À Madame Bonnet-Derudder

Tout petit qu’il est, il s’efface galamment en ouvrant la porte à sa mère. L’ophtalmologue demande si l’enfant sait déjà lire, elle écoute à peine la réponse, lui présente des « peignes » à l’écran, lui demande d’imiter avec les doigts l’orientation des dents : vers l’armoire, vers le plafond, vers la porte, vers le sol… À l’œil droit, les résultats sont moins bons. Puis viennent les silhouettes à reconnaître, de plus en plus petites : chien, oiseau, chat, canard…

— Großpapa dit Häßchen. 

— Alors, lapin ?

— Non ! Le lapin est moins gros, il a les oreilles moins longues ; ça, c’est pas un Tilapin. Großpapa dit Häßchen.

— Un lièvre ?

— Oui, un lièvre. 

Dans les yeux de la mère, l’embarras lutte avec la fierté.

— Viens, dit l’ophtalmologue, assieds-toi ici et regarde le petit bonhomme que j’ai dans la main.

— Pourquoi, madame, vous avez ça, là ?

— C’est une verrue. Regarde le petit bonhomme.

— Elle est belle, la verrue, comme une petite bille en viande. Pourquoi n’as-tu pas de verrue, maman ?

Maintenant, le test des couleurs. Devant les planches de mosaïques, l’enfant déclare :

— Des petits pois sur des assiettes, de toutes les couleurs.

— Reconnais-tu les chiffres ? Que vois-tu ?

— Deux, quatre.

— Bien. Et là ?

— Sept, trois.

— Très bien.

Arrive un moment où il se trompe :

— Huit, six.

La mère sursaute :

— Il ne connaît sans doute pas encore très bien les chiffres.

— Suis-les du bout du doigt, dit l’ophtalmologue.

La petite main, sans hésiter suit les contours d’un huit puis d’un six. La mère pâlit, voudrait dire quelque chose, hésite. L’ophtalmologue la rassure :

— Il n’est qu’un peu daltonien, comme la plupart des garçons.

Elle s’adresse à l’enfant :

— Quelle est la couleur de mon collier ?

— Rouge !

— Et comment est ton pull ?

— Vert !

— Bien. Tu peux cueillir des fraises.

— Oui, à Baudour avec Bon-Papa, dans le Bois de Baudour. Bon-Papa dit : des fraises des bois.

Et à mi-voix, il ajoute, comme pour lui seul :

— Großpapa dit Erdbeeren. Parce qu’on les trouve par terre.

Dans les yeux de la mère, une question n’arrive pas à trouver les mots qu’il faut. Mais l’ophtalmologue a déjà la réponse :

— Oui, il voit des choses que nous ne percevons pas.

Ce n’est pas tous les jours qu’en fin de consultation elle tend à un patient, avec l’attestation de soins, un bout de leçon de philosophie, un nouveau regard sur le monde.

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