avaient pris l’habitude de parler des Marrons – à condition qu’ils restent dans la jungle. Encore un progrès : la fièvre abolitionniste a enfin affranchi les esclaves du Suriname. Les colons ont alors engagé des Javanais de leur autre colonie et des Hindoustanais comme contractarbeiders – des travailleurs immigrés contraints aux salaires bas, suivant un usage actuellement abandonné. Leur dernier progrès : les Surinamais, nation composite mais harmonieuse, ont opté pour leur indépendance de la métropole néerlandaise au grand soulagement moral de l’ancienne puissance. Mais ils ont alors posé une entrave nette au progrès, toujours d’après l’analyse d’Else : l’interruption volontaire du processus de mondialisation – qui a pourtant permis aux valeurs communes d’un monde commun de rayonner presque partout sur le globe. Or les valeurs n’émergent pas de la nature. Pour éviter l’état sauvage et la barbarie, il faut les lui imposer. C’est un impératif humain.

Pour puissante qu’elle soit, ce n’est pas cette rhétorique d’Else – la propagande de Derties – qui m’a convaincu d’aller au Suriname mais bien l’attrait de l’exotisme et la promesse de déguster un monde justement non mondialisé. Pour ma chance, le travail de documentation qui m’était proposé par Derties s’accordait bien avec mon expérience professionnelle et il m’a été aisé de ménager le temps nécessaire au voyage. Après avoir pris une série d’engagements personnels irrévocables auprès de Derties, j’ai appris l’objectif de la mission. Il s’agissait de réintroduire un Marron recyclé trentenaire dans son village natal. Les gens de Derties avaient en effet habilement convaincu le kapitein d’un village – le maire de Foetoena Kaba, élu à vie selon les coutumes séculaires des Saramaccas, comme les Marrons s’appellent eux-mêmes – de participer à cette expérience pour permettre au Suriname de renouer avec le progrès et la destinée de l’humanité. Le projet consistait à biorecycler à titre absolument gratuit un individu sélectionné par le kapitein afin qu’il serve de démonstration vivante de la voie à suivre pour sauver de la décrépitude, du gaspillage et de l’inégalité non seulement Foetoena Kaba mais le district entier. Chacun des détails de cet exposé faisait vibrer mon cœur d’une émotion plus délicieuse que celle qui devait agiter les premiers lecteurs des feuilletons d’Alexandre Dumas.

Et voilà que j’étais moi-même le Sancho Panza de ces fameux Don Quichotte de Derties. Else m’a arraché à ma rêverie juste avant l’atterrissage pour m’asséner un de ses coups d’esprit qui me laissent le vertige tant que je ne les ai pas avalés jusqu’à la lie. Oh, Else ! J’en ai à peine senti l’impact d’albatros de l’aéronef sur l’unique piste de l’aérodrome de Zandijk et je n’ai prêté aucune attention aux applaudissements injustifiés que les autres passagers adressaient au pilotage – à moins que ce fût à la providence – car je me débattais mentalement de droite et de gauche pour résoudre le paradoxe qu’elle désirait partager avec moi. Elle avait dû composer cette terrible tirade pendant que je ronflais et la répéter ad libitum jusqu’au coup de coude dans mes côtes – autant dire les coups du brigadier. Nous sommes passés du nouveau monde à l’ancien en traversant pourtant vers le couchant les mêmes méridiens que nos aînés arpentaient au temps des découvertes, puis à celui des colonies, lorsqu’ils s’éloignaient de l’ancien monde pour aborder le nouveau. Nouveau-monde-ancien-couchant-méridiens-découvertes-colonies-ancien-monde-nouveau. Était-ce une preuve supplémentaire de la rotation de la terre ? Quel esprit tortueux que celui d’Else déversé sur le dormeur mal éveillé ! Mais j’ai oublié tout ceci dès que la chaleur humide du Suriname m’a fougueusement embrassé. À cet instant précis, j’ai pénétré dans la chair du monde dont je n’avais pas réussi à bien rêver tant il s’avérait étrange.

