Chronique aiguë

Bernard Dan,

Le monde est en train de mourir autour de lui et bientôt il va lui-même périr mais il rédige un message, qu’il scelle dans une bouteille. Comme un naufragé confie son Message-in-the-Bottle aux flots mêmes qui menacent de l’engloutir ? Non, Yosl n’espère pas qu’un sauveur inconnu vienne le délivrer. Il sait qu’il est perdu – que tout est perdu, que le monde est perdu – alors pourquoi consacre-t-il ses derniers instants, son dernier souffle à écrire ? Devant quel tribunal pense-t-il déposer son témoignage ?

Le livre de Joseph

Le problème, maintenant, c’est de le retrouver.

Tout avait pourtant bien commencé, si l’on ose dire. L’invite de Jean priant les auteurs de Marginales de bien vouloir trouver l’invitation de Jacques à apporter leur contribution etc. avait été lancée un toussotement avant l’allocution historique de la Première ministre annonçant – non pas le confinement car il ne fallait pas prononcer le mot, mais bien… – des mesures renforcées au vu de l’évolution de la propagation du Covid-19. Le grand Jacques exhortait les auteurs à réagir par l’esprit en s’autorisant « toutes les approches, de la plus intime à la plus délirante ». Malheureusement, ce serait son dernier appel, retentissant. Et il fut entendu.

Baronian, fidèle au poste (Que ma lyre frissonne !), Boedts, Dellisse, Adam, Ward, Atlas, Vrebos, Biefnot, Engel, Schraûwen, Callataÿ, Görgün, Berenboom, tous, tous, presque tous, auraient vraisemblablement répondu. Mais la communauté des auteurs n’est plus une communauté, car chacun est seul, isolé, cuirassé chez lui contre la menace. De même, la société de ceux qui étouffent de poumons blancs, hésitant à rejoindre celle des morts ou celles des survivants, n’est pas une société mais une multitude de solitudes. Néanmoins, Thiry la virologue, Keguenne, Thomassettie, toutes les plumes, tous les esprits se sont sûrement mis à composer l’ouvrage destiné à documenter l’essence du vécu local de la pandémie par la fiction, la poésie ou la réflexion, le psaume, le cantique ou l’hymne – ainsi que notre cher Jacques l’a suggéré : la percussion du cosmique et du comique. Même Ringelheim, mon ami Foulek, lui qui aussi nous attend déjà plus loin, se serait joint à l’effort.

Le projet tirait un parallèle autrement tragique avec l’initiative du groupe Oyneg Shabes, qui naguère, aux heures noires, rassembla un large faisceau de perspectives sur la vie quotidienne des prisonniers du ghetto de Varsovie, archivant témoignages, documents et œuvres d’art. Lorsque les membres du groupe comprirent qu’ils ne survivraient pas, ils dissimulèrent les archives dans trois bidons de lait, qu’ils enterrèrent. Un bidon fut retrouvé sous les décombres du ghetto en 1946. Un deuxième fut découvert en 1950. Mais le troisième reste à ce jour introuvable.

Sans jamais se rejoindre, les parallèles, même frêles, se prolongent néanmoins. De fait, cette livraison-ci de Marginales, DE VIRUS ILLUSTRIBUS, ne peut être délivrée. Pas actuellement ; jamais, peut-être. Ce n’est pas qu’elle soit perdue. Elle n’est que cachée, plus exactement encryptée. Mais le code nécessaire pour y accéder (via une boîte noire transactionnelle réputée inviolable) serait resté dans l’esprit de notre cher maître et ami. Nous savons que Jacques n’affectionnait pas particulièrement l’informatique, mais il aurait été séduit par l’idée de proposer une clé cryptographique basée sur ses goûts littéraires. Sans cette clé, aucune vision intelligible du numéro 303 de la revue n’est possible. C’est désolant. Qui saura jamais ? Qui comprendra ce que nous vivons ? Qui nous croira ? Sans cette pièce irremplaçable, comment les générations futures se prémuniraient-elles contre la récurrence d’une telle catastrophe ? Alors, nous ne pouvons que citer Jacques à nouveau : « Opposons les puissances de l’esprit au dessein impénétrable qui nous frappe. » Et remmailler comme nous le pouvons nos projections éparses.

