Wallis & Ashvin ou L’autre dimension

Francis Dannemark, Véronique Biefnot,

1.

 

Très cher Ashvin,

J’ignore si ce message vous parviendra un jour. Depuis la dernière pénurie d’alcato-fréon, les dirigeants du 43e District semblent, en effet, considérer la gestion des télécommunications comme un problème mineur. Je vous écris néanmoins – comme le faisaient les Anciens en jetant des bouteilles à la mer – sans savoir si vous me lirez. Cette correspondance entre nous reste mon ballon d’oxygène (j’adore cette expression désuète d’avant la mise en place de la Grande Bulle) !

Comment va la vie de l’autre côté de la mer ? Avez-vous eu recours aux injections ce mois-ci ? Ici, nous avons dû nous en passer. Problème d’approvisionnement. On a rassuré les gens, si nécessaire la dose sera doublée le mois prochain. Le Major répète que c’est à cause de la fermeture de la frontière entre les différents Districts mais que cette décision est vitale. Comment expliquerais-je aux membres de la congrégation qu’il s’agit là d’une forme insidieuse d’obscurantisme ? Et oserais-je le faire… ? Le 42e et le 38e District ont été jugés impurs : impossible désormais d’entrer en relation avec eux. J’avais de la famille là-bas. Le Major nous dit que nous devons les oublier, qu’ils n’appartiennent plus à notre caste. Pourquoi ? Est-ce dû aux récentes révoltes des mineurs ? J’en suis persuadée, même si le crieur de mon secteur colporte le contraire.

J’espère que vous allez bien, que vous aurez bientôt l’occasion de me répondre – et de me parler un peu des prochaines festivités de votre glorieux pays, qui reste à nos yeux un paradis inaccessible.

Bien à vous,

Wallis

 

P.-S. : Vous remarquerez que j’ai déniché de nouvelles expressions du Vieux Monde ! (Le bibliothécaire principal voit tellement peu de lettrés dans son troisième sous-sol qu’il m’autorise l’accès aux dictionnaires ! Il faut bien dire qu’avec la nouvelle nomenclature, peu de gens sont encore capables de lire… ce qui fait de nous de vrais privilégiés, cher Ashvin, et je chéris ce privilège.

 

2.

 

Ma chère Wallis,

Comme vous le voyez, votre message m’est bien parvenu. Vous ai-je dit que Siddharta Gautama, le fondateur du bouddhisme, a séjourné dans un village proche de la ville où je vis ? Mais il est vraisemblable que si l’on rassemblait tous ceux qui, dans ce territoire appelé jadis l’Inde, s’en souviennent ou qui, plus simplement, ont ne fût-ce qu’une vague idée de qui était Bouddha, cela ferait une bien modeste foule. Rien à voir avec celle qui participera aux festivités qui se préparent ! J’aurais de la peine à vous décrire l’ampleur que les autorités veulent leur donner. Ce sera fastueux, mirifique – mais dans quel but, finalement ?

Mais, chère Wallis, il m’arrive de penser qu’il doit y avoir chez vous des traces infiniment plus nombreuses qu’ici de la vie et des histoires de ces grands sages du passé. J’ai lu que dans l’État de Californie, il y avait des monastères zen dans les années 1980 et qu’ils avaient prospéré. Aujourd’hui, il doit y en avoir dans tous les États (dans tous les Districts, devrais-je dire), n’est-ce pas ?

Des rumeurs circulent selon lesquelles les injections mensuelles ne répondraient plus à aucune nécessité réelle mais que l’on continue à les imposer. Je vous avoue que, personnellement, je m’en dispense depuis plusieurs mois – sans le moindre effet néfaste. Au contraire : il se passe dans mon esprit, quand je dors, des phénomènes inédits et extraordinaires ! Si j’en crois les livres que j’ai lus, pas de doute, ce sont des rêves. Au début, j’ai eu très peur. Maintenant, il m’arrive souvent de m’endormir en appelant de mes vœux ces images, ces histoires qui semblent venir d’un autre monde.

Comment se passe votre travail ? J’espère qu’on n’a pas augmenté la cadence de production. Ici, je sens que cela ne va pas tarder. Les petites histoires que j’écris le soir (à la main : quelqu’un m’a trouvé de l’encre, à un prix déraisonnable mais…) semblent plaire : il m’arrive de les lire à voix haute et on m’en redemande.

Prenez soin de vous, chère Wallis.

Votre lointain mais proche ami,

Ashvin

 

 

3.