Notre groupe, c’est-à-dire les délégués de Derties, dont Else, Kwami, le Marron revigoré, et moi-même en Tintin reporter, s’est entassé dans un véhicule à roues peinturluré d’icônes bollywoodiennes. Exotique ! Quand le chauffeur a réussi à faire démarrer l’engin, il nous a traînés le long d’une route à l’asphalte douteux cahotant dangereusement sur l’étroite bande accidentée concédée à la civilisation par les arbres magnifiques qui se pressaient de part et d’autre de notre course. J’étais assis tout contre Guido de Derties mais je suis resté muet, entièrement accaparé par les nouvelles sensations. La chaleur ambiante, surpassant l’ardeur son premier baiser, s’est insinuée en moi ; l’humidité a embaumé mes bronches ; une escadrille de papillons jaunes s’est modelée sur nous ; les feuilles chatoyantes et les racines aériennes ont agrippé mon regard dans leur danse vertigineuse ; d’une embardée gracieuse, le chauffeur a évité un sneki sneki – un boa majestueux marqué d’anneaux rougeâtres – qui méditait au soleil ; une glorieuse averse tropicale a manqué de nous noyer, puis elle nous a offert un brillant arc-en-ciel démesuré. Nous tanguions au gré des irrégularités ; d’un pont bancal jeté sur une rivière j’ai aperçu le manège de trois loutres insouciantes. Le chauffeur a ralenti à l’approche d’un village amérindien – huttes sur pilotis coiffées de feuilles, linge coloré, boudins tressés, monceau de tubercules et une petite troupe affairée. J’ai souri de bonheur. Mais mon cœur s’est serré méchamment juste avant que nous accélérions au point que Guido s’inquiète de ma pâleur. Des cercles noirs battaient dans mes yeux, et mes mains crépitaient et dégoulinaient de sueur. C’était cette vision, un mirage sûrement, mais je sais comme on peut s’impressionner de fantômes. Les Indiens sont des humains de petite taille. Parmi eux, j’ai vu – je crois avoir vu, je n’en suis pas certain, il faisait si chaud – un humain plus menu encore, minuscule. Mais c’était sûrement un coq ou un arbuste, une ombre, sans doute. Pourtant il m’a semblé qu’il portait un fagot à pleins bras et qu’il me regardait.

La route s’est muée en piste de poussière rouge, accentuant encore notre dandinement. La sarabande des arbres a repris de plus belle et malgré moi je me suis joint à elle. Au sol, j’ai remarqué un mouvement intéressant et celui-là nous l’avons tous vu. C’était un petit animal plutôt gris, une sorte de chien ou de rat en cotte de maille, qui a traversé la piste tranquillement avant de s’éloigner dans la végétation. Guido y a reconnu un tatou et ses deux collègues étaient d’accord. Kwami a haussé les épaules en disant armadillo. C’était le premier mot que je l’entendais prononcer mais les autres se sont animés en affirmant, comme si cela justifiait leur assurance, que c’était un animal préhistorique. Mon regard a croisé celui du Saramacca. L’humain n’est pas né de la dernière pluie. Nous sommes aussi des animaux préhistoriques.

