Le cynisme, si odieux, si incommode dans la société, est excellent sur scène.

Diderot

– Mais, mon petit Monsieur, prenez-le un peu moins haut.

– Ma foi ! mon grand Monsieur, je le prends comme il faut.

Molière

Avril  2020. Dans un paysage champêtre des environs de la capitale, une ferme du xviiie siècle. Le soleil est d’or, le ciel d’azur, les oiseaux chantent. Près d’une jolie fontaine, un homme et son hôte sont assis à une table de jardin.

Le journaliste

Bonjour, Professeur. Et merci de nous accueillir chez vous.

Le professeur

Bonjour.

Le journaliste

Ça faisait une éternité.

Le professeur

Une éternité brève, mon cher…

Le journaliste

Fort heureusement pour nos auditeurs.

Le professeur

Que puis-je pour vous ?

Le journaliste

Aujourd’hui je vous invite à nous parler de la redoutable pandémie de Covid.

Le professeur

Covid-14.

Le journaliste

19…

Le professeur

Déjà ?

Le journaliste

 

Le professeur

Simple boutade.

Le journaliste

Bien sûr… Que pouvez-vous nous dire de la tragédie qui s’est abattue sur la planète ?

Le professeur

Voyez-vous, depuis peu je me passionne pour tout autre chose : les pécaris.

Le journaliste

Les pécaris…

Le professeur

Vous ouvrez de grands yeux. Je vous comprends : les pécaris ne sont pas le sujet à la mode.

Le journaliste

Revenons à la Covid, voulez-vous : de quoi s’agit-il ?

Le professeur

C’est une maladie qui est due à un coronavirus.

Le journaliste

Le SARS-CoV-2.

Le professeur

Elle n’affecte pas les pécaris.

Le journaliste

L’humanité, elle, est frappée de plein fouet.

Le professeur

Par bien d’autres fléaux encore…

Le journaliste

Et ?

Le professeur

Eh bien, il faut savoir que les pécaris ne sont pas à l’abri des maladies. Tenez : dans une partie du Brésil, 70 % d’entre eux sont positifs pour la leptospirose.

Le journaliste

Mais la Covid, Professeur !

Le professeur

Je vous l’ai dit : les pécaris n’ont rien à craindre.

Le journaliste

Oui, oui, mais en ce moment l’actualité…

Le professeur

Une actualité si virulente qu’il n’y a plus de place, ni sur les chaînes télévisées, ni à la radio, ni dans la presse, nulle part, entendez-vous, pour ce joli petit mammifère… Vous ai-je dit qu’il appartient à la famille des Tayassuidae ?

Le journaliste

Tayass…

Le professeur

Je viens d’ailleurs d’en adopter un. Son propriétaire l’avait abandonné, il a dû idiotement penser que l’animal pouvait lui transmettre la Covid.

Le journaliste

Vous avez adopté un pécari !

Le professeur

Une femelle : voyez là-bas, dans le parc, si elle n’est pas mignonne ; je dirais qu’elle a tout au plus six mois. En l’honneur de ses semblables, je l’ai baptisée « Taya ».

Le journaliste

Délicieux. Toutefois…

Le professeur

Et regardez comme elle va chercher sa baballe : hop !

Le journaliste

Mais cette bête vole ! Sans ailes !

Le professeur

Une variété mutante. Les Chinois ne l’ont pas encore mise à leur menu. Et je précise que Taya ne « vole » pas, elle se « propage » : par voie aérienne ou simple contact physique. Constatez vous-même : je vous touche et hop ! la voilà assise sur votre tête.

Le journaliste

Professeur, si je m’attendais !… Ainsi, donc, parce que c’est votre pécari, il se propage à partir de vous.

Le professeur

N’est-ce pas divertissant ?

Le journaliste

Un scoop scientifique qui n’est pas sans rappeler le modus operandi du coronavirus… Voilà qui nous ramène à notre sujet. Vous le savez : des artistes, des écrivains, des poètes sont émus par la tragédie de la Covid. La fine fleur de la culture…

Le professeur

Qui a horreur de rester dans l’ombre : « Un million de contaminés et moi et moi ! »

Le journaliste

Pardon ?

Le professeur

Continuez.

Le journaliste

La fine fleur de la Culture…

Le professeur

Soudain miraculeusement solidaire et compassée.

Le journaliste

Je disais… Que disais-je ?

Le professeur

Que le gratin…

Le journaliste

Le gratin ?

Le professeur

La crème…

Le journaliste

La crème ?

Le professeur

Les aèdes, mon cher.

Le journaliste

C’est ça… Tant de merveilleux transports inspirés, résonnant à l’unisson…

Le professeur

Illuminant les vies désolées, réchauffant les cœurs meurtris.

Le journaliste

Absolument.

(Bas : Se moque-t-il ?)

Le professeur

Que ferait-on sans cette crème du gratin de la fleur ?

Le journaliste

(Bas : Il est bizarre…)

La population elle-même est comme possédée par une frénésie de solidarité.

Le professeur

Une fois n’est pas coutume.

Quelle fleur, fine ou même grossière, pour la guerre en Syrie ?… Vous me direz : encore elle !

Quelle crème pour les migrants ?… Je sais, ils persistent à ne pas savoir nager et à s’entasser à nos frontières.

Quel gratin pour la sempiternelle « faim dans le monde » ?… Bien sûr, ce n’est pas notre monde.

Et quelle frénésie générale ?

Le journaliste

C’est sans rapport…

(Bas : Mais quelle mouche le pique ?)

Le professeur

Vous trouvez ?

Le journaliste

Cette fois l’horreur est sous notre nez.

Le professeur

Quand elle n’est pas dedans

Le journaliste

On ne peut mieux dire !

Le professeur, il attrape le micro du journaliste

La mort est plus injuste ici qu’ailleurs, n’est-ce pas ?

Et c’est ainsi que, seuls ou en bande, d’exquis chanteurs, prosateurs ou rimeurs, pétris de « bons sentiments », et qu’on n’a pas sonnés, s’invitent sur la scène de la catastrophe nationale ou s’emparent des chagrins des familles pour faire mumuse avec leurs muses : ici et là, en grand leurs noms conquérants, quand les morts et les familles sont anonymes ! Sous le masque d’une humanité zélée : prétention, indiscrétion, occupation.

Le journaliste, il branche un deuxième micro, plus grand

(Bas : Ce n’est pas du direct, une chance !)

Des gens si sensibles, vous allez les fâcher… Dites-