 

Quel bonheur, Ashvin, apparemment, le réseau semble rétabli ! Je profite donc de cette embellie pour vous répondre au plus vite. J’avais déjà entendu parler de Gautama, mais il est difficile, ici, de s’y retrouver tant les informations sont manipulées. Quelques souvenirs me restent néanmoins de cette période où, durant mes brèves années d’apprentissage, j’avais été une des rares à choisir le module de lecture. Je crois que, depuis lors, ce programme n’est même plus proposé aux démarrants. Quelle tristesse, bientôt nous ne serons plus qu’une poignée entre nos deux mondes à pouvoir communiquer avec les mots. Qui lira alors vos si belles histoires ? Vous écrivez à la main ??? Vous êtes décidément très original !

Mes géniteurs ont parfois évoqué ces temples dont vous parlez, ils se situaient effectivement dans le District 27, l’ancienne Californie, mais je n’ai aucun moyen de savoir s’ils ont subsisté… Par contre, on ne compte plus le nombre d’arrière-salles transformées en lieux de rencontre pour une infinité de petites équipes mystiques.

Quant aux injections ! Ce que vous avancez m’effraie… vous les croyez réellement inutiles ? J’ai bien envie d’essayer de m’en passer si on les rétablit le mois prochain. En quoi consiste ce que vous appelez des rêves ? Êtes-vous certain qu’il s’agit de cela ? Soyez prudent, le dernier Congrès général avait précisé que l’abus d’images illicites, inopportunes ou improductives risquerait de provoquer une perte irrémédiable de neurones. Je vous ai révélé dès le début de notre correspondance mon appartenance au grade 4, relativement défavorisé génétiquement. Je me félicite aujourd’hui de l’avoir fait car, le sachant, vous m’avez néanmoins accordé votre amitié – et elle m’est de plus en plus précieuse. Croyez-vous dès lors que je puisse me risquer, malgré ce léger handicap, à cette exploration mentale qui me tente autant qu’elle me fait peur ? Vos sources sont-elles fiables ?

Je vous avoue que l’existence, ici, est tellement compliquée (vous avez raison, ils ont encore augmenté les cadences) que je me moque un peu d’y  » laisser des plumes » (encore une expression amusante : apparemment, elle évoque les petits appendices soyeux qui recouvraient le corps des anciens lézards volants… j’en ai vu une représentation saisissante).

Je dois vous laisser à présent, cher Ashvin, l’heure de mon quart approche. Comme j’aimerais que nous ayons plus de temps pour évoquer ces merveilleux trésors engloutis, disparus avec le Vieux Monde. Avez-vous eu la chance de voir des pictogrammes de l’antique Venise ? On prétend qu’une grande tour de fer, dans un pays voisin, plus au nord, avait résisté durant plusieurs jours à l’assaut des vagues, vous souvenez-vous de son nom ? Vous imaginez… si nous avions pu nous rencontrer là, entre nos deux mondes, sur le Vieux Continent ? Quelle folie ! Peut-être que ces images, ces… rêves ressemblent un peu à des pictogrammes… Vous m’en parlerez ?

À bientôt donc, cher Ashvin.

Votre amie Wallis

 

4.

 

Très chère Wallis,

Cela me touche beaucoup quand vous parlez du Vieux Monde. C’est d’ailleurs parce que nous partageons la même nostalgie que nous nous sommes rencontrés, souvenez-vous, sur ce site où des lettrés férus de vieilles langues proposaient des textes venus du continent englouti.

Je suis un peu déçu, triste même, je l’avoue, d’apprendre que chez vous, pas plus qu’ici, on ne se souvient des gens qui parlaient d’autre chose que de progrès technologiques, de nouvelles ressources inaltérables, de puissance ultra-vectorielle (je traduis comme je peux et le mot, maintenant, me paraît plus ridicule encore que dans ma langue)… Et je suis peiné quand je lis entre les lignes que la vie est pour vous si difficile. Mais il faut que vous sachiez que ce n’est pas le paradis pour autant ici. Nous sommes riches, nous sommes puissants… Mais je trouve que les gens sont… absents. C’est ça : ils ne sont pas là. Ils sont… vides. J’ai fini par préférer ceux qui sont dans les livres – les livres d’autrefois que je réussis à trouver et dont je m’inspire pour écrire mes petites histoires. Et puis, heureusement, il y a vous. J’ai brusquement, sans raison, envie de vous dire de laisser tomber les injections. Je suis persuadé que rien ne va vous arriver. Tout le monde rêvait autrefois. Et je crois que les gens tiraient de leurs rêves des idées qui rendaient leur vie… différente. En tout cas différente de la nôtre. Je suis sûr, contrairement à ce que j’ai lu plus d’une fois, que ce sont des gens qui ne rêvaient pas qui ont été à l’origine des changements terribles qui se sont terminés par le Cataclysme là-bas et les modifications si dramatiques partout ailleurs. Vous allez peut-être penser que je raconte une histoire. Peut-être. Mais j’aimerais que vous puissiez y croire.

