Pour L.N.
Des étudiants en médecine ont conçu le projet d’ouvrir une « clinique de nounours » afin de sensibiliser les enfants au monde médical qui les effraie souvent.
Metro
— Isa, la clinique des nounours, ça t’intéresserait ?
— De quoi parles-tu, Denis ?
— Tu sais que les enfants redoutent les médecins et les hospitalisations. Avec d’autres étudiants du cours, on est en train de monter un projet pour les aider à braver cette trouille.
— Super !
— Tu t’y mets avec nous ?
— Dommage, mais pas possible ! Cela fait quatre ans que je n’ai pas eu de vacances — toujours des secondes sessions. Je n’en peux plus ! Cet été, je me suis juré d’avoir du temps à moi. Donc je bosse comme une malade.
— Une malade ! Tu te rends compte de ce que tu dis, toi étudiante en médecine ?
Isa et Denis rient en cognant leurs chopes. Autour d’eux, le brouhaha du café à l’heure de pause. L’effervescence du printemps. Les chaises ont envahi les trottoirs.
— Bon ! Je vais étudier.
— Déjà ?
— Je n’ai pas ton aisance, mec ! Faut que je bosse comme une malade, moi.
Isa regagne son kot. Sous le velux du toit, elle souligne au marqueur jaune les passages clefs d’un cours rébarbatif. Ses études classiques de latin-grec lui ont donné une formation générale qu’elle ne regrette pas, mais comme elle a dû travailler pour être au niveau des sciences dès la première année !
Elle n’a pas été préparée à présenter des matières de longue haleine en quelques jours. Un tel écart entre les exigences de l’enseignement universitaire et celles de l’enseignement secondaire, même dans une école réputée. Elle en a bavé. Jamais cependant elle n’a renoncé à son projet : devenir pédopsychiatre. Il faut que je tienne le coup sep ans plus trois ans.
Au cours de cette quatrième année, le premier stage en gériatrie a humanisé le parcours théorique trop austère, mais quinze jours sur quatre ans, c’est maigre. Trop d’étudiants pour trop peu de stages.
Un coup discret à sa porte. Anna passe la tête.
— Pas envie de courir autour du lac ?
— Envie, si, mais je ne peux pas. Je me suis attardée à la cafet avec Denis.
— OK.
Anna a déjà disparu. C’est la seule fille en qui Isa ait vraiment confiance. Elle a été choquée par le climat de rivalité qui existe entre les étudiants : certains refusent de passer leurs notes de cours, d’autres ne signalent pas les modifications concernant les examens. Le numerus clausus a des effets pervers.
Oui, elle a été écœurée par les propos de ceux qui n’envisagent ce purgatoire des études que pour accéder à une profession bien rémunérée. Isa n’avait jamais envisagé cet aspect. Dans sa vaste famille, seuls, son grand-père et un oncle sont médecins, mais aucun n’a d’ambition financière. Ils aiment leur travail, continuent à se former et gagnent honnêtement leur vie, sans plus.
Non, ce qui la détermine depuis l’adolescence, c’est une lecture et une expérience. Quand j’avais cinq ans je m’ai tué, le roman de Howard Buten qu’elle est ensuite allée voir au théâtre avec sa classe. Et la rencontre de la souffrance psychique chez deux tout proches, marqués par un accident d’enfance aux conséquences imprévisibles.
— Isa !
Depuis le trottoir, une voix la hèle, mais elle ne passera pas la tête par le vélux pour répondre à Martin, un garçon de son cours qui la poursuit. Elle risquerait de céder cette fois. Je n’aimerais pas épouser un médecin : nous serions tous les deux obsédés par notre travail, nous ne parlerions que de cela. Vive le métissage.
Récemment elle a rencontré un clown qui travaille à la fois en hôpital des enfants malades et en maison de repos. Elle souhaiterait qu’il vienne parler à leur cercle de médecine. Au fond, cela pourrait rejoindre le projet Clinique des nounours. En parler à Denis.
Dix-neuf heures déjà ! Aller à la supérette acheter de quoi manger. Le kot communautaire ne fonctionne pas très bien. C’étaient toujours les mêmes qui cuisinaient pour les autres et assuraient les vaisselles, le rangement. À la longue chacun chacune s’est repliée sur son repas. Dommage. L’année prochaine, si je réussis, je déménagerai et je veillerai dès le départ à l’organisation des services. Du mouvement scout auquel elle a dû renoncer faute de loisirs, elle garde la vision de services plutôt que de charges.
— Isa ! On mange ensemble ?
Luca lui fait signe par-dessus le rayon de légumes bio.
— Pourquoi pas.
— J’ai une pizza ; je cherche une salade.
— D’accord ! Je me charge des fruits.
Les voici autour de la table minuscule dans le rez-de-chaussée que Luca loue chez une tante très âgée dont il fait les courses. La pièce donne sur un jardin mouchoir de poche que mai fleurit.
— En forme, Isa ?
— En forme de vie, oui, mais je suis obligée de travailler trop.
Luca est en sixième, au bord de l’année de stages.
— Je suis passé par là aussi. Je n’ai jamais eu la science infuse.
— Tu envisages une spécialité ?
— La chirurgie, mais les postes sont rares et mon niveau d’anglais insuffisant; je n’ai pas assez d’articles scientifiques à mon actif. Et toi, toujours la pédopsychiatrie à l’horizon ?
— C’est un peu tôt pour… mais oui !
— Une Leffe ?
Ils ont sorti leurs chaises sur le bout de gazon. L’ombre vient. Quelque part dans un autre jardin une glycine encense. Isa évoque la rencontre d’une chef de service en soins palliatifs dans un hôpital du nord de la France ; elle avait joué de la flûte auprès d’une malade en fin de vie : celle-ci avait été arrachée au coma le temps de dire adieu aux siens sereinement.
— Ne jouais-tu pas de la flûte, toi aussi ?
— Oui et, depuis cette histoire, j’ai ressorti mon instrument. Il est dans mon kot mais je ne trouve pas le temps de m’exercer. Un jour qui sait ? Les enfants sont sensibles à la musique.
— Belle idée.
— Bon ! Faut que j’y aille.
— Je te raccompagne, dit Luca, en enfilant son blouson.
Il lui tend un casque.
Isa sur la moto de Luca. L’air frais balaie les visages jeunes. Le parfum des lilas et la vie devant soi.