Les bons docteurs ne courent pas les rues

Alain Dartevelle,

Avec cette nouvelle règle qui veut que seul un authentique docteur humain soit habilité à délivrer des justificatifs d’absence pour maladie, c’est la galère totale. Un règlement discriminatoire, qui pue la suspicion ! Tant envers les réplicants ordinaires qu’à l’égard des médecins cybernétiques : comme si, en tant que produits de la haute technologie, ceux-ci seraient soudain de mèche avec les êtres mixtes en situation de détresse !

Moi qui n’ai pourtant rien d’un frimeur, rien d’un affabulateur… Moi qui suis, j’vous jure et vous l’assure, à peu près bon pour la décharge publique, dans l’état où j’me trouve ! La gorge comme découpée à vif, la tête en surchauffe et les jambes en compote ! Vous dire si j’le mérite et si je l’veux, mon certificat de sept jours !

Oui mais, au vu de l’évolution des choses, les docteurs certifiés humains ne courent plus vraiment les rues. Et parmi eux, les bons docteurs encore moins ! C’est dire si, n’était mon état, je pousserais bien la chansonnette, quand je dégotte l’adresse d’un de ces oiseaux rares sur un site d’Urban Jungle ! À Bruocsella, encore bien ! Pas très loin de chez moi, s’il vous plaît ! Dans le quartier d’Escarboucle, soit comme qui dirait à un jet de pierre ! Rue du Noyé, n° 13 ! Où je me précipite en toussant à faire peur et crachant de ces mollards où se mêlent filets de sang et résidus huileux !

***

Rue du Noyé, n°13, demeure bourgeoise datant de plusieurs siècles avant la guerre du web ! Une bicoque en perdition, aux fenêtres remarquablement sales, avec une porte à la peinture écaillée. Avec, à mi-hauteur de cette porte, fichée de guingois dans la façade, une plaque de cuivre vert de gris où je m’applique à déchiffrer cette inscription sommaire : Dr LEBON, Médecine générale.

Docteur Lebon ! Le bon docteur ! Me voici sous le charme, aux anges absolument ! Hip hip pour Hippocrate ! En suis-je à remercier le ciel tout en me glissant, par cet huis mal en point, dans l’antre du guérisseur.

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Ce qui m’attend, dès le milieu du corridor, c’est une file qui s’étire jusqu’à un comptoir où doit siéger un service d’accueil personnalisé. Une file où je prends sagement place et qui, ma foi, reflète assez exactement, et de façon fort complète, la variété de bipèdes que compte la planète : des zombies d’antan aux réplicants de mon acabit en passant par les robs, les ectoplasmes, les androïdes et les mutants, et jusqu’à d’authentiques humains de races et couleurs diverses.

De tout, vous dis-je, dans cette file qui progresse assez vite et canalise — j’ai tôt fait de le comprendre aux propos échangés par mes voisins immédiats — non pas des patients en quête d’une auscultation, mais bien plus simplement, allons droit au but, des acheteurs d’un certificat de complaisance, à cinq eurodollars par cinq jours de congé maladie !

De ces certificats que derrière le comptoir, une pseudo-infirmière au physique de colonel des Dragons de Jupiter complète, tamponne et délivre à la chaîne, enfournant les biftons dans la boîte en fer blanc qui lui sert de caisse.

D’où sa surprise, quand j’arrive à sa hauteur, de me découvrir les mains vides.

— Et pour vous, ce s’ra quoi ?

— Pas de certificat… Enfin, pas tout de suite… Voir le docteur, d’abord. Consultation, auscultation, ordonnance… Tout le toutim, en somme !

— Voir le docteur ! Bien sûr, bien sûr…

Quoique, à en juger par les regards que me décoche la mégère en blouse blanche, rien ne doit être moins sûr.

— Oui mais faudra attendre. La salle d’attente est là, la pièce à ma gauche. C’est que l’toubib est en consultation externe. Une urgence, faut croire. Mais il va revenir.

Puis, levant les yeux au ciel :

— Il finit toujours par revenir, savez-vous !…

Ce sur quoi, afin d’être bien sûre que j’ai pesé le pour et le contre, et que j’tiens dur comme fer à mon caprice médical :

— Pour la consultation, c’est quinze eurodollars payables d’avance.

Je lui ai sorti un billet de vingt, et elle, me tendant ma monnaie :

— Voilà un billet de cinq que vous rendrez tantôt, pour le certificat. Les sous et la santé, ça va et ça vient, c’est chou vert et vert chou.

