Sourire du Bouddha sur masque d’Apollon

Marc Guiot,

« A tout autre préfère le chemin interdit : c’est celui qui le plus souvent mène à la découverte. » Jo Delahaut

« Reach higher reach for your spirit. » Rumi

Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit.

Un merle déchire le silence de sa lancinante litanie, puis un second, une clarté se fait au sommet des montagnes et voici qu’explose le concert des oiseaux dans les forêts voisines. Oui, je suis cela, sachez-le, tout cela à travers toutes les fibres de mon corps, les cordes nerveuses de mon être : les oiseaux, leur chant, le rocher, le ciel, les montagnes et les forêts, le torrent.

Face à l’immensité himalayenne, un sentiment océanique m’envahit. Mes yeux fatigués aux paupières rougies distinguent la pointe de l’aube dans un brouillard de nuages.

Je suis tout à ma joie, ma chèvre favorite a mis bas cette nuit en présence de ma maigre descendance. Nous tombons tous de fatigue mais je résiste à la tentation de me coucher. Il nous faut d’abord donner un nom à ce chevreau mâle qui déjà tient à peu près droit sur ses pattes fragiles. Je m’assieds en tailleur, face à l’horizon, je réfléchis ma pensée en entrant profondément en moi, me concentre intensément, les poings serrés, les yeux fermés et je médite.

Chez nous, au Tibet, la chèvre est comme la foudre, l’intermédiaire entre l’activité céleste et les travaux de la terre.

Le bouc en rut c’est Dionysos métamorphosé. Il sert de monture au grand Pan. Ses éjaculations prodigues évoquent les dons imprévisibles des divinités. Les satyres, les faunes, Satan, lui-même lui empruntent ses pattes et son mufle. Donc, pourquoi pas Dionysos, Pan ou carrément Satan ?

L’aïeul m’apparaît enfin, comme dans un rêve : flou d’abord, ensuite de plus en plus nettement. Il répond sans hésitation : « Sera « serait le nom qui convient ». Comme « que sera sera. » « Sera », sera le bouc séraphique ou séraphinique, c’est selon. Ces mots se répandent en moi en ondes bénéfiques. En Inde le bouc est feu. Émissaire des forces obscures, chez les juifs, il capte le mal, l’intercepte comme le paratonnerre qui attire les foudres et les canalise.

L’ancêtre est consulté pour de grandes décisions. Celle-ci vous paraîtra anodine mais elle ne l’est pas dans notre société où tout est symbole comme dans les civilisations du mythe.

Je rentre me coucher dans ma cellule au premier étage d’un temple construit par les moines tibétains il y a presque deux mille ans.

