Pleurs et applaudissements

Jean-Baptiste Baronian,

Philippe Guyot mit d’interminables minutes avant de comprendre que Caroline, sa femme, avait bel et bien pris l’ahurissante décision de se séparer de lui et de demander le divorce : c’était écrit à l’encre bleue, d’une belle écriture très propre et très lisible, dans la lettre qu’il avait reçue au courrier matinal, et ce n’était certainement pas une blague. Fût-ce une blague de mauvais goût.

Elle ne blaguait jamais, Caroline, elle n’était pas une rigolote. D’ailleurs, elle ne riait guère non plus, à peine si elle souriait de loin en loin – un sourire qui ressemblait le plus souvent à une moue de dépit, à une vilaine grimace. Mais rire ou pas, sourire ou pas, il l’avait aimée à la seconde même où il l’avait vue pour la toute première fois, lors d’un vernissage à la galerie La Pierre d’alun, et aujourd’hui, onze ans plus tard, aujourd’hui où le ciel lui tombait brusquement sur la tête, il l’aimait encore et toujours.

Est-ce qu’il aurait pu s’y attendre ?

« J’ai besoin de faire le point, de tout remettre à plat. Je vais aller me reposer chez mes parents à Rochefort. » Philippe Guyot avait cru qu’en prononçant ces mots, la semaine dernière, Caroline parlait de sa petite boutique de prêt-à-porter, rue du Pépin, et de son amie Thérèse en compagnie de laquelle elle travaillait depuis trois ou quatre ans, une amie d’enfance qu’elle avait retrouvée par hasard dans un restaurant de la place Sainte-Catherine. Il n’avait rien dit, il n’avait posé aucune question. Pourquoi l’aurait-il fait puisque leur vie de couple était sans nuage ?

Et voilà que cette lettre, cette écriture si belle et si lisible…

Soudain, il éclata en sanglots. Il pleura à chaudes larmes, des milliers de papillons noirs dans la tête, malheureux comme il ne l’avait jamais été, et peut-être aurait-il continué de pleurer longtemps encore si la sonnerie du téléphone n’avait pas tout à coup retenti dans le salon.

Caroline. C’était Caroline. Ce ne pouvait être que Caroline.

Il décrocha l’appareil d’une main tremblante. Entendit une voix qu’il ne reconnut pas immédiatement. Et quand il finit par la reconnaître, il s’efforça de se contenir et de ne pas manifester son terrible chagrin.

— Ah, c’est toi, Christophe… Tu m’excuseras, je pensais à quelqu’un d’autre…

Christophe. Christophe Lemoine. L’excellent directeur du Festival du film classique de Bruxelles. Qui lui rappelait qu’il était attendu ce soir, à dix-neuf heures trente précises au Marni, et que sa présentation du film de la soirée devait être assez courte.

Philippe Guyot répondit qu’il n’y avait pas de problème, que de toute façon, il avait prévu de faire court. En réalité, il avait complètement oublié le Festival, le Marni et la présentation du film de la soirée. Après avoir raccroché, il jeta un rapide coup d’œil sur le programme du Festival, mais presque aussitôt le beau visage de Caroline lui revint à l’esprit et il se remit à pleurer.

*

Philippe Guyot monta sur la scène du Marni sous les applaudissements d’un nombreux et fervent public de cinéphiles. Tout le monde l’appréciait, tout le monde savait qu’il était un remarquable critique de cinéma, que ses analyses des films étaient toujours des plus judicieuses et des plus pertinentes.

Il présenta La Fureur de vivre comme une œuvre lyrique, sans doute la plus lyrique de toutes les œuvres de Nicholas Ray, une œuvre qui avait été tournée en 1955 et qui cristallisait à merveille ce qu’il appela la « tragédie américaine », symbolisée par les jeunes personnages de Jim, de Judy, de Platon et de Buzz, respectivement interprétés par James Dean, Nathalie Wood, Sal Mineo et Corey Allen, tous magnifiques dans leur rôle, tous transcendés par l’art d’un cinéaste époustouflant, visionnaire incomparable d’un monde en déclin, chantre saturnien d’un décadentisme absent chez la grande majorité des réalisateurs de Hollywood, au cœur de ces années 1950.

Et là-dessus, il sortit de la poche intérieure de son veston un morceau de papier où il avait transcrit un commentaire de l’historien du cinéma Jacques Lourcelles : « L’art de Nicholas Ray consiste ici à utiliser la sociologie comme tremplin à une méditation poétique sur la solitude, la violence et l’irrémédiable mélancolie de certains êtres. Lui aussi, en tant qu’artiste, a besoin d’alibis pour établir un contact avec le grand public, et cela n’est pas sans donner à son film une certaine ambiguïté, un parfum de décadence qui est comme un charme de plus. » Puis de conclure en disant que La Fureur de vivre avait été un triomphe commercial, le seul de la carrière de Nicholas Ray, et que le film lui avait permis d’enchaîner à Hollywood avec d’autres longs-métrages extraordinaires comme Derrière le miroir avec James Mason en 1956 et Traquenard avec Robert Taylor en 1958.

Des applaudissements s’élevèrent, mais ils furent singulièrement parcimonieux. Des gens dans la salle se mirent à tousser, à chuchoter, à échanger des paroles à voix basse, puis de plus en plus fort.

Décontenancé, Philippe Guyot sentit battre son cœur.

Et, les larmes aux yeux, il pensa à Caroline.

Quelques instants plus tard, Christophe Lemoine le rejoignit sur la scène et s’empara du micro. Il présenta des excuses au public, dit qu’il y avait un malentendu et qu’à la suite d’une méprise qu’il ne comprenait pas et qu’il regrettait, Philippe Guyot avait confondu l’Inde et l’Amérique.

Il s’éclaircit ensuite la gorge et assura que le film qui allait être projeté ce soir était bien, ainsi que le programme du Festival le mentionnait en toutes lettres, Pather Panchali de Satyajit Ray. Il ajouta que ce long-métrage du grand réalisateur indien avait pareillement été tourné, seule coïncidence troublante avec La Fureur de vivre, en 1955.

Cette fois, l’assistance entière applaudit et plusieurs spectateurs, rassérénés, poussèrent des cris de satisfaction.

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