J’attends le plaisir de vous lire.

Votre lointain mais très attentif Ashvin

 

5.

 

Cher Ashvin,

J’ai réussi à éviter les injections ces deux derniers mois et je commence, me semble-t-il, à ressentir ces curieux effets dont vous parliez. Je ne suis pas persuadée qu’il s’agisse réellement de rêves comme vous l’entendez, plutôt des « flashs », de brefs épisodes décousus durant lesquels j’aperçois soudain des paysages inconnus. Mais c’est trop rapide, je n’arrive pas vraiment à identifier quoi que ce soit. Néanmoins, la sensation est totalement enivrante, je compte bien continuer ! Après combien de temps d’abstinence avez-vous constaté le phénomène ? J’en suis à trois mois… et vous ?

Comment se sont déroulées les festivités du septennat ? J’ai entendu dire qu’il y avait eu énormément de dérapages, que des Méga-Moles avaient été pillés, qu’il y avait même eu des morts suite à l’intervention des milices… Est-ce vrai ? Comment est-ce possible ? Dans votre pays si prospère ? Les gens n’en ont donc jamais assez ?

De ce côté-ci de la mer, nous aimerions tellement profiter de ce genre de réjouissances ! Les cadences ne nous laissent que peu de temps libre et, une fois payées les cotisations obligatoires de solidarité, la firme nous verse juste de quoi survivre. Je vois bien que les gens n’en peuvent plus : ils ont besoin d’autre chose. Beaucoup trouvent une consolation dans les groupes de guidance spirituelle, mais je me méfie des gourous qui y sévissent, s’approprient des bribes de la vieille religion et les accommodent à leur gré, je ne trouve pas ça juste. Je préfère essayer de trouver ma voie seule. Vos histoires m’y aident… J’aimerais que vous m’en envoyiez encore, s’il vous plaît, je les attends comme la plante assoiffée guette la rosée (j’ai pris cette image dans un vieux livre, je l’adore – elle dit si bien ce que je ressens).

Votre Wallis

 

6.

 

Ma chère Wallis,

Cela fait des mois maintenant que j’ai arrêté les injections. Les « flashes » dont vous parlez, c’est au début. Si vous continuez, vous verrez, ils seront plus nombreux et s’associeront. Comme des mots qui forment des phrases.

Les festivités ont été sublimes selon la plupart, terribles selon quelques-uns. Les scènes dramatiques qui ont eu lieu n’étaient pas de simples dérapages mais sans doute le signe d’autre chose.

Vos gourous, même si vous ne donnez guère de détails, semblent redoutables. Mais n’imaginez pas que notre richesse nous protège de ce genre de personnages ! Les nôtres sont très souriants, très persuasifs – et absolument convaincus de détenir la vérité, toute la vérité. Plus je lis et plus je rêve, moins je les crois. Je songe à de nouvelles histoires. Puis-je vous avouer qu’elles seront, celles-là, destinées à vous seule ? Mais il faut que vous soyez patiente.

Continuez à vous passer des injections, je vous en prie.

Ashvin, qui pense souvent à vous

 

7.

 

Très cher Ashvin !

Comme j’ai bien fait de suivre votre conseil ! Après cinq mois sans injections, mon corps (ou plutôt mon esprit ?), débarrassé de cette substance, semble découvrir une nouvelle vie, une nouvelle dimension à la vie. Et je rêve !!! Oui, de longues histoires étranges où je me promène dans des lieux extraordinaires… C’est merveilleux ! Comment vous remercier ? À présent, je sais qu’à la nuit tombée, je peux découvrir d’autres mondes, des couleurs dont j’ignorais l’existence, des animaux même… que je n’avais vus qu’en pictos.

Vos visions ont-elles évolué ? Vous m’aviez dit que ça continuait à changer. Dans quel sens ? Je suis impatiente d’avoir de vos nouvelles, racontez-moi vos rêves, je pourrai bientôt en faire autant. Vous me demandiez d’être patiente, je le suis, mais de moins en moins, je l’avoue.

À très vite, cher, si cher Ashvin.

Wallis

 

8.

