Le printemps est inscrit au calendrier pour demain, comme de toute éternité. Mais le froid est piquant, l’herbe en souffrance, les arbres sont nus. Un calme plat règne sur les eaux ceinturant l’île Robinson, pas une vague, pas une onde. Jamais je n’aurais imaginé que le bois de la Cambre deviendrait mon refuge, comme la forêt dense et profonde le fut pour Henry David Thoreau à partir de 1845, au bord du lac de Walden, dans le Massachussets. L’écrivain transcendentaliste américain vécut là-bas près de trois années à l’écart du monde, dans une cabane. Moi, cela fait un an que je viens ici, poussé par les événements. Le froid est mon allié. Il limite les allées et venues, il enferme toujours plus les gens chez eux. À l’inverse du soleil qui drainait tant de foule et de vie avant, il y a si longtemps, au bois de la Cambre, mais aussi aux terrasses des cafés et des restaurants, dans les jardins publics, sur les places et dans les rues, sur les plages et les digues-promenades. Je suis seul face au lac artificiel. La ville est là, quelque part au loin, elle encercle le bois. Son bourdonnement frénétique a cessé. Le ciel n’est plus balafré par les traînes blanchâtres des avions de ligne, il est bleu, d’une pureté qui apaise – malgré tout. Thoreau écrivait, dans Walden ou La Vie dans les bois : « Un des attraits de ma venue dans les bois pour y vivre était de trouver occasion et loisir de voir le printemps arriver ». Mais cette année, tout est lent, retardé. Il n’y a que le chant des oiseaux, le criaillement de quelques oies installées sur la berge herbeuse, scrutant les eaux immobiles. Thoreau aurait apprécié, lui qui disait que « le lac est le trait le plus beau et le plus expressif du paysage. C’est l’œil de la terre, où le spectateur, en y plongeant le sien, sonde la profondeur de sa propre nature ».

Quand je traverse le bois pour rejoindre mon point de vue sur l’île, le pic épeiche – dendrocopos major ou great spotted woodpecker – est mon guide. Ce grimpeur arboricole sait y faire pour mettre l’ambiance. Avec son bec en ciseau, il martèle les troncs avec une belle énergie pour s’aménager des cavités de ponte. Il est rarement à terre. Je n’en ai vu qu’une seule fois sur la pelouse. L’oiseau était bariolé, noir et blanc, il avait le bas-ventre rouge vif. Son dos noirâtre était encadré par de longues taches blanches scapulaires. Il a décollé et réalisé un vol onduleux vers les arbres en lançant un cri bref et dur, une rafale de tchik et de kik très sonores. Je l’ai perdu de vue mais il s’est bientôt manifesté en recommençant à marteler une branche morte. Le tambourinage du pic – dix à douze coups par seconde – est devenu la B.O. de mes promenades. Je préfère ce woodpecker aux pics exponentiels de la pandémie répétés comme une rengaine depuis un an, ces chiffres morbides annoncés chaque jour à 11 h 00 précises par les médias, comme une messe funèbre.

*

Le bois de la Cambre a été aménagé en parc public sur une avancée de la forêt de Soignes à partir de 1862, soit une quinzaine d’années après l’expérience de Thoreau à Walden. Une partie des arbres de l’ancienne forêt ont été conservés, essentiellement des hêtres. Quelques chênes furent aussi maintenus, tandis que dans les endroits clairsemés on procéda à la plantation de tilleuls, de frênes, de châtaigniers, de platanes, de bouleaux, de conifères. Je suis devenu très attentif aux saisons, aux changements que nous offre la nature, la seule réalité qui respecte encore les cycles. L’illusion forestière offerte par le bois de la Cambre est parfaite, même lorsque l’on rencontre quelques éléments artificiels : des rocailles, un pont dont l’intrados a des allures de grotte, un réseau carrossable disposé en anneaux autour des pelouses et des massifs, des plaines de jeux, un kiosque à musique… et puis le lac et son île. Le plan d’eau est fréquenté par des grèbes huppés, des canards colverts, des foulques, des poules d’eau. Je ne me lasse pas de ce spectacle simple et rassérénant, même s’il est parfois gâché par des explosions qui résonnent au loin…