Mon lointain aïeul faustien s’était réfugié ici autrefois fuyant la grande calamité qui s’abattit sur l’Europe au XXIIe siècle sous la forme d’une pandémie de peste aviaire dévastatrice. Le virus tant redouté avait soudainement muté facilitant ainsi sa transmission d’humain à humain en décimant le vieux continent, il y aura bientôt dix siècles. Grâce à leur surprenante immunité, moins d’un million d’Européens ont survécu. Les autres succombèrent ! Ni les masques prophylactiques, ni les vaccins fabriqués par millions ne leur furent du moindre secours. Les villes étaient jonchées de corps pourrissant à même le sol, faute de survivants pour les brûler, les mettre en terre ou les éliminer. C’était atroce. Comme au temps des grandes pestes noires, celui des tranchées boueuses, des camps d’extermination nazis, le plus gros problème c’était l’élimination des cadavres. On vit surgir alors dans les cités fantômes comme à l’époque de Dulle Griet, sortis de je ne sais où, toutes sortes de donneurs d’alarme hirsutes annonçant, comme autrefois le Baptiste, la fin des temps et invitant les survivants à se repentir, à trouver refuge en Jésus Christ. Ils se heurtaient violemment à d’autres prophètes de semblance musulmane, des barbus agressifs en babouches et djellabas qui en venaient facilement aux mains. On vit même sur un marché mosan un descendant de Zarathoustra lapidé par la foule hostile quand il osa proclamer la mort de l’homme. Parmi les survivants hébétés quelques-uns avaient tenté de fuir sur des voiliers de plaisance aux Amériques croyant y trouver leur salut. Ils furent très mal accueillis et, aussitôt débarqués, mis en quarantaine avant d’être isolés dans des camps où beaucoup périrent d’isolement ou de désespoir. Quel gâchis, quand on imagine qu’ils étaient parmi les seuls humains capables de résister à cette pandémie ravageuse menaçant l’humanité dans sa survie. D’autres, quelques-uns seulement, dont l' »aïeul », tous inspirés par le bouddhisme, demandèrent refuge au Dallai Lama. Plus exactement à la sérénissime Dallai qui, dans sa grande compassion, la leur accorda. Ils bénéficièrent d’un statut particulier. Ceux qui devinrent moines pratiquèrent une religion dite du troisième évangile, mâtiné de bouddhisme. Les autres, quelques dizaines à peine, prirent, comme mon aïeul, de jeunes Tibétaines pour femmes. Elles leur donnèrent de vaillants enfants résistant à toutes les maladies. Ces Eurasiens métissés dont je suis issu, perdirent l’arrogance conquérante de nos ancêtres européens. En quelques générations, ils se sont adaptés au climat rude du haut Himalaya, conservant quelques tournures à peine de leur langue d’origine qui résistèrent difficilement à la langue maternelle tibétaine. Surtout, ils épousèrent les valeurs et les usages de la haute montagne.

Tandis que le monde allait en se démondant, notre communauté d’origine prospérait lorsqu’en l’an 2 813 de notre ère, le 33e et dernier Dallai Lama ordonna la grande transhumance suite à un rêve dans lequel Siddhārtha Gautama Shākyamuni lui était apparu. L’éveillé l’incitait à quitter les confins de l’Himalaya et à fuir la Chine toute proche pour retourner en Inde du nord sur les lieux même où il eut l’illumination sous l’arbre Bodhimanda à Bodh Gaya dans l’état de Bihar, au cœur de la vallée indo gangique. Il s’écoula cinq ans avant que le dernier moine ne quittât les temples magnifiques de la cité tibétaine juchée dans les hauteurs où demeura désormais seulement la petite communauté d’Eurasiens. Nos visages, lisses aux sourires énigmatiques rappellent ceux de l’antique statuaire du Gandhara : le sourire du Bouddha sur les visages d’Aphrodite et Apollon. Nous avons renoncé depuis longtemps au mode de vie hystérique, de nos ancêtres prométhéens mais nullement à l’héritage culturel européen conservé et entretenu avec zèle dans la mémoire collective. Nous avons appris dans ces altitudes isolées à vivre de méditation, de maigres légumes, de céréales et du lait de nos chèvres lequel possède les qualités nutritionnelles de celui de la femme. Curieusement, parmi ces mutants résiliant, aucun ne s’habitua à la consommation de beurre rance tant prisé par les Tibétains. La chèvre sacrée et non le yak velu, à la chair amère, assure l’allaitement quand les mamans ne peuvent ou ne veulent donner le sein. Comme Zeus, je fus élevé à la mamelle de chèvre avec mon frère de lait, mon vénérable aîné de quelques mois à peine et maître actuel du suprême Jeu.

Transformé en fromages goûteux, il stimule nos énergies, incitant chacun à se dépasser. Leur confection artisanale confine au rituel religieux un peu comme chez les anciens moines des abbayes cisterciennes.

Nous y consacrons, ainsi qu’à l’agriculture potagère et à l’élevage de nos chèvres sacrées, le meilleur de notre temps. L’énergie qui nous sert d’éclairage et de force motrice est un ersatz d’électricité tiré des plantes, ces accumulateurs de rayonnement solaire selon un procédé inventé au XXIVe siècle par un samouraï zen ingénieux alchimiste. Notre temps de loisir est consacré au Jeu et à la méditation, comme vous l’aurez deviné.