Kwami a la peau brillante, les muscles saillants, les lèvres pleines, l’oreille parfaite, le sourcil fin, et quand nous nous sommes regardés, j’ai à nouveau senti mon cœur et j’en ai eu peur mais je me suis vite calmé. Même si je n’étais embarqué dans cette aventure que pour la documenter, je m’en sentais responsable. J’avais le sentiment d’avoir moi-même soustrait cette personne à sa vie, de l’avoir personnellement traitée – bien que ne connaisse réellement rien aux techniques du biorecyclage – et de m’apprêter de mon propre chef à la réimplanter dans son milieu d’origine. Était-ce là faire le bien ? Savais-je seulement ce qui est bien ? Bien pour Else, pour Derties, bien pour l’humanité et pour ce Kwami ? Lui ne disait rien. Nous avons continué à nous inspecter mutuellement en silence, secoués par les bosses de la piste, et il m’a tiré la langue. J’ai toussé d’étonnement ; il a souri. Et ses dents, belles et luisantes, j’ai voulu croire qu’elles pourraient me mordre pour me dévorer. Les humains primitifs ne se livraient-ils pas à la violence gratuite et au cannibalisme ? Mais je lui ai rendu le sourire et je pense que nous sommes devenus amis. Else nous a surpris et elle aussi a souri. J’aime le Suriname.

Enfin, nous sommes arrivés à Atjoni, le lieu où flirtent tendrement la piste et le fleuve. Je me suis dit avec soulagement et plaisir qu’on voit mieux l’exotisme dehors que par la fenêtre mais dès que j’ai été libéré des mouvements devenus familiers du véhicule, c’est la terre elle-même qui m’a semblé se balancer sous mes pieds. Devant nous, la beauté mouvante et vierge : un attroupement près de l’eau, le festival de couleurs des korjalen – les pirogues à moteur tendues vers nous entre l’eau et la berge comme les doigts d’une main accueillante – et toujours les arbres vivaces à perte de vue emportant la rivière au loin. Un Saramacca jovial à l’épaisse chevelure montée en cadenettes a très vite aperçu Kwami : il nous attendait. Il s’est mis à gesticuler comiquement en équilibre instable sur la pointe de son korjaal en l’appelant Kwamina. Le visage de notre Kwami – Kwamina – s’est arrondi. Il a produit d’amusants bruits de bouche en réponse à Rasta et s’est élancé vers lui d’une marche un peu dansée qui agitait rythmiquement ses muscles pectoraux à travers la toile. J’ai regardé Else, Guido et Berten – ce que je nous sentais étranges ici !

À ce moment, toute l’attention s’est cristallisée sur un long et superbe serpent sneki sneki qui ondulait nonchalamment d’une pirogue à l’autre. Comme les Saramaccas s’excitaient, il s’est approché d’eux et leur a glissé entre les jambes. La scène devenait de plus en plus intéressante : les uns s’enfuyaient, deux femmes ont poussé des cris hoquetants mêlés de rires et quelques-uns, trois ou quatre, ont bandé leurs épaules pour converger avec une lenteur pesante vers l’endroit où s’était immobilisé le reptile, à cinq pas du korjaal de Rasta. Nous occupions les meilleures places pour assister à ce spectacle primitif. Le plus héroïque d’entre eux a ramassé une branche qui traînait là et il s’est mis à frapper la bête zeer gevaarlijk – réputée redoutable. D’un geste assuré, il a brandi sa victime au bout de la branche et ils ont paradé ensemble pour ceux qui l’avaient suivi comme ceux qui s’étaient enfuis. Puis il l’a posée précautionneusement sur une pierre à la vue de tous, mais après quelques instants, plus personne ne s’en souciait.

Nous avons formé une chaîne pour acheminer les sacs vers la pirogue. Kwamina et Rasta riaient ensemble. Le héros vainqueur du sneki sneki l’a repris sur sa branche et d’un geste olympique, il a lancé l’animal dans le fleuve. Je m’apprêtais à le voir couler, mais au contraire, le serpent a repris ses ondulations et a nagé ainsi dans la direction que nous devions suivre pour aller à Foetoena Kaba.

Nous nous sommes installés deux par deux sur les banquettes de bois du korjaal bleu d’azur de Rasta. J’étais de nouveau à côté de Guido, et Else et Kwamina cette fois derrière nous. Le silencieux chauffeur hindoustanais s’est joint à nous, à côté d’un autre Saramacca, et Rasta a enclenché le moteur.