*

Autrefois, il y avait aussi le son des joggeurs qui avaient encore accès au bois. J’ai enregistré en moi le bruit des pas de celles et ceux qui convergeaient systématiquement vers l’île autour de laquelle ils tournaient tant qu’ils le pouvaient. Aujourd’hui, courir est interdit. L’accès au bois est strictement limité aux marcheurs isolés. Ceux qui osent encore sortir ont droit à quarante-cinq minutes, pas une de plus, trois fois par semaine – 100 euros la « séance de décrassage sanitaire », comme disent les autorités. Il faut cependant être domicilié sur les lisières du bois de la Cambre, et prouver qu’on ne possède pas de jardin privé. Ici, comme ailleurs, dans la ville, tout le monde doit rester en mouvement, c’est la consigne, sinon c’est l’amende administrative, voire la sanction pénale. On ne s’arrête pas. Les déflagrations en divers endroits du bois nous rappellent régulièrement la menace qui pèse sur nous. On marche, on évolue la boule au ventre pour prendre l’air, avant de s’enfermer à nouveau chez soi. Le mouvement, toujours le mouvement. Ce qui est paradoxal dans un monde à l’arrêt depuis si longtemps. La pandémie qui touche le monde entier depuis plus d’un an a posé une lourde chappe sur l’humanité et ses activités sociales et productives.

*

Au tout début du confinement, il me semble que c’était il y a un siècle, une buvette était encore ouverte au milieu du bois, pas loin de l’île : le Woodpecker. Cela devait être le dernier bistrot, si on peut dire, qui était encore accessible dans la capitale – sans tables, ni chaises, seulement des boissons et de la petite restauration à emporter. Avant qu’ils décèdent les uns après les autres, avant qu’ils soient obligés de rester reclus chez eux, un peu fous, comme aux temps érémitiques des pères du désert, mes amis me jalousaient d’avoir la chance de pouvoir profiter de ce « troquet » – un grand mot –, situé près de chez moi, alors que tout était fermé ailleurs dans la ville. Je prenais une bière à emporter, la plus grande possible, un demi-litre, comme dans les Biergarten de Fribourg-en-Brisgau ou aux terrasses des auberges du mont Feldberg, dans la Forêt Noire. Je m’adonnais à une déambulation gentiment houblonnée, verre à la main, comme d’autres promenaient leur chien ou leurs enfants. Malgré les premières mesures restrictives, c’était encore une époque heureuse. J’aimais avoir de la mousse sur la moustache, j’aimais tenir ce gobelet en plastique et voir la bière flirter avec le bord quand j’accélérais le pas dans les clairières.

*

Le bac qui permet d’accéder à l’île est à l’arrêt. Abandonnés, les empilements de barques et de pédalos sont envahis par la végétation. Je suis allé plusieurs fois sur l’île autrefois. Prendre un verre avec des amis ou en famille sur la grande terrasse du chalet Robinson. Tout cela est si loin. L’ambiance est pesante désormais, avec les explosions, ce climat anxiogène, comme si quelqu’un allait venir dire aux ombres dont je fais partie que le bois va fermer définitivement. Les policiers à cheval là-haut sur la crête peut-être ? Ou alors les autres à vélo sur le chemin en dolomie, dans leur combinaison orange fluo ? Je vide une cannette de bière debout près d’un banc – on ne peut plus s’y asseoir, les autorités ont placé des barbelés sur les dossiers, des tessons de verre sur les banquettes et les accoudoirs. Je passe en général mes quarante-cinq minutes en pratiquant une circumambulation autour de l’île. Il y a souvent cette femme élégante qui marche devant moi – n’est-ce pas elle qui faisait quelquefois la file au Woodpecker pour un verre de prosecco ? Ensuite je prends la direction de la sortie. Le chemin est balisé par des barrières Nadar. Ils ont mis des mines antipersonnel sur les pelouses. Ça a fini par payer. Le calme est revenu dans l’herbe. Quelques explosions, des membres arrachés, des morts – un peu plus, on n’est plus à ça près avec cette pandémie –, et on a rangé les ballons et les frisbees, les nappes et les paniers de pique-nique. Il y a des miradors en lisière du bois, espacés de cent mètres, avec des gardes armés, comme dans les stalags, les ghettos, les camps des heures brunes, comme ces abris de chasseurs dans les forêts d’Ardenne, avec des tireurs prêts à dégommer un sanglier – pour le sport, pour la beauté du geste.

*

L’alcool est mon anesthésiant. Il dévaste mes neurones. C’est une drogue étrange, qui ne m’enivre plus, qui rythme simplement la succession des heures jusqu’à la nuit. Depuis que le Woodpecker a fermé, outre une ou deux cannettes de bière, je me promène avec une flasque de bourbon que je porte régulièrement à mes lèvres, comme un fumeur allume une cigarette par réflexe, répétant inlassablement un petit rituel destructeur. En dehors du bois, il est rare que je croise quelqu’un. Quand c’est le cas, les mines sont blafardes à cause du manque de lumière, des nuits impossibles et de la succession de jours égaux. Où est passée la résistance ? Tout le monde obéit, parce que les autorités brandissent le meilleur des épouvantails : la mort pour tous. Personne ne se rebelle. C’est le triomphe du politiquement correct et de la bien-pensance, celui des réseaux sociaux accusateurs et de la délation comme nouvel ordre moral. Qui a enterré la révolte chère à Thoreau ? Lui qui notait, dans La Désobéissance civile : « Le meilleur gouvernement est celui qui gouverne le moins ».