Après le départ des moines bouddhistes, les fils et filles des mutants ont transformé ces vénérables bâtisses en monastères cosmopolites voués aux hautes cultures. Hommes et femmes s’y réunissent au crépuscule pour y convier après un repas frugal quelques grands esprits de l’humanité que l’on tente de faire dialoguer par-delà les siècles et les cultures. Il arrive qu’il faille séparer les protagonistes, une rude tâche qui revient au modérateur élu parmi les anciennes et les anciens les plus érudits. On y sollicite rarement les grands mages, les saints, les prophètes de malheur car nous pensons que les apocalypses sont derrière nous.

Je vous y inviterais volontiers, si seulement vous pouviez m’entendre.

On vit vieux en Himalaya ce qui incline à la sagesse et à la sérénité par la décantation des savoirs et des expériences accumulées. On y accueille mentalement des musiciens défunts ou éloignés qui jouent de mémoire leurs partitions préférées sur des instruments virtuels. Bach est très souvent sollicité et quelquefois, hélas, aussi Tchaïkovski.

« Laborare et meditare » est notre devise. Nos moments de loisir sont consacrés à la préparation du « Jeu » dit « des perles de verre » imaginé au XXe siècle, deux générations avant la vôtre en pleine guerre par l’écrivain allemand Herman Hesse ainsi qu’à la méditation individuelle ou collective, laquelle a fait d’immenses progrès grâce aux moines tibétains. Les déplacements sont chez nous sporadiques et quasiment inutiles ; les grandes bibliothèques ayant disparu à l’ère des calamités, nous les avons remplacées par la consultation des anciens, qui sont comme des livres bavards qu’on peut feuilleter virtuellement à tout moment. De fait, nous communiquons par la pensée avec les vivants comme avec les morts. Cette technique étonnante a été redécouverte au début du XXIIe siècle d’une manière si insolite qu’elle mérite d’être rapportée. Une équipe de généticiens japonais eut l’idée saugrenue de cloner des momies égyptiennes de la haute époque. Les techniques de clonage n’avaient alors plus de secret pour les scientifiques de haut vol depuis qu’on avait réussi à cloner en Russie des mammouths à partir du sang d’exemplaires retrouvés congelés, parfaitement conservés dans le « permafrost » sibérien que libéra la fonte accélérée des glaces. La température s’élevait d’un peu moins d’un degré par siècle, entraînant de cruelles inondations en Californie, au Bangladesh dans les îles du pacifique.

On avait réussi à cloner également des bisons d’Alaska, des vaches maigres et grasses de la vallée du Nil à partir de poussières d’ossements fossilisés et même une délicieuse licorne nommée Dolly en souvenir de la toute première brebis clonée. Cela fournit à l’humanité d’alors une nourriture carnée si abondante qu’elle provoqua une soudaine multiplication des cancers en tous genres, singulièrement en Amérique du Nord où des troupeaux de bisons étaient réapparus au fil des ans. Certains crurent à la malédiction des peaux rouges. D’autres, incorrigibles yankees, se découvrirent aussitôt des vocations de Buffalo Bill impénitents. Ah ces Américains !

Vous n’êtes pas américaine j’espère ? Rassurez-moi !