Cette route sur le fleuve était encore plus merveilleuse que la précédente, remontant le courant tantôt calme tantôt exalté, slalomant entre les dos gris des rochers, croisant ici un korjaal similaire au nôtre, là une barque de pêcheur. De gauche et de droite, se déclinait la riche fourrure verdoyante de la forêt. Par-dessus, les nuages les plus gracieux qui soient me charmaient et je m’enivrais aussi d’un oiseau pêchant ou étirant noblement ses ailes, ou d’un couple d’aras nous dépassant de haut. Et puis un grand papillon bleu, exactement comme celui qui volette solitaire dans les rêves, est venu virevolter tout près de nous, puis s’en est retourné dans la jungle. Et ce n’est pas tout, Guido a pointé du doigt un singe noir suspendu à une haute branche par des pattes et sa queue et qui nous observait : un singe araignée. Derrière nous, Else et Kwamina chuchotaient abondamment. C’est au milieu de cette magie que Guido a entrepris de m’expliquer la physiologie du cycle cellulaire et les bases scientifiques du processus du biorecyclage. Il enchaînait agilement les préfixes grecs et s’efforçait d’expliciter les sigles qui qualifiaient les molécules comme si ça m’aidait à comprendre. Je ne sais pas quand il a remarqué que je me suis assoupi mais j’ai été bien réveillé par la pluie généreuse. Bientôt, nous étions aussi trempés que si nous avions chaviré. Mais le soleil revenu et l’air que nous fendions ont assez tôt fait de nous sécher.

Nous avons croisé plusieurs villages avant d’arriver à notre destination : des huttes éparses ensoleillées au bord de la rivière et, les pieds dans l’eau, des femmes sérieuses en pagne aux seins penchés sur la lessive ou la vaisselle. Mon cœur a repris sa panique du village amérindien quand j’ai vu – cette fois j’en étais convaincu – des enfants d’humains primitifs qui nous souriaient. Ils plongeaient, nus, et faisaient mine de nager vers nous. Ils riaient, s’éclaboussaient et nous saluaient de la main. Hallo ! Fijne dag ! Que c’est beau les enfants ! Absurde, fragile, primitif mais follement beau !

Je n’ai plus rien distingué jusqu’à Foetoena Kaba car j’étais entièrement englouti par le fleuve, les libellules, la jungle et surtout les enfants, et dans cette marmelade toxique, j’ai égaré toutes mes notions et mes repères. Je pense que Guido a dû m’aider à quitter la pirogue et qu’il m’a soutenu quand nous sommes passés sous le portique de bienvenue garni de feuilles séchées et encore quand le kapitein nous a accueillis. À part Kwamina et moi, tout le monde a bien ri quand il a reconnu qu’il était zo’n donkere kapitein – un bien sombre capitaine – en serrant ma main d’une blancheur tout étrangère à Foetoena Kaba. Et c’est le rire cristallin de deux très jolies femmes enfants, hautes comme ma cuisse, aux proportions ravissantes, Moegabi et Nalili, qui m’a rendu ma vigueur.

Le kapitein est un homme affable à la stature massive et aux yeux intelligents. Il n’a échangé avec Kwamina qu’un regard et un hochement de tête, et nous a invités à visiter le village.

La nature et les huttes – toutes charmantes, certaines fort délabrées – s’y livrent une partie serrée. Les poules errantes, le sanctuaire des défunts dressé de totems, les femmes pilant la noix de coco, les enfants nous offrant des fruits inconnus et délicieux – zoetbonen, une gâterie molle et blanchâtre rangée comme des pois dans un écrin allongé –, les pétales d’un fuchsia éclatant recouvrant entièrement le chemin au pied des pommerak, c’en était trop pour mon petit cœur de reporter documentaliste et j’ai accepté sans rechigner la sieste dans un hamac tendu entre deux papayers.