*

En fin de journée, toujours vers la même heure, il y a de la lumière dans le chalet qui occupe le centre de l’île. C’est lui, l’homme sans nom. On l’a d’abord présenté comme le « patient zéro », le premier humain touché par l’agent pathogène. Puis, quelques semaines plus tard, comme le seul humain jamais atteint par le virus. Il fallait le préserver ou alors le condamner, plus que nous tous. Pour l’exemple. Pour ne pas oublier. Les autorités l’ont parqué au milieu du lac. Un Robinson sur son île artificielle. Il ne parle aucune langue connue. On a émis l’hypothèse qu’il a fait un accident cardio-vasculaire qui aurait réduit son langage à quelques onomatopées et borborygmes. C’est aussi un homme sans visage, tellement ses cheveux sont longs, comme nous tous depuis que les salons de coiffure ont fermé il y a un an. On le surnomme « Long Hair ». Certains viennent le consulter comme un vieux sage. Tout en marchant autour de l’île, ils lui adressent leurs suppliques. Pour toute réponse, il crie en brandissant un bâton au-dessus de sa tête. Il semble bénir ceux d’entre nous qui ont survécu et se meuvent encore. Car les lieux de culte sont fermés depuis le début de la pandémie. Les croyants se sont reconnectés à la terre, au ciel, à la nature, au bois de la Cambre. Des drones déposent un stock de vivres et de l’eau potable deux fois par semaine à Long Hair. Il faut le maintenir en vie, tel un dernier espoir. Il est le reflet de ce monde, l’exception qui confirme que nous sommes semblables face à cette pandémie qui a déjà fait des millions de morts à travers le monde.

*

Les théories complotistes vont bon train. Pourquoi ces mesures totalitaires ? Un test de confinement pour préparer une guerre bactériologique ou un hiver nucléaire ? Une attaque d’extrémistes de gauche pour mettre à bas le capitalisme et la mondialisation ? Un mouvement radical écologiste qui veut sauver la planète en stoppant les déplacements et les émissions de dioxyde de carbone ? Un coup de maître de la Chine pour diriger définitivement le monde économiquement ? Des analphabètes voulant trucider la culture, les arts ? Des frileux pressés de fermer les frontières pour stopper l’afflux de migrants et les laisser voguer sur la mer pendant des années, tels de nouveaux Ulysse dans une Odyssée des temps contemporains ? Mais les morts, alors ? Une manière drastique de freiner la surpopulation ? Mais les voisins, les amis, la famille alors ? Où sont-ils tous passés ? Dans des camps, dans des fosses communes ? Il y a cependant quelques vérités. En premier lieu la disparition de la classe moyenne. Les riches ont survécu massivement. Les pauvres d’hier ont passé l’arme à gauche, ils ont laissé la place à l’ancienne classe moyenne, laminée par les faillites, le chômage, les prêts impossibles à rembourser. La société mondiale ne compte plus que ces deux extrémités : les riches et les pauvres. Les premiers capables de se payer les meilleurs soins et de prendre le soleil dans leur jardin privé. Les seconds en mode survie, obligés de sortir chercher un peu d’air dans les rues infestées par le virus, dans les parcs et les bois réglementés comme le milieu carcéral. Riche ou pauvre. Et rien au milieu, sinon un vide effarant. On observe aussi une augmentation de l’obésité morbide à force de rester enfermé, des vagues de suicides, des violences conjugales, des tueries entre voisins, de quoi largement fausser les chiffres officiels des décès causés par la pandémie. Comment définir encore « le complot » dans pareil contexte ?

*

La marche est un exercice bénéfique, un acte libérateur. C’est ma dernière réelle activité, mon dernier ancrage au monde depuis un an, mon préau de prisonnier en isolement, mon parloir sans voix, si ce n’est la mienne, intérieure, profonde. Pour pénétrer dans le bois, je me présente au check-point « Abbaye », le plus proche de chez moi. Il n’y a désormais plus que des promeneurs solitaires, des pauvres en guenilles, une poignée à la fois lâchée dans le bois. On s’habitue à tout. Plus les mois passent, moins je souhaite revenir en arrière. La foule, la promiscuité, le bruit, la fureur, la cohue… rien de tout cela ne me manque. Ce monde éteint me convient de mieux en mieux, il correspond à mes maigres aspirations : marcher dans la lumière pâle, guetter le martèlement du pic épeiche, attendre que la nature reverdisse en ce printemps tardif. Thoreau avait tout compris : « Je trouve salutaire d’être seul la plus grande partie du temps (…) Je n’ai jamais trouvé de compagnon aussi compagnon que la solitude. »