On était parvenu à cloner à partir de plumes fossiles des dodos, des oiseaux disparus depuis longtemps, un phénix des Andes, un dinosaure très agressif qui fut rapidement mis à mort, empaillé et exposé au National Museum of Natural History de Washington. On avait même réussi à régénérer un Viking flambant neuf à partir d’un cadavre momifié découvert en 2169. Un Allemand se baignant dans la Schlei, avait heurté sur le fond un corps inerte. Remonté à la surface, on s’aperçut qu’il s’agissait d’une momie du neuvième siècle ; le corps s’était conservé dans les couches limoneuses qui l’avaient recouvert au fil du temps. Ses cheveux renfermant son ADN avaient été parfaitement conservés. Le clone était superbe mais personne ne comprenait ce qu’il disait hormis un vieux philologue de l’université de Malmö qui maîtrisait l’ancien islandais comme sa langue maternelle sauf qu’il n’avait pas le bon accent, ce qui entrava beaucoup les échanges car contrairement au professeur, le viking ne maîtrisait pas la langue des runes. Il s’avéra être une espèce de barde local, loquace, facétieux mais parfaitement inintéressant. C’est ce qui donna à l’équipe japonaise l’idée de cloner des momies égyptiennes. On venait d’excaver dans un temple de la vallée des prêtres, fraîchement mis à jour, un lot de très belles momies si parfaitement préservées qu’on crut à un prodige. Le clonage des trois prêtres d’Isis réussit parfaitement grâce à l’ADN extrait de leurs maigres chevelures. Ce fut un événement aussi largement suivi, qu’une coupe du Mondial. Les trois clones se mirent aussitôt à parler entre eux mais personne ne les comprenait. On les enregistra, à tout hasard. Un institut américain d’Égyptologie eut l’idée de leur fournir de l’encre, du papier de papyrus et des calames du type de ceux retrouvés dans les tombes. Une poignée d’égyptologues fut aussitôt mise au travail pour traduire leurs écrits. Ils eurent l’idée de leur poser de nombreuses questions sur les sciences secrètes qui conduisirent à l’édification des pyramides. Les prêtres répondirent d’abord avec beaucoup de réticence. Ensuite, les trois religieux devinrent si loquaces qu’il fallut former d’urgence une nouvelle génération d’experts en hiéroglyphes, ce qui prit beaucoup de temps. On apprit de la sorte que les anciens Égyptiens détenaient leur précieux savoir des Atlantes, lesquels avaient réussi, on le découvrait maintenant, à télé communiquer à distance, sans l’aide du moindre support mécanique. Il s’avéra même que l’un des prêtres clonés maîtrisait cette technique à la perfection. Il fut aussitôt transféré à Stanford, promu docteur illico et nommé professeur ordinaire, apprit l’américain non sans mal et dirigea avec un accent pas possible un séminaire de psycho linguistique qui eut un succès fou quand il mit au point une méthode de télépathie en anglais : Telepathy for Dummies. Elle fit un malheur et fut traduite dans treize langues.

Plus qu’une révolution, cela entraîna une vraie métamorphose. L’humanité venait de faire un bond de géant en avant. En arrière disaient les mauvaises langues, ce qui paradoxalement revenait au même. Toutes les techniques raffinées de communication de l’ère des technologies furent mises au rebut d’un seul coup. Voitures à hydrogène, drones intercontinentaux, radios, télévisions, Internet étaient devenus obsolètes et terriblement encombrants. L’économie américaine, déjà très déprimée, s’effondra en moins d’une génération entraînant à l’orée du XXIIIe siècle une dépression mondiale d’une ampleur jamais vue. Les grandes villes dont la plupart n’étaient déjà plus que des cités fantômes furent définitivement désertées quand commença le grand exode vers les campagnes. On s’arrachait Walden ou la Vie dans les bois que l’on dévorait de préférence sous un arbre. Le mouvement quaker devint très tendance. Tous s’efforçaient d’adopter une posture tolstoïenne à la Gandhi et la plus grande simplicité devint de mise, chacun limitant son avoir au strict nécessaire. La valeur des biens immobiliers s’écroula définitivement. Bref l’Américain moyen renonçait au rêve yankee des parvenus en apprenant, non sans mal, à vivre autrement.

Il suffisait de faire le vide en soi par un effort de concentration et, en méditant, de se focaliser sur l’essentiel de ce qui constituait l’équation personnelle de quelqu’un pour entrer aussitôt en communication avec elle ou avec lui, quel que fût l’éloignement physique et la langue parlée par l’illustre inconnu.

Mohammed, doué d’une exceptionnelle intuition n’avait-il pas, par un procédé semblable accompli déjà au VIIe siècle le voyage de La Mecque à Jérusalem en une nuit après avoir enfourché en rêve El Boracq la monture famélique des prophètes à figure humaine. Et le guide de l’islam d’y rencontrer les mages qui l’avaient précédé : Abraham, Moïse et Jésus pour une brève conversation au sommet. Parlèrent-ils hébreu ou arabe entre eux ? Le Coran ne le dit pas. Mais on sait que le Jésus de la Pentecôte enseigna à ses apôtres à parler en langues, une technique très ancienne qu’il tenait sans doute du lointain orient. En somme rien de vraiment nouveau sous le soleil.