Puis, sur cette forte sentence, de reprendre avec entrain la valse des attestations…

***

Une salle d’attente médicale est-elle le meilleur endroit où tuer le temps ? J’en douterais, moi qui en suis réduit à prendre mon mal en patience, dans tous les sens de l’expression. Moi qui me suis assis du bout des fesses sur un fauteuil à demi défoncé, dans cette antichambre qui à vrai dire n’en est pas une, mais tout bonnement le cabinet de consultation proprement dit ! Tant il est vrai qu’une salle d’attente a peu de raison d’être, dès lors que la clientèle fait défaut…

Un cabinet à l’antique, que celui du docteur Lebon. Ça sent un rien la crotte, et beaucoup l’omelette au lard. De quoi conclure que notre homme est au moins un ami des animaux, et qu’en célibataire, il se fait son frichti sur le réchaud à gaz que je lui vois là, aménagé sur une table de dissection rendue à l’état de pièce de collection.

Bref, un médecin comme on n’en fait plus : rompu aux moindres symptômes de maladies éradiquées depuis des lustres et totalement immunisé contre les sanies ambiantes, dont la poussière graisseuse qui recouvre les piles de dossiers, branlantes ou écroulées, occupant le plus clair de son bureau et jusqu’à une bonne partie du sol.

***

Le décor étant planté, ne manque plus que le maître des lieux, qui finit par se pointer, tracté plus qu’il ne le tient par un canidé du genre hybride, molosse à longs poils noirs qui bave et halète en ramenant son propriétaire jusqu’en pleine lumière.

— Du calme, Dick, tout doux ! tente de le tempérer le bon Lebon, un septuagénaire obèse dont la tronche avinée et le costume malpropre sont en tout point conformes à mes attentes.

À vrai dire, je doute qu’il m’ait remarqué, en même temps que je suis loin d’être sûr qu’il revienne d’une visite extérieure. Sauf celle du Bar du Noyé, si je me fie à cette haleine empestant la gnôle à trois mètres.

Ah ça, notre bon médecin est un homme d’ordre, à sa façon, qui sait quand il est plus que temps de regagner sa bauge, où piquer un petit somme en laissant à son corps le soin de distiller tout ça, tandis que s’emplit sans lui la boîte aux biftons.

Ce qu’il s’apprête à faire, s’affaissant avec un rot sonore dans son fauteuil à roulettes, de l’autre côté du bureau : c’est-à-dire face à moi, dont il croise le regard avec une surprise certaine, et ce qui me semble être un voile d’appréhension.

— Oh ! Mais j’ai de la visite à ma visite ! constate-t-il en adressant à Dick un clin d’œil complice.

Et à mon attention, avec circonspection :

— Comment allez-vous, monsieur… Monsieur… ?

— Dumalin, ai-je murmuré. Monsieur Dumalin… Et quant à la santé, figurez-vous que ça va pas trop bien ! La gorge…

Lui de s’enthousiasmer :

— La gorge, ah ! La gorge ! Précisément ma spécialité !

Et le voici, prenant appui des deux mains sur son bureau, qui se lève péniblement en parlant déjà de spirométrie, de probables séquelles d’un ancien tabagisme, et d’une crise d’emphysème, plus que probablement.

Tandis que je me récrie :

— Fort peu probable, docteur ! C’est que… Je… Je suis un réplicant !

Une révélation qui ne le démonte pas, loin de là :

— Eh, eh ! Un réplicant qui me réplique ! module-t-il de sa voix de tête, avant de partir d’un petit rire qui fait tressauter son ventre et celui du chien Dick, qui jamais ne flippe.

Quant à moi, je fulmine, de voir ce médicastre se payer ouvertement ma fiole ! Ma foi, ce débris me prend pour le comique de service ! Pour un robot de fer blanc qu’on prénommerait Radar ou bien Robby, comme dans les illustrés du temps de sa jeunesse !

Et le docteur Lebon de se fixer sur le front une lampe d’auscultation qui nimbe sa bobine d’un halo orangé, en même temps qu’il me souffle au visage un flux de son haleine empuantie.

— Fais pas le mariole, m’sieur Dumalin ! Ouvre la bouche toute grande ! Plus grande que ça, le réplicant ! Pas question de se défiler, une fois entre les mains du bon docteur Lebon !