Mais le soir, je me suis mis au travail : le kapitein voulait tout savoir de notre monde et je voulais comprendre le sien. Nous avons passé presque toute la nuit à nous raconter à tour de rôle tout en sirotant de la bière de banane. Il me donnait de longues pauses quand mes questions l’embarrassaient mais il y répondait complètement. – Excepté Rasta, quelques humains gris et ridés et vous-même, bien entendu, kapitein, je n’ai vu que des femmes et des enfants au village. Où sont les hommes ? Dans le silence prolongé, j’ai suivi le vol erratique des lucioles, un ballet singulier qui complétait par son mouvement la tapisserie céleste piquée de plus d’étoiles que je n’en avais jamais vu. Une vision exquise dans laquelle je ne suis parvenu à reconnaître aucune des constellations familières. – Les hommes, les hommes jeunes, ils sont en ville pour travailler. Ici, il n’y a pas assez à faire et les femmes et les petits enfants suffisent. Ils reviennent de temps en temps. De moins en moins. Et chez vous, y a-t-il des jaguars dans la forêt ? Ainsi allait notre échange. Le kapitein était un homme subtil. Je ne serais pas étonné qu’il ait complètement dupé les gens de Derties en leur faisant croire à la naïveté d’un bon sauvage. Il voyait s’épuiser irrémédiablement la vie de ceux qui l’avaient choisi pour gouverner leur destinée et il avait mieux compris que Derties l’enjeu de leur collaboration. Le kapitein est un fin stratège et un homme responsable. Je n’oublie pas qu’il descend en ligne directe des Marrons qui ont arraché leur liberté et tenu tête aux colons esclavagistes. S’il posait bien ses noix, il pouvait réussir sa propre révolution – un progrès quantique pour son humanité. Quand il m’en a dit suffisamment et que lui-même en a su assez, il m’a proposé d’aller regarder les caïmans dans les yeux, car c’est à cette heure-ci qu’ils s’installent près de la berge, mais j’ai préféré rejoindre mon hamac.

Le lendemain matin, j’ai retrouvé Berten et Guido à la table du petit-déjeuner. La kokkin – la coquine cuisinière – nous a servi une soupe au riz et le reste des piranhas de la veille accommodés dans une sauce relevée. Mais plutôt que m’installer, j’ai voulu réveiller Else pour que nous soyons au complet. Je l’ai vue, oui, de loin, avec Kwamina, à la lisière de la jungle et quand je l’ai appelée, ils se sont soudain enfoncés parmi les arbres en courant à toutes jambes.

J’ai essayé de les suivre mais comment retrouver des fugitifs déterminés quand ils sont sortis du monde ?

Depuis lors, je m’éloigne moi aussi, de plus en plus résolu, sans aucun remords pour la société parfaite des trentenaires. Je marche, je franchis des gués, j’admire les arbres, les lianes et les termitières. J’ai rencontré de ces wandelbomen qui se déplacent au gré du goût de leurs racines, j’ai appelé Else et Kwamina en frappant le tronc creux des hauts telefoonbomen mais alors, à chaque fois, les oiseaux se taisent et personne ne répond. Je bois l’eau des sources limpides, je me compose un régime de fruits et de racines, et quand j’ai de la chance, je l’agrémente d’une tarentule en me gardant bien de lui manger les poils. Pour dormir, je grimpe un peu et je m’enveloppe de tout mon long dans une belle feuille de paloeloe. Y a-t-il des jaguars dans la forêt ? Je n’en ai jamais vu. Des monki monki, oui – les petits singes enjoués aux bras jaunes –, des toucans, le grand papillon bleu de mes rêves et même un paresseux suspendu par ses ongles. Quand je l’ai caressé, il a entrepris de s’enfuir si lentement que c’est moi qui ai continué à marcher vers mon but. Je voudrais – si je peux – revoir des enfants humains. Si je peux, je voudrais les faire grandir, les protéger et les instruire. Oui, si seulement peux, je voudrais vieillir.

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