Histoires à dormir sur chaise

Chantal Boedts,

Les habitués du zinc, parloteurs en paletots poches béantes, refaisaient le monde et l’histoire à la mode tonkinoise autour d’un muscadet ; peut-être bien un entre-deux mers.

Une sorte de géant – brosse blonde du front à la nuque – fit irruption. Porte cintre d’une récente campagne publicitaire limonadière qui lui avait valu l’estime et l’envie régionale pour quelques passages télévisuels dans lesquels il s’exhibait – le torse glabre, bouche élastique – mordant les bulles chimiques fruitées de ses dents blanches et saines.

Archimède Vérenda avait la cloison légèrement détournée des sourcils aux narines, la paupière gauche en cocker triste ombrée de cils soyeux qui prenaient l’eau dans les délayements du vert de ses iris.

Il était né les pieds dans l’eau, son père œuvrait dans les crustacés, mareyeur, perché sur les pilotis de bois léchés par les varechs en baie de Somme.

Depuis quelques hivers, il vendait la moule et les bulots à quelques encablures du Touquet, sorte de localité post-décadente où quelques dames encore vêtues de trenchs à la mode anglaise, arpentaient la digue en compagnie d’un chien avec lequel elles partageaient leurs shampoings et les ailes des poulets.

Un mieux vivre ensemble faute de fractionner le repas avec un improbable mari, évanoui dans quelque problématique bancaire, dont elle ne saurait jamais s’il avait frôlé le paradis fiscal avant de précipiter sa retraite dans un catalogue de clichés dans lequel il se laissait dériver et s’embarquait pour le Brésil..

C’est exister qu’il n’aurait pas fallu.

Dans l’éternel bistrot romanesque où les vieux de la vieille débattaient d’exploits boueux et de pétoires de LA « der des der » des avant-guerres occidentales, Archimède Véranda faisait figure de présent continu.

Certes il se brossait les dents à l’électrique, sortait le soir avec des filles épilées, moulait son torse dans du coton sans col amidonné. Il lui était même advenu de se chausser de tennis en hiver, de manger du tofu mêlé à une soupe en sachet.

Août, n’est pas un mois pour les caricoles, septembre non plus, enfin par les temps qui courent et pour ce qu’il en reste, il n’est guère de bon ton d’afficher un laxisme en dessous des normales saisonnières.

— Ce pays a perdu la vertu du style !

— Le style n’est plus une vertu, c’est comme d’être né coiffé, aucune reconnaissance..

— L’humain est pire qu’un insecte, les scientifiques nous mènent par le pif.

— Le froid et la frousse nous rincent l’œsophage, nous finirons prostrés dans les chips et la limonade..

— Nous sommes pourtant entre gens qui volent haut, loin des diarrhées inaudibles que nous vocalisent des énergumènes qui s’en foutent de l’imparfait..

— Toi tu t’es rêvé en Aston Martin et l’heure est au vélo..

— Ils vont imposer jusqu’à la richesse de nos rêves..

Octobre n’est pas un mois bien gras non plus, enfin tout dépend de la météo, si tu puises dans ta mémoire, tu seras riche au sapin.

— J’ai parfois l’impression dans cette mer d’huile d’enlacer un paysage impressionniste !

 

Émile Claus, le pique-nique en bord de Lys. 

Emile Claus, contemplatif social ?

 

— Tu te répètes, voilà, voilà !

La porte grinça sur ses gonds, un fristouillis entre la clé et la serrure, quelques bribes se perdirent dans l’atmosphère.

Dans le fond de l’établissement, une femme sans âge sortit de son sac usé un billet froissé qu’elle déplia avec appréhension.

« Rendez-vous aux normales saisonnières ».

Elle passa une petite main sensuelle sur le col de la carafe, taquina l’œillet, croisa les jambes.

 

Part II

Impossible de les noter, mes songes vont trop vite.

Cette nuit j’ai été secoué par une lente promenade dans mon rêve récurrent favori.

J’étais seul devant la fenêtre à me demander si oui ou non il serait préférable de mettre des rideaux, je suis perché tout en haut, le premier vis-vis est à plusieurs encablures, c’est seulement une question de décoration, accessoirement de pudeur !

Je me promène de haut en bas sans faire attention à ma vêture, le nez sur mes feuilles, disjoint, happé par une question qui me taraude : le liquide w.-c. est-il en haut ou en bas ?

En grimpant l’escalier je lance un œil à la pendule. Je n’ai pas encore mangé il est 15 h 30.

J’étais dans la position béate de celui qui regarde par la fenêtre quand soudain des faces hilares ou grimaçantes apparurent derrière la vitre.