***

Ce fut alors, tandis que nous nous trouvions face contre face, comme à nous défier, que s’est brusquement révélée ma seconde nature. Que s’est enclenché spontanément, réflexe professionnel, mon dispositif de diagnose laser. Que mes mirettes ont émis de fins faisceaux rouge sang, lesquels ont aussitôt plongé au tréfonds des prunelles de Lebon, inscrivant sans tarder en ma mémoire centrale le résultat de leurs examens express.

Résultat clair et net, et que notre homme de science, désormais passé du côté des grands malades, n’avait vraisemblablement jamais subodoré, tout attentif qu’il ait été à la musique des corps : rupture d’anévrisme imminente ! La mort certaine dans la demi-heure ! Diagnostic implacable, fiable à cent pour cent ! Et qui me rendait tristounet, à l’idée que ce vieux fou aurait pu agoniser là, et souffrir en longueur, après m’avoir prescrit quelque médication magique dont il aurait eu le secret !

D’où le désir subit et la décision réflexe, quitte à faire l’impasse sur mes propres ennuis de santé, de forcer le destin de Lebon : d’avancer son trépas de trente petites minutes en lui garantissant de partir en douceur, sans douleur ni stress!

Hip hip pour Esculape ! C’est le cœur léger que j’ai agi illico, nouveau jaillissement des bistouris lasers qui sans faillir, firent leur office neuro-chirugical, sectionnant tant et plus artères et matière blanche dans le cerveau du bonhomme qui défaillit sur le champ, la bouche grande ouverte pour un appel au secours qui ne viendrait jamais.

Et — l’avouerais-je ? —, il se fit que je me sentais déjà beaucoup mieux ! En même temps que le chien Dick m’exhibait ses crocs écumants en ce qui me parut être un grand éclat de rire muet.

***

La consultation ayant touché à sa fin de façon impromptue, je regagne le corridor pour, l’air de rien, me fondre dans la file d’attente des certificats. Une file qui s’est encore enflée et qui démarre maintenant depuis le pas de la porte du bon docteur. Une file où j’attends mon tour sans nervosité apparente. Une manière comme une autre de rentrer bel et bien dans le rang de la normalité, au propre, au figuré, jusqu’à ce que survienne le moment de cracher mon bifton de cinq eurodollars à la généralissime des Estafettes célestes.

— Pas de prescription ? s’étonne-t-elle un rien.

— Ben non, lui fais-je, avec un de ces airs bêtes plus vrai que nature : « C’est psychosomatique », qu’il m’a dit…

Une explication dont elle se contente sans peine. Elle qui, depuis qu’elle officie ici, n’a sans doute jamais vu son employeur se fendre d’une ordonnance.

Tandis que je me confonds en remerciements, et, empoignant le précieux document, m’éclipse fissa de ce haut lieu de perdition morale.

***

Me voici rue du Noyé, qui m’en retourne chez moi d’un pas guilleret. Et, certificat médical aidant, totalement libre de mes faits et de mes gestes pour la semaine. Un répit bienvenu, avant de reprendre mes consultations de médecin cybernétique au mouroir Notre-Dame des Fleurs : là où je passe le plus clair de mes jours à délivrer ordonnances et certificats, et permis d’inhumer à des représentants de l’humanité souffrante.

Puisque, selon un beau principe de réciprocité, un de ces règlements qui ont le don de me mettre hors de moi prescrit que les cyberdoctors sont seuls habilités à établir des certificats d’absence médicale au bénéfice d’êtres purement humains.

Libre, tout à fait libre, pensais-je de moi. Ou seulement en sursis ? Libre, je veux le croire ! Même si je devrai, plus tôt que tard, repiquer à ce job qui ressemble furieusement à celui d’un vétérinaire en abattoir public. À supposer, bien sûr, que la mort subite de l’infâme Lebon passe pour totalement naturelle. Ou, dans l’éventualité d’un doute, ne donne lieu qu’à une affaire classée sans suite…

Ce dont je suis à peu près sûr, moi qui toussote encore un rien par le désordre des rues, en pestant sur ce monde où l’art de guérir, résolument devenu de l’ordre du virtuel, a tout d’un jeu de l’esprit, d’un jeu de société. De sorte que guérison intégrale et processus vital ne sont plus à la portée que de ceux qui osent encore agir sur le réel. Soit combattre le mal — fût-il de gorge — par le Mal absolu qu’est la mort pure et dure : celle qui purifie tout, de nos misères et nos sanies terrestres.

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