De virus illustribus

Jacques De Decker,

À l’heure où s’écrivent ces lignes, à la veille de Pâques 2020, cette année dont la numérotation est figurée par deux cygnes que l’on a envie d’orthographier signes, on ne sait rien encore, en nos contrées, pas plus qu’ailleurs sur la croûte terrestre, de quoi notre avenir sera fait. L’humanité n’a cependant jamais été aussi bien informée, comme on dit.

Même dans une habitation précaire de Centrafrique, un écran reflète, avec une puissance omnisciente, des images du reste du monde. Et nulle part, pour une fois, ces reflets de l’ailleurs ne sont de nature à susciter la fascination ou l’envie, le soulagement ou l’angoisse que « la vraie vie est ailleurs », puisque partout elle est frappée d’inquiétude ou de désolation. Lorsque, jadis, de grands désastres ravageaient des régions du monde, l’information n’en parvenait qu’avec retard ailleurs sur la planète. Cette fois, l’astre, par le désastre, s’est ravageusement rétréci. Lorsque, il y a bientôt vingt ans, deux vaisseaux de l’air se sont fracassés sur des menhirs géants et habités à New York, on a, vaguement, pensé tous que la fiction était sortie de ses gonds et avait intensifié son réalisme. Cette fois, plus personne n’est spectateur, tout le monde est acteur, bien malgré lui bien sûr, de la tragédie hyper-présente. On n’est plus dans son fauteuil, mais sur la chaise électrique, avec ceci de particulier d’être investi du pouvoir d’en réchapper, à condition de se priver des gestes les plus fraternels de l’humanité : le baiser, la poignée de mains, l’étreinte, la réparation de la scission des sexes, de l’étrangeté à l’autre.

Non : c’est l’espèce qui est menacée, et principalement celle qui a eu le temps d’expérimenter la vie. Partiellement mais clairement épargnés : les petits des hommes, grâce qui est le seul signe que la malédiction n’est apparemment pas absolue.

Malédiction : mot que j’ai l’impression d’extraire d’un lexique aboli, d’une lecture jugée obsolète. L’absence d’approche métaphysique de cette situation est véritablement vertigineuse. Elle trouve son illustration dans l’adresse du Pape à une place Saint-Pierre absolument vide. Indépendamment de la résistance du souverain pontife à une adresse moderne à ses fidèles (il n’est pas moins télégénique que Donald Trump, il l’emporte sur le duc de Washington en maturité et qualités intellectuelles), cette image donne le vertige parce qu’elle illustre jusqu’au vertige la surdité de notre époque à toute hypothèse qui introduirait l’irrationnel dans l’explication – toujours contestable par définition – de ce qui nous advient. Or, que constate-t-on ? Qu’une invasion de créatures invisibles est occupée à décimer notre espèce, les mammifères singuliers que nous sommes selon une logique que les fabulateurs ont imaginée bien des fois, du moins les écrivains dotés d’une créativité débordante (ce qui ne caractérise pas les auteurs étudiés en faculté). Il fut un temps où la créativité humaine, même dotée de sens métaphysique, y voyait-on ne sait quelle colère du Tout-Puissant, maudissant une part de ses créatures coupables d’on ne sait quelle transgression.

Si l’on continuait dans cette logique qui a le mérite poétique de transcender l’irrationnel, il y aurait une cohérence dans cette hypothèse. Tout récemment, une jeune fille porteuse d’une bonne parole, célébrée dans ces pages, avait tourné un discours de mise en garde qui ne manqua pas d’impact. Est-il venu trop tard pour écarter la pandémie qui, il n’y a guère, aurait encore été interprétée comme un châtiment ?

Châtiment : autre mot d’un autre âge. Son effacement est paradoxal, puisque notre époque n’est certes pas moins encline que d’autres à sévir quand cela lui chante. Le sort réservé ces jours-ci à deux des plus éminents créateurs de notre époque, Woody Allen et Roman Polanski pour ne pas les nommer, en dit long sur le reniement par nos contemporains de ce que l’humanité peut produire de plus accompli : des œuvres d’art. Pendant longtemps, on avait pu penser que l’art échappait au désenchantement du monde. Éloignement du sacré « institutionnel », mais célébration de la créativité humaine, avec culte de ses accomplissements les plus évidents. Nuls des créateurs bénéficiant de ce culte (Picasso, Simenon, Stravinsky, Rodin, Chaplin…) n’étaient des petits saints. Il semblait que leur puissance créative les faisait échapper à la condamnation de leur comportement intime. De nos jours, plus de place à cette indulgence qualitative. Au contraire ! La qualité de leurs œuvres aggrave leur cas.