Bien gêné tout à coup, en pleine nuit, comme ça, tout à trac, regards sont un peu trop insistants à mon goût, il est vrai que je suis nu du bas avec une sorte de corolle moyenâgeuse dont le contact est d’une douceur vibratile.

En face de jeunes garnements un peu fous qui fument, tirent la langue.

À l’arrière-plan, la rue devient une sente où ruent des chevaux, des chiens hurlent et leur rentrent dans les pattes.

C’est la nuit des maatjes (hareng), des orchestres à grosses caisses, des fritkot’s peinturlurés comme des carrousels, des chaises placées en éventail, des braves gens assis qui s’en prennent plein les tympans, un vendeur de smoutebollen asperge les passants avec du sucre impalpable.

Plus loin une cohorte de Roumains sort de l’église de la place Sainte-Catherine, des branches de tilleuls à la main, seuls rescapés d’une procession pentecôtiste.

Quoi je serais le seul à rester en rade alors que la rue, la ville, la campagne festoie d’abondance ?

C’est que je ne suis plus vraiment chez moi, encastré dans une lucarne du passé, je retourne passer ce week-end noctambule dans l’ancienne maison de famille, sorte de Hurlevent planté sur une ancienne butte à patates.

Là aussi les modifications ne manquent pas de me sidérer, j’avise un cordonnet qui pend le long de la vitre, par réflexe je tire dessus, des rideaux tombent, enfin pas précisément des rideaux, des lamelles désordonnées.

La tringle est mal fixée, je tente un geste un peu maladroit, les lamelles virevoltent, des faces de gamins hilares écrasent des chewing-gums sur la vitre à l’ancienne, pour me rassurer je repère vite une petite bulle emprisonnée jadis par le savoir-faire d’un souffleur.

Rien ne va plus, je me retourne, les pieds moites d’angoisse, je suis dans une salle, les lits ont les pieds en l’air, j’entends dans le couloir des voix discordantes et braillardes qui s’entrechoquent, serait-ce du ménapien ?

Impossible de dater un tel langage, les murs ont plus de génie qu’il n’en faut pour se transformer en écrans géants et belliqueux.

La maison est hantée par deux occupations successives, des géants blonds ripaillent à la Jordaens, les pieds sur la table, à la consternation manifeste de la nature morte qui pleure ses groseilles dans un impassible vin blanc figé par un beau vernis.

Je me suis oublié au dernier étage, une rixe éclate en bas, suffoqué, je pousse la porte et me voilà propulsé dans un long corridor d’une affreuse couleur moka décadente, des femmes nues et vacillantes tentent d’avancer, je ne distingue plus vraiment si leur aspect douloureux et huileux est un effet de la flamme des bougies qui lèchent les parois.

Elles semblent d’une difformité extrême, parées de haillons, ahanant vaguement « Pétronille tu sens la menthe, la pastille de menthe ! »

Je frappe un coup dans le mur et c’est le faux plafond qui me tombe sur la tête.

Plus de cohorte féminine, ni de braillards, je suis en pantalons, nu du haut à présent, sans aucune explication valable.

Je me vois courant le sous-bois comme un voleur de lapins, obligé de rendre des comptes d’apothicaire à une pie narquoise qui vole autour de moi avec une clef dans le bec.

 

Part III

Le câblage était coupé, vents violents, il enjambait les troncs d’ormes décimés.

Parfois lassé de scier, le muscle moulé par l’humidité des cotonnades, il se prenait à s’asseoir,

respirant à plein poumon le parfum des fougères, les pieds mélancoliques dans les bottines qui avaient épousé ses longues marches solitaires.

Cela lui avait pris du temps ces explorations infinies, ces ellipses improbables, il ne regrettait pas.

Dans sa tête toujours une vaillance pour les moments de creux, de ceux où l’on se pelotonne dans un nuage imaginaire, le temps de face, de prendre un recul.

Je t’aimais, je t’aimais, pour tes joues douces, pour l’odeur de savon frais, pour cette manière que tu avais de froncer les sourcils un temps, puis d’éclater de rire, comme une cascade un peu fragile qui se libérait imprévisiblement.

 

Laura n’était plus là, elle se noyait en ville, elle y perdait le velouté de ses joues, enfin c’est ce qu’il se disait à lui-même. Il n’aurait pas aimé la savoir heureuse.

Alors les bois, les grandes échappées dans les hêtraies, le silence à l’aube quand les renards se glissaient entre les troncs, quand le bruit d’un Range Rover lui rappelait l’existence des autres..