La vie des clones était relativement brève, aussi fallut-il en cloner beaucoup avant d’arriver à la découverte fondamentale : les anciens Égyptiens avaient réussi à communiquer avec les morts.

Et voilà que l’on redécouvrit un secret perdu depuis longtemps : chaque âme défunte conservait quelque vitalité spirituelle qui était comme une mémoire flottant dans l’univers conservant toutes les pensées, les expériences, les lectures, les échanges, le script des rencontres de celui ou celle qui vécurent en un temps donné ; comme celle que nous vivons, vous et moi en cet instant précis. En somme, on redécouvrait que tout communiquait avec tout, tout le temps, partout, depuis toujours. Il y avait cependant une limite infranchissable : on n’avait pas réussi à établir le contact avec les êtres à venir. L’avenir n’existait pas, il demeurait à construire, comme du temps de l’ancienne Égypte et comme à l’époque des Atlantes. Futur demeurait, par bonheur, parfaitement imprévisible. C’est ce qui rend notre échange totalement incertain. Je vous entends parfaitement mais je doute que mes paroles vous parviennent.

On était donc capable de communiquer à nouveau avec les âmes défuntes, exercice qui avait fasciné les charlatans spirites contemporains de Victor Hugo sans trop de résultats hormis la capacité de réveiller des esprits frappeurs, le plus souvent manœuvrés par des complices dissimulés derrière des parois aveugles.

Après la pandémie aviaire et la fatale dépression économique il restait à peine quelques dizaines de millions d’habitants sur terre quand les volcans endormis d’Auvergne et de l’Eifel se réveillèrent brutalement, bousculant les lacs de cratère aux eaux bleues. Brusquement, ils s’étaient mis à cracher la lave d’abondance recouvrant le continent et l’Atlantique de nuages de poussière de pierre ponce, rendant l’air irrespirable, forçant les derniers survivants européens à fuir vers l’Afrique par le détroit de Gibraltar. Peu restèrent, moins encore survécurent. C’est alors que la terre se mit à trembler sous la pression des plaques tectoniques bouleversées par l’intense activité volcanique ce qui provoqua un gigantesque raz de marée d’une amplitude jamais enregistrée sur les sismographes. Depuis le début du grand réchauffement, les eaux étaient montées de près de deux mètres par siècle immergeant les zones côtières et un grand nombre d’îles du Pacifique.

Une grande marée d’équinoxe doublée d’un puissant vent de tempête poussa les flots vers les côtes, bousculant les dunes, envahissant les grands deltas européens qui largement débordèrent ; les digues cédèrent et bientôt disparurent les provinces de Basse Normandie, des Flandres, de Zélande et de Hollande et quantité de villes côtières furent englouties comme autrefois les cités d’Ys, de Tartessos, de Dorestad et de Dunwich.

L’Amérique du Nord fut, balayée par une vague géante qui ne laissa derrière elle que flots de boue, cadavres et désespoir. Ce fut la fin du long déclin de l’empire américain, la vengeance de l’Indien génocidé.

Quand la vie revint sous des formes nouvelles, après des siècles de silencieuse désolation, on vit proliférer près des ruines des anciennes stations nucléaires américaines des animaux monstrueux à plusieurs têtes ou pattes comme ceux que l’on peut voir sur les bestiaires des antiques incunables d’apocalypse. En Europe moins lourdement touchée quelques milliers de survivants avisés avaient pu se retrancher à temps dans les anciennes stations de ski, les refuges de montagne, les villages et les monastères alpins et pyrénéens tentant d’y préserver quelques traces des civilisations comme l’avaient fait les moines des abbayes quand sombra l’empire romain.