Imaginons les titres – c’est déjà ça. Un des auteurs aurait sans doute choisi Avenue de la Couronne ; d’autres auraient peut-être joué différemment avec le nom du virus, de Vie russe à Encor-ona-soit-qui-mal-y-ruse. 91-Divoc aurait pu présenter en miroir le parcours du Diable Rouge Divoc(k Origi). Les mesures de protection auraient certainement, elles aussi, inspiré plus d’un titre, par exemple 100 manières de se saluer sans se toucher, Haut les masques, Le con fini, La déconfiture ou Du 13 au 97 mars ; la pandémie, Urbi et Orbi, et l’on aurait revu quelques sempiternels revenants de Marginales arborant l’initiale T : pourquoi pas D. Trump dans Deep fake ou G. Thunberg dans Greta l’a eu / L’a-t-il eue ?

Quant aux épigraphes, qui fleurissent de plus en plus dans la revue, nous nous attendrions à trois voire quatre passages de La peste, peut-être quelques vers du Printemps d’après la fin du monde de Pagani et à coup sûr un extrait de Marcel Thiry pour la nouvelle de Lise.

Pour les textes, immanquablement une belle solitude dans une maison de repos et de soins au littoral. Jauniaux pourrait nous donner une conversation délicate avec, disons, une Maria exilée, cloîtrée, oubliée dans sa chambre depuis que les miasmes ont intoxiqué la résidence De B., avenue de la Panne à Baaldje. Ce qu’elle voudrait maintenant, Maria, ce qui lui ferait plaisir ? Revoir une représentation de la pièce Les fleûrs do bon Diè où monsieur Marcel l’avait emmenée à ses dix-sept ans. Tout le reste, confierait-elle au narrateur était identique à Saint-Idesbald et à Namur, même l’odeur du chanvre. Elle sourirait en pensant aux paroles chanvrées de monsieur Marcel, que le vent du ciel bleu lui aurait rapportées.

Conjecturons par ailleurs sur la présence d’un mini-drame sur la peste noire, peut-être de Remy-Wilkin. La grippe espagnole reviendrait assurément, et peut-être la fièvre d’Ebola. La contemporanéité de Pâques prêterait à l’imagerie d’une résurrection après la souffrance ; de même la Pâque juive, l’espoir d’une libération après le fléau (les plaies d’Égypte), le sacrifice (de l’agneau), ainsi que le fameux Ma nishtana – « En quoi cette nuit diffère-t-elle de toutes les autres nuits ? » Et les préoccupations quotidiennes : la distanciation sociale, les vidéoconférences, le décompte des malades et des défunts, l’eczéma des mains, l’arrêt de la vie économique, les métiers essentiels et les autres (avec le passage des coiffeurs des premiers aux derniers), les pénuries, les initiatives citoyennes et les machines à coudre, les images d’horreur d’Italie, d’Espagne et des États-Unis, les promesses quotidiennes d’atteinte imminente du pic de la pandémie.

Berckmans nous livrerait forcément une aventure torride, comme celle d’une perle persane de la CIA découvrant à sa manière les secrets de l’épidémiologie dans la province de Hubei. Dan, nous pensons qu’il hésiterait à rapporter la succession des symptômes présentés par son fils (qui a assez bien recouvré la santé) ou sa propre expérience au sein de la cellule coronavirus de l’hôpital ; nous devinons qu’il voudrait plutôt nous entraîner dans un conte sur le code génétique de l’acide ribonucléique viral et des implications éthiques pour les individus et les collectivités. Les calepins de Baras seraient les mieux suivis dans la chronique.