 

Ma très chère Wallis,

Je ne sais si le moment est déjà venu mais il faut que je vous en parle. Depuis un certain temps, il se passe quelque chose de merveilleux. Cela a commencé ainsi : un soir, avant d’aller dormir, j’ai écrit – à la main, sur une petite feuille de papier – des mots qui me venaient à l’esprit : marcher dans un parc, se coucher sur l’herbe, regarder le ciel – le vrai ciel – jusqu’à pouvoir le toucher du bout des doigts… Je me suis endormi. Et j’ai fait un rêve extraordinaire : je marchais dans un parc, je m’allongeais sur l’herbe (je me souviens encore de son parfum), je regardais le ciel et à force de le regarder, j’en étais si proche que j’étais là-haut. C’était tellement fascinant que je n’ai pas osé recommencer tout de suite, j’ai attendu plusieurs jours. Mais quand j’ai à nouveau écrit des mots sur une feuille de papier avant de dormir, ils ont formé un rêve. Puis un autre le lendemain, un autre encore.

Je ne sais pas si vous disposez de papier, de crayons. Mais votre ami bibliothécaire en a sûrement ; sinon, subtilisez les pages de garde de quelques livres anciens.

Ma chère, très chère Wallis, j’espère de tout mon cœur que vous aurez envie de tenter l’aventure. Et qu’elle sera couronnée de succès. C’est avec une impatience très vive que j’attends de vos nouvelles.

Votre Ashvin

 

9.

 

Mon très cher Ashvin,

Je n’ai pas hésité longtemps. Et j’ai suivi votre conseil : j’ai pensé à quelques mots, je les ai écrits (un peu maladroitement, je l’avoue) et je me suis endormie. Comment vous remercier ? C’était magnifique, extraordinaire – époustouflant (j’adore ce mot découvert récemment.)

Je dois vous avouer que je n’ai pas résisté : j’ai recommencé le lendemain, et le jour suivant, et encore. J’ai de plus en plus de peine, le matin, à retourner au travail. Quitter ce monde merveilleux que je découvre grâce à vous m’est chaque fois plus pénible. Dans la journée, je retiens mentalement des mots en pensant à la nuit qui vient, des noms de villes, de musées, de sites que j’ai trouvés dans des livres, des magazines que me prête le bibliothécaire. Il y en a tellement, j’en ai parfois le vertige… Dans l’un d’entre eux, figurez-vous qu’on évoque une librairie qui s’appelait La Licorne ! Le mot est si joli ! On dit dans les dictionnaires que c’était un animal légendaire. Moi, je suis sûre qu’il a existé !

Je suis tellement impatiente de vous lire.

Votre Wallis

 

10.

 

Ma si chère Wallis,

Comme votre message me fait plaisir ! Je l’ai lu et relu. Je pourrais le réciter par cœur. Mais il y a plus important encore. Je voudrais vous proposer quelque chose. C’est une folie peut-être – mais je vous en prie, ne dites pas non, promettez-moi d’essayer ! Je vais vous envoyer un message, quelques mots. Ceux que je recopierai sur une feuille de papier. Et que j’aimerais tant que vous écriviez aussi, au même moment, c’est-à-dire vers 22 heures chez vous. J’ignore ce qui va se passer. Mais s’il arrivait ce dont je rêve…

À demain, à demain.

Votre tendre ami.

 

11.

 

À l’attention de M. Ashvin Kumdhar.

 

Madame Wallis Patterson ne s’étant pas présentée au travail depuis plus de dix jours et n’ayant pas, ainsi que nous l’avons constaté, reçu d’injection légale depuis plus de sept mois, nous avons obtenu l’autorisation d’interroger son fichier personnel et y avons trouvé vos coordonnées. Vous n’avez hélas pas donné suite à nos deux précédents courriers. Nous insistons néanmoins pour obtenir, si vous en avez, toute information susceptible de faire avancer notre investigation.

Vous ne l’ignorez pas, nos dirigeants n’incitent pas la population des Districts Fédérés à entretenir de correspondance avec des membres des États Indépendants. Néanmoins, nous constatons que Mme Wallis et vous-même avez échangé régulièrement des messages. Nous en ignorons la teneur, le traceur de Mme Wallis ayant été endommagé de manière irréversible. Nous vous prions donc instamment de prendre contact avec nous. Nous comptons sur votre collaboration et restons dans l’attente d’une réponse rapide.

Major H.S. Berford

 

Épilogue

 

— Est-ce vous, Wallis ? Est-il possible que ce soit vous ?

— Ashvin ? Ashvin, je ne vous vois pas…

— Regardez ici, dans cette direction, je vous en prie, suivez ma voix. Wallis… Wallis !

— Il y a tellement d’eau, ici…

— Dans toutes les rues, oui ! Mais vous me voyez maintenant ? Wallis, vous souvenez-vous ? Ces images de la ville où l’on se déplaçait en bateau.