Et là, on touche peut-être au nœud du problème. Une société à deux versants a refusé l’indulgence de quelque nature qu’elle soit. D’un côté, elle condamne le refus d’obéissance à une règle qui place le juste partage collectif au sommet de son contrat social ; de l’autre, elle jette en pâture à la vindicte publique ceux qui se distinguent par le talent, satisfaisant ainsi une frustration d’infériorité symbolique pour mieux en dissimuler une autre, strictement économique. Ou condamne les riches d’esprit pour mieux épargner les riches tout courts. Or, un monde où le partage des richesses a atteint une proportion vertigineuse (une poignée de fortunes équivaut le PNB d’un conglomérat de nations) ne peut qu’engendrer une colère latente, qu’il est prudent de détourner de ses cibles évidentes en satisfaisant la vindicte populaire en l’orientant vers des figures célèbres qui ne doivent cette fortune qu’à leur talent et non à leurs talents – pour user d’un terme disparu de l’usage comme tant d’autres dans le grand massacre des langages. Cette aberration n’est rendue possible qu’en assurant que la gestion des États ne soit plus confiée à des esprits trop éclairés. Et en fait d’imposteurs à ces magistratures, nous sommes servis ! Ne prenons que l’exemple américain. Depuis ce jour, nous savons que le duc de Washington aura pour rival Joe Biden. J’invite à lire, dans la dernière livraison de Foreign Affairs, la déclaration d’intention de celui qui assista pendant huit années Barak Obama à la tête d’un pays convaincu depuis plus d’un demi-siècle qu’il est le réel nautonier du monde. Marginales avait accompagné le mandat de ce président hors normes qui avait eu pour mission, notre titre en faisant foi, de « Reconstruire la Barak ». Celui-ci, qui l’emportera probablement, son adversaire ayant eu trop de morts sur la conscience, aura une plus vaste mission de reconstruction à assumer. Mais sa simple présence dans cet affrontement majeur a de quoi rendre l’espoir. Comme en Belgique, à notre modeste échelle, l’improbable désignation d’une femme première ministre est un signe que « là où croît le péril croît aussi ce qui sauve », phrase fascinante d’Hölderlin que la tant regrettée Claire Lejeune me serinait plus souvent qu’à son tour.

On le voit : une catastrophe n’est pas la fin du monde. Elle peut aussi être une admonestation. « Puisque vous n’avez toujours pas compris, sachez que vous êtes face au pire », nous dit un mystérieux augure. Il nous atteint au plus profond, au plus secret, au plus sacré même. Il interdit d’assister les mourants, de les saluer lors de leur départ. Des victimes du virus s’en vont sans le moindre signe d’hommes, de dévotion et de regret. Ces derniers adieux inaccomplis laisseront des cicatrices dans les cœurs. Des vies se trouvent gommées distraitement, sans qu’il soit possible de venger ces non-assistances. Celles et ceux qui auraient dû les assurer auraient risqué leur propre survie.

La tragédie est un mot pauvre pour désigner l’épreuve infligée. Jadis, on se serait senti noyé sous les manquements graves qui l’auraient justifiée. Et d’aucuns auraient crié vengeance au ciel. Or, de deux choses l’une : ou il n’y est pour rien, déni que la doxa la plus répandue dans nos contrées impose ; ou il frappe faute d’avoir été entendu dans ses avertissements, et on ne peut dénier la logique de ce châtiment. Hugo, parmi d’autres, a su se servir de ce mot puissant en s’inclinant, malgré son génie, devant une vindicte qu’il ne pouvait que justifier. Qui sommes-nous pour en savoir plus que lui ? Des misérables…

Jacques De Decker

11  avril 2020

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