L’Afrique que ces désastres avaient partiellement épargnée se régénéra. Sa faune et sa flore se reconstituèrent en quelques siècles. On revit des troupeaux d’éléphants, des rhinocéros par milliers, des léopards, des lions et des zèbres, des millions d’oiseaux en tout genre, un vrai paradis retrouvé. Et les abeilles surtout revinrent après avoir été décimées en Occident au point qu’il avait fallu polliniser les vergers à la main selon une technique mise au point par les Chinois après la disparition des abeilles sauvages et domestiques dévastées par les pesticides. Les indigènes décimés par le sida étaient retournés à leurs pratiques tribales d’antan, les blancs exilés les avaient imités. La population humaine s’y était réduite à peau de chagrin.

Il régnait en Europe une chaleur étouffante comme dans les grands déserts d’Arabie et du Maghreb, plus rien ne poussait dans les plaines jadis si fertiles de France, d’Allemagne, de Hongrie, du Caucase et d’Italie brûlée par un soleil saharien.

L’esprit, et quelques mortels, – des mutants résilient
s avisés – s’étaient réfugiés dans la fraîcheur des hautes montagnes.

Et les grandes questions ressurgissaient à table ou à la veillée après les longues heures de travail dans les vergers, les potagers, les lopins de terres, les fermes d’élevage, les forêts.

Dieu est il vivant encore, ressuscité comme Jésus ou s’est-il retiré dans le grand silence de l’univers ?

Comment l’Homme est-il apparu sur terre ?

Les adeptes de la panspermie, ne doutaient plus, ils étaient convaincus que l’origine de l’homme et de la vie est bel et bien extraterrestre.

Les premiers composants complexes, on en était sûr désormais, avaient été introduits sur terre par les nombreuses comètes et météores qui s’y étaient écrasées. Restait le problème qui occupait tous les esprits en ce troisième millénaire comment les premières cellules sont-elles apparues dans l’espace ?

Certes, les brillants scientifiques de l’ère des technologies avaient fait un immense pas en avant mais le mystère de l’origine de la vie demeurait entier. Si la vie était arrivée sur terre dans la queue d’une comète ou au sein d’un astéroïde, cela ne faisait que reporter le grand mystère de la création au cœur de l’univers.

En revanche, une chose s’était avérée certaine : nonobstant toutes nos différences, tous les êtres humains, vous et moi y compris, avons sans exception une origine commune qui nous permet de communiquer au-delà de nos diversités.

À la fin de l’ère des technologies responsable de l’ère des grandes calamités on comprit enfin qu’il était vain de réduire le dessein spirituel de l’humanité au projet occidental de la science pour la science et son corollaire, de la technique pour la technique. Le monde renonça alors définitivement au rêve américain titanesque et faustien qui avait aveuglé l’humanité toute entière bien au-delà du XXIIe siècle et de tous les siècles de l' »avoir » avide. Après que l’Amérique eut été rayée du monde des vivants par le second déluge, les rares survivants européens en vinrent à penser qu’il y avait beaucoup à apprendre des sagesses du monde et singulièrement de la pensée orientale fondée sur l' »être ». Aussi, quand Voice of America se tut à jamais, la voix de l’Inde retentit d’un son neuf.

Le dialogue des civilisations s’instaura alors comme une évidence. Il supposait que chacun fût convaincu qu’il y a quelque chose à apprendre de l’autre comme l’avaient compris les musiciens noirs et blancs de l’ère du Jazz. Cela induisit un bouleversement des mentalités qui entraîna une réforme profonde des contenus et des finalités de l’enseignement. Élevés au lait de chèvre, les rares enfants survivants sont éduqués chez nous avec le plus grand soin par les sages des communautés alpines, andines, himalayennes. Tous naissent de l’amour des corps et des esprits. Les couples se forment, se font et se défont chez nous par affinités électives comme dans le beau roman de Goethe.

La compréhension de l’autre, des autres et de leurs différences exigea un grand effort d’humilité et d’accueil de tous.

Cela prit du temps, tant les conditionnements culturels imprimés dans la petite enfance par les parents sont difficiles à éradiquer.

D’abord il fallut apprendre à chacun des mutants à devenir pleinement ce qu’il est, selon le célèbre mot de Nietzsche : « werde was du bist » et cela dans le plus grand respect de l’autre.