*

Long Hair demeure invisible sur son île aujourd’hui, mais je sens sa présence. Je dégoupille une cannette de bière. Je repense à mes voyages, dans l’autre monde, dans l’autre temps. Je songe avec mélancolie aux archipels que j’ai visités autrefois : les Cyclades (souvenir éternel d’Amorgos), le Dodécanèse, les Shetland, les Orcades, les Hébrides, les Féroé (Tórshavn !), Malte, les Açores, Madère, les îles du golfe de Gascogne (celle d’Yeu plus que toutes les autres)… Bien qu’artificielle, l’île Robinson a gagné son statut de mythe. Car elle est désormais inaccessible. C’est important d’avoir un rêve à portée de regard, même s’il est habité par un dingue. Le tableau est soudain gâché par un drone de la police dont les haut-parleurs énumèrent les interdits et annoncent le nombre quotidien de nouvelles victimes de la pandémie.

*

Pendant les « années sida » et les décennies qui ont suivi, on voyait des préservatifs usagés sur les pelouses, dans les taillis et les bosquets. Aujourd’hui, ce sont des masques de protection respiratoire FFP et des gants en latex usagés, presque toujours avec un doigt tendu, l’index pour dénoncer, le majeur pour insulter. On est dans le « tube » comme je me le répète souvent. Pas un tunnel avec une entrée et une sortie visible au loin. Non. Un simple tube, hermétique, sans lumière, sans début ni fin, un continuum. Une existence sans contacts physiques. Les réseaux sociaux et le virtuel ont gagné la partie. J’avance sur le chemin ceinturant l’île, emboîtant, en respectant la distance de dix mètres imposée par les autorités, le pas de la femme élégante que j’ai repérée depuis quelques jours. Long Hair nous suit du regard et lève son bâton. Peut-être bénit-il notre impossible idylle ?

*

Elle est encore venue se promener ce matin. Elle passe toujours le check-point « Abbaye » avant moi. Tandis qu’on prend ma température pour vérifier si je ne suis pas contagieux, je la regarde s’éloigner en direction de l’île. Si j’éprouve des sentiments pour elle ? Je ne sais pas. À dire vrai, je ne sais plus ce que cela signifie précisément avoir des sentiments. Cette femme crée en tout cas chez moi un certain trouble qui, je le crains, pourrait bien aboutir à un vrai désordre intérieur. Je ne la connais que de dos. Je la suis à « distance sanitaire » sur le chemin qui fait le tour de l’île. Ses longs cheveux noirs adoptent le rythme de ses pas, en décalé, à l’inverse de son déhanché, droite, gauche, droite, gauche… Il n’y a que dans les virages que je distingue une partie de son visage, de profil. Son front droit, son nez dissimulé dans le masque – sourit-elle dessous ?

*

La nature revient pleinement à la vie. Les oiseaux avaient lancé le mouvement. Maintenant ce sont les arbres qui verdissent, les fleurs qui éclosent et imposent leurs couleurs. Le printemps est enfin là, rien ne pourra plus l’arrêter. Le ciel est serein, l’air vivifiant. Est-ce la fin de tout ceci ? Elle est au rendez-vous. Toujours très attirante, mystérieuse. J’ai envie de braver les interdits pour m’approcher d’elle, pour lui parler, cesser tout ce simulacre. Je me décide à agir… Mais il y a soudain un bruit de moteur. Un hélicoptère qui approche. Il apparaît, hostile, guerrier. La belle accélère le pas, elle court. Je la perds de vue. L’hélicoptère survole l’île plusieurs fois et s’immobilise au-dessus du chalet, en stationnaire. Un tireur d’élite de la police sonde le terrain dans son viseur. Cette fois, c’est certain, ils viennent abattre Long Hair, pour célébrer le retour à une certaine normalité – « l’effet printemps » ?, la fin de la pandémie ? Je cours pour rattraper cette femme qui m’échappe depuis trop longtemps. Je l’aperçois enfin. Mais j’ai fait trop d’effort. Je suis essoufflé. J’ai la tête qui tourne. J’aimerais tant qu’elle se retourne, qu’elle retire son masque, qu’elle marche vers moi et m’offre son visage, son sourire. Long Hair lance un cri aigu. Un coup de feu retentit. Les canards s’envolent. Les oiseaux se taisent. Seul le pic martèle encore un tronc, dix, douze fois, et le silence s’installe – définitif.

Partager