Notre passeuse à la ligne pourrait, elle, isoler de ce désastre un terme infecté : prosèmes. Si c’est le cas, elle pourrait collecter une série de ces prosèmes invariablement intitulés Le phénix afin d’invoquer à l’avance l’après-crise, dans la lignée hypothétique de ce qui suit.

Le phénix

fait niks

ainsi décrite l’oisiveté de l’oiseau

Le phénix

d’un ciel mauve

d’une orange

d’un amas de poussière

aux ailes instinctives à l’œil rond

s’il regarde vers le haut il naît

de chaque vie il ne garde pas des poches emplies

Le phénix étend ses ailes : il vole

Le phénix

monstre de plumes poilues

navette aux airs de poulaine

cogne de son bec le monde opaque alentour

Le phénix immolé par lui-même

mort (inexistant)

si d’aventure une spore éclôt sur le lieu présumé de ses cendres

dira-t-on : « Là est rené l’oiseau mythologique » ?

observera-t-on : « Il a les yeux de son père (qu’il fut) » ?

 

Le phénix

fut-il le corbeau des hôtes des bois de France

avant la Révolution ?

il peut sucer les rayons supérieurs

peut tracer des courbes ingénieuses ou prétentieuses

ou poser maladroitement ses pattes cornées sur les feuilles brunies

qui humectent l’humus (leur destinée) de ces bois

Le phénix

joint ses paupières ridées

ses rêves sont majestueux

le plus souvent il ne rêve pas

Le phénix

son corps est entièrement de pierre

son œil le soleil muet

sa tête l’ombre du soir qui veille

son bec est dur

les chevrons sur son corps figurent les phanères

Le phénix reste immobile et impassible

Le phénix

un jour visita le sphinx

aucune énigme orale ne fut posée

mais de leur rencontre

émanait dans le mystère

que le soleil n’avançait plus

le jour dura et dura

Le phénix soudain prit congé

et aujourd’hui encore le sable

les collines le ciel la surface

de la mer les roches moi-même

et bien d’autres objets

portent une parcelle de l’éclat

douloureux

de ce jour mémorable

Bref, une indispensable chronique de Froissart, une colonne de Trajan, un livre d’or, un Yizkor Buch, un hommage aux disparus et une diatribe contre ce coronavirus 2 du syndrome respiratoire aigu sévère, un recueil précieux, authentique, édifiant, les larmes et l’espérance, la peine et la résolution. Il serait là, juste là mais inaccessible, le fruit de cet effort commun, là cette réponse fraternelle à l’appel lucide de Jacques De Decker, mais inaudible.

Que restera-t-il de l’humanité ? Si seulement…

« Une belle mystification », dit enfin Jinn, en se forçant un peu pour rire. Phyllis restait rêveuse. Certains passages de l’histoire l’avaient émue et elle leur trouvait l’accent de la vérité. Elle en fit la remarque à son ami. « Cela prouve qu’il y a des poètes partout, dans tous les coins du cosmos, et aussi des farceurs. » Elle réfléchit encore. Cela lui coûtait de se laisser convaincre. Elle s’y résigna cependant avec un soupir. « Tu as raison, Jinn. Je suis de ton avis… Des hommes raisonnables ? Des hommes détenteurs de la sagesse ? Des hommes inspirés par l’esprit ?… Non, ce n’est pas possible ; là, le conteur a passé la mesure. Mais c’est dommage ! — Tout à fait d’accord, dit Jinn. Maintenant, il est temps de rentrer. » Il largua toute la voile, l’offrant tout entière aux rayonnements conjugués des trois soleils. Puis il commença de manœuvrer des leviers de commande, utilisant ses quatre mains agiles, tandis que Phyllis, ayant chassé un dernier doute en secouant énergiquement ses oreilles velues, sortait son poudrier et, au vu du retour au port, avivait d’un léger nuage rose son adorable mufle de chimpanzé femelle.

La planète des singes, Pierre Boulle

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