Parfois il se faisait des films étranges, parfois.

Sa vie basculait vers quelque chose d’heureux, pas encore véritablement défini, il s’inscrivait à des cours de jardinier paysagiste, il ouvrait un immense dictionnaire botanique, il y aurait là, sur les pages des fleurs posées comme des reines échappées d’un bouquet. Il prendrait son temps, marcherait à l’amble, se dresserait fièrement au croisement des allées, des sentes et des drèves.

Dans son dos, la maison hantée de souvenirs, mangée par le lierre dans les arabesques ténues de ses mémoires enfantines.

 

Part IV

Ainsi s’acheva le rêve d’Arctic Monkey, au temps des émotions inutiles, à bord du sous-marin Marguerite.

Mi-octobre crachait les jours du calendrier, les lampes à huile pleuraient.

La marine a des cruautés pour ses pirates, il s’était endormi dans un flot d’encre, dans les bras du delta de la Dranse.

— C’est moi !

La voix courait sur un petit escalier de briques, des flammes jaunes léchaient le cahier.

Le capitaine Folk tisonnait les cendres, les mots familiers s’affolaient sur la paroi courbe.

— C’est moi !

Trempée, tremblante, les courbes incendiées au pourtour par l’incandescence de l’œuvre qui flambait.

— Toi ? … Toi…?

Désemparé par cette apparition, le capitaine Folk empoigna la bouteille qu’il vida d’un trait, sa face cuite prit des teintes vermillon.

L’écrit brûlait comme une longue suite disharmonique, personnages de fumées, décors familiers, chaises qui se tordaient sur la plage, hérons blancs sur une patte, notes de bourrée fantasque, photo sépia d’une femme en deuil sur un âne.

Tes aventures sur papier volent mes nuits. Je te guérirai.

Sur sa plate banquette, Arctic Monkey, le drap dans les cuisses, se polissait le chinois.

Une sandre glissa sur l’œil de vitre moite.

 

— Ma pauvre amie, tu serais bien malheureuse…

 

La dernière image de sa vie fantasmée, une silhouette toute en courbes, un paquet de feuilles blanches à machine, une mèche folle qui s’échappait d’un béret.

Une bande de lumière, la découpe d’une porte, un clair de lune sur balcon.

 

Ainsi s’acheva le rêve d’Arctic Monkey, au temps des émotions inutiles, à bord du sous-marin Marguerite.

Mi-octobre crachait les jours du calendrier, les lampes à huile pleuraient.

La marine a des cruautés pour ses pirates, il s’était endormi dans un flot d’encre, dans les bras du delta de la Dranse.

 

Part V

Une journée, un ressac, il me souvient de vierges peintes, d’un ossuaire, il me souvient d’un bateau fantôme qui rouillait dans la baie aux orangers, quelque part entre Monemvasia et Sparte.

Mon cœur, mon père, fantôme non élucidé.

En errant sur les hauteurs d’Athènes, parmi les chalets de bois, j’ai poussé les grilles d’un jardin qui sentait le fenouil.

La mort en habits de fêtes, les rires des enfants déguisés, les vieux sur un banc.

Chaque homme dans sa nuit, les chèvres broutent les couronnes, les plaques funéraires s’effacent, le gel, la pluie, les lanternes perdent la flamme.

Pourtant j’ai tant aimé le pays de Janus, ses châtaigniers, ses roses et ses monastères iconiques. Les plages de galets de marbre, je suis entré dans le paysage, après l’enfant perdu.

Je ne sais ni le jour ni l’heure, comme un bossu, je porte sur mon dos quelque sac de cailloux qui fait ployer la nuque.

J’en ai vu des vitraux, des forêts de symboles, des parchemins secrets, des vies soufflées…

Petit Poucet rêveur, j’ai mal à mes bottines, les lacets sont usés, quand je reviens par Charleville, après les grands champs de blondes céréales, les parfums des îles, le regret du chèvrefeuille sur les murs tièdes, le tapis de coquelicots qui pousse sur le cadavre des morts, je m’en vais dans des contrées où les anges ont les pieds dodus, où le luxe est d’être soi, non le fruit d’arbres si vieux que les fourmis glissent entre le tronc mou et l’écorce qui s’écarte.

Tu me diras, petit chaton, que je suis un peu sombre aujourd’hui, c’est que j’ai le cœur en bataille, il me faudrait prendre une direction, passé, présent, avenir, je suis double et n’aime pas l’entrave.

Je ne pense pas rejoindre qui tu sais et ne sais comment lui dire sans le fâcher.

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