Et ce n’est que lorsque s’enclencha la puissante dynamique du dialogue symphonique des cultures que commença vraiment l’aventure humaine. Des rapports nouveaux s’instaurèrent avec tous les vivants et avec nos ancêtres défunts pour développer un avenir commun, si tant est vrai que nous voulons vraiment de cet avenir.

LET YOURSELF BECOME LIVING POETRY. ~RUMI

Me voici réveillé par les dards puissants d’un soleil à son zénith et aussitôt je prends note avec le plus grand soin de mes rêves étranges. Je bois à petits traits une grande jatte de lait de chèvre avant de reprendre, mentalement revigoré, ma partie de Jeu avec vous, lointaine habitante du début du troisième millénaire. Je vous devine par la pensée, vous interroge, belle étrangère à la chevelure abondante et au verbe chatoyant tout en sachant que si je vous cerne bien, je crains que de votre côté vous n’entendiez mon récit, ni ne me deviniez, car il ne vous est pas permis de sonder votre avenir et celui de vos contemporains. Non, je vous assure vos questions ne sont pas du tout indiscrètes. Mes réponses en revanche, comme aurait dit Wilde, le seraient assurément si, par je ne sais quel miracle, vous pouviez les entendre. Continuons cependant à jouer ensemble à ce Jeu subtil mais frustrant dont Hermann Hesse situe l’invention à la fin du vingt-troisième siècle, en nouvelle Castalie, – c’est ainsi qu’il baptisa cet avatar de la province pédagogique inspirée de Goethe, encore lui.

La Castalie avait honni déjà la superficialité des époques technologiques. Obéissant aux lois de la complexité, elle mit au point cet outil mental puissant qui permit à ses sages d’explorer et de labourer les champs de la culture humaine.

La pratique du Jeu ne saurait se concevoir sans celle de l’antique méditation indienne qui a retrouvé aujourd’hui une résonance toute neuve. Les progrès dans la concentration sont regardés chez nous comme la base de toute éducation. Généralisée, la méditation a créé les conditions permettant à chacun de maîtriser sa violence, de transformer sa nature profonde, de conquérir la pleine conscience de soi et prendre toute la mesure de notre être.

L’Inde depuis des millénaires est pénétrée de l’idée que ce n’est pas notre cerveau monté sur deux jambes qui connaît la réalité mais l’homme tout entier. La nature n’est-elle pas contenue dans le corps de chacun de nous ? “Everything in the universe is within you. Ask all from yourself.” (Rumi)
La science d’Occident depuis trop longtemps s’est séparée de la sagesse, cette lente réflexion sur les fins. Aussi pratique-t-on chez nous, dans les écoles tibétaines du haut Himalaya l’apprentissage systématique de la concentration, ce chemin qui conduit à l’intérieur de soi. La violence a disparu et les quelques humains qui subsistent dans les montagnes dialoguent quotidiennement avec les vivants et les morts, les grands esprits et les sans-grade de l’humanité, comme nous deux chère muse du lointain XXIe siècle que tellement j’aimerais connaître mais qui ne sauriez me rejoindre, nonobstant tout mon désir et ma volonté de vous connaître. Mais qui peut savoir, un jour peut-être : que sera sera, what will be will be ! The future’s not ours to see.

« Il faudrait, abolissant toute crainte, aller loin et plus loin encore ; là où il n’y a plus ni croix du sud, ni étoile du Berger, où tout est découverte : visages nouveaux, formes jamais vues. » Dit Jo Delahaut, peintre géomètre et poète.

Je vais maintenant vous confier un secret que vous voudrez bien ne pas divulguer : il faut que vous sachiez qu’on ne crée hélas plus rien d’original chez nous, même si on combine, féconde mutuellement les cultures. Ici, en Transculture, c’est comme si le temps avait cessé d’exister.

Alors permettez que je vous dise avec Rumi : « Stop the words now. Open the window in the center of your chest, and let the spirits fly in and out. » for « What you seek is seeking you. »

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