— Ashvin, j’ai l’impression de voir en moi et en dehors de moi… Ou plutôt, je vous sens en moi et en dehors de moi… Oui… c’est cette ville, celle qui a disparu la première…

— Wallis, je ressens la même chose !

— Si je ferme les yeux, je vous vois encore, je vois la ville, j’entends les voix de ces gens qui marchent. Regardez, c’est un… marché ! Vous savez, là où les maraîchers, les éleveurs, les pêcheurs proposaient leurs produits en les étalant les uns à côté des autres devant les gens. Oh, cette silhouette, est-ce vous, Ashvin ?

— Oui, c’est moi ! Vraiment moi ! Rejoignez-moi ! Vous sentez ces odeurs, ces parfums ?

— Vous pensez que nous pouvons goûter ces choses ? Ce n’est pas dangereux ?

— Ce sont des fruits ! Et des poissons ! Vous imaginez cela ? Des poissons ! Et les couleurs de ces fruits, je n’en avais jamais vu de pareilles !

— Des poissons ! J’en ai aperçu qui nageaient dans cette eau en arrivant ici.

— Des gondoles ! C’est le nom de ces barques. Il faut que nous en prenions une ! Et que nous goûtions ces fruits.

—Ashvin, c’est étrange, je vous sens près de moi mais je n’arrive pas à voir votre visage. J’ai besoin de vous voir, d’être certaine de la réalité de ce moment !

— Je vais m’approcher de vous. N’ayez pas peur. Je vais poser la main sur votre épaule.

—Oh !

— Vous me voyez maintenant ? Moi, je vous vois. Vous êtes toute petite mais quel beau sourire vous avez !

—Je sais, dans mon pays, les femmes sont souvent plus grandes… Vous êtes déçu ?

— Non, pas un instant. Vous êtes charmante. Vous ressemblez un peu… aux femmes du Vieux Monde dans les livres illustrés. Oh, regardez, Wallis, l’homme sur une gondole, il nous fait signe, je suis sûr que c’est à nous qu’il s’adresse.

—Ashvin ! Ça y est, je vous ai vu… en tout cas, j’ai vu votre main… Avancez, s’il vous plaît…

— Je suis là, juste devant vous, je vous regarde. Vos yeux ne sont pas vraiment ouverts, ouvrez-les, ouvrez-les maintenant !

— J’ai un peu peur…

—Avez-vous entendu ce qu’une femme près de vous vient de dire ? « Die Welt is so schön. » Vous savez ce que cela veut dire ? Wallis, n’ayez plus peur.

— Donnez-moi la main et je crois que ça ira.

— Voici ma main, serrez-la très fort. Je vous emmène vers l’homme qui nous fait des signes. Vous me voyez, Wallis ?

— Je vous vois, je vous vois, Ashvin ! Oh, oui, vous aviez raison. Tout semble tellement plus réel ici, est-ce que c’est la vraie vie ?

— Je ne sais pas, je ne sais plus rien. Mais je sens votre main, le parfum des fruits m’envahit, le bruit de l’eau est tellement fort, tellement beau. Si ce n’est pas vrai, alors rien n’est vrai.

— Regardez, ces jolis bijoux… et cette femme… comme elle est belle ! Avez-vous compris ce qu’elle avait dit ?

— « Le monde est si beau », je crois. On dirait la vieille langue allemande.

— Ashvin… je n’ai pas envie de rentrer… vous croyez que nous pouvons rester ici ? Aussi longtemps qu’on le voudra ?

— Venez, prenons la gondole. J’en suis sûr, cet homme veut nous parler, regardez comme il nous sourit.

— Je ne sais pas nager !

— Nous allons nous asseoir. Voilà. Nous sommes en sécurité avec ce gondolier, Wallis.

— Qu’est-ce qu’il dit ?

— « Il tempo non esiste, è solo una dimensione dell’anima. » J’ai lu cette phrase un jour !

— Oh… l’âme ! Ce sont nos âmes, Ashvin ? Ici, nos âmes existent, elles existent vraiment… Chez moi, je passe souvent pour une… originale. Si le temps n’existe pas – c’est bien ça qu’il veut dire ? – alors, nous pouvons rester ?

— Non, ce ne sont pas seulement nos âmes. Mais ce sont elles qui nous ont guidés. Et nous pouvons rester, oui, Wallis, nous pouvons rester ici, je le sens, j’en suis sûr. Aussi longtemps qu’on le voudra.

— Ashvin, avec vous, je crois que je pourrais même nager.

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