Un jour viendra

Jean Jauniaux,

 

Saint-Idesbald, août (20)14.

Je ne vous remercierai jamais assez, chère Maîtresse, de tout ce temps que vous nous avez consacré pendant les années d’insouciance passées avec vous, dans l’école du village. Je vous écris de ma plus belle écriture, je n’ai pas oublié l’importance que vous attachez à cette « politesse de la calligraphie » comme vous l’appeliez en faisant semblant de gronder. Mais je me laisse distraire. En levant la tête je vois mes camarades de tranchée. Il y a ceux que vous connaissez et qui vous écrivent peut-être aussi : Arille, Édouard, André, Edmond. Ils sont là mes compagnons, dans la boue gelée et le vacarme des marmites qui nous pleuvent dessus.

Je ne vous demanderai jamais assez pardon d’avoir été un tel enfant turbulent, frondeur, indiscipliné. Avec Arille, Édouard, André, Edmond, on préférait jouer à la guerre avec nos armes de pacotille plutôt que de vous écouter. Des roues de la voiture d’enfant, d’une caisse de pommes de terre et d’un manche de bêche nous avions fabriqué un « 75 » et nous abattions les hordes de Boches dont, à la maison, les parents nous avaient bassiné les oreilles. Vous, vous nous parliez d’espoir. Vous souhaitiez que la guerre n’ait plus jamais lieu.

Vous nous lisiez Hugo que nous ne comprenions pas, mais vous aviez besoin de nous faire entendre ces pages où il chantait les vertus de l’Europe. Aujourd’hui, j’ai dans ma poche, là où je range mon carnet de moleskine, mon crayon et mon papier à lettres, le cahier que vous m’avez donné à la fin des classes, celui où vous avez recopié le fameux discours du vieil Hugo qui commençait par : « Un jour viendra… » et qui promettait une Europe pacifiée et solidaire.

Vous m’aviez dit :

« Je ne sais pas quand tu reviendras Jeannot, mais promets-moi d’essayer de lire ce petit texte chaque jour, jusqu’à ce que tu le connaisses par cœur… Si tu dois tuer un ennemi que ce soit sans haine, que ce soit parce que ta survie est à ce prix. Si tu dois mourir sous le feu de l’ennemi, que ce soit sans haine aussi… »

Lorsque l’âge fut venu pour nous de partir dans nos uniformes, vous étiez venue à la gare. Nous dire au revoir. À nous les enfants que vous aviez accueillis dans votre école, d’année en année. La « classe », ce n’était pas un mot guerrier alors, c’était un tableau noir, un seau d’eau claire, une éponge, des craies, des cartes au mur, un poêle à charbon en hiver et les fenêtres grandes ouvertes au printemps. La classe, c’était la calligraphie, l’orthographe, la syntaxe que vous préfériez au calcul et aux tables de multiplications, sans que vous l’ayez jamais vraiment expliqué ou justifié. Peut-être une autre phrase de votre Hugo était-elle à l’origine de cette préférence, celle qui disait « la guerre c’est la guerre des hommes, la paix, c’est la guerre des idées… » ? Pourtant, ce dont je garde le souvenir le plus paradoxal aujourd’hui, au moment de vous écrire, c’est le souvenir de votre amie allemande que vous évoquiez parfois.

Vous ne l’aviez rencontrée qu’une seule fois, mais vous étiez devenues amies par les courriers que vous échangiez depuis cette rencontre à Spa où elle était en villégiature. Elle était institutrice aussi, votre « amie-ennemie » comme vous disiez pour nous faire comprendre l’absurdité des hostilités dont on n’entendait alors que la lointaine rumeur.

C’était aux premières années du siècle. Oh ! je m’en souviens : été 1906 ! J’avais une dizaine d’années quand j’ai dû m’atteler aux travaux de la ferme, comme mes petits camarades : les jeux étaient faits pour nous, nous allions travailler dans les champs, soigner les bêtes, soulager les parents. Heureusement, les miens ont bien voulu que vous continuiez à vous occuper de moi, lorsque j’avais terminé mon ouvrage. Vous avez continué de m’apprendre à écrire et surtout à lire dans la classe où nous nous retrouvions seuls, vous et moi dans le cercle complice d’une pauvre lampe vacillante.

Mais, je me laisse emporter par la douceur des souvenirs. Revenons à ce mois de juin 1906 : pour prendre congé de nous, vous nous aviez rassemblés dans la cour de récréation. Il y avait, en rang d’oignons comme à la parade, Arille, Édouard, André, Edmond et moi bien sûr, que vous ne pouviez vous empêcher d’appeler par mon petit nom « Jeannot » ce qui faisait pouffer mes compagnons. Vous nous avez lu la dernière lettre reçue de votre amie. Elle disait avoir essayé de faire comme vous avec ses écoliers de l’autre côté de la frontière : leur parler de la paix plutôt que de la guerre, éviter les simulacres de batailles entre les camps ennemis à coup de faux fusils en bouts de bois et de canons de carton, préférer la réconciliation et l’amitié…

Cinq ans après ce jour-là de juin et de soleil, j’écris ces mots calligraphiés, assis dans un trou creusé dans la paroi de la tranchée, transi de froid tandis que la neige continue de tomber. J’entends dans les tranchées allemandes le murmure d’un chant accompagné du souffle d’un bandonéon.

Je vais mettre en pratique ce que vous nous avez dit ce jour-là de juin et de soleil : essayer la paix !, et me lever de mon trou à rats, gravir les échelons de l’échelle et me porter sans armes au-devant de la ligne de feu des Boches… Peut-être, de l’autre côté, y aura-t-il un homme qui aura écouté ce que lui disait votre amie-ennemie ? Peut-être trinquerons-nous, gobelets de schnaps contre gobelets de cognac, à la fête de Noël… ? Vous le saurez, chère Maîtresse, si une autre lettre, après celle-ci, vous parvient ornée de mes vœux.

Je vous embrasse comme là-bas dans le cercle de la lumière qui éclairait les livres que nous lisions, avec la tendresse que vous savez, Chère Maîtresse.

Signé : Votre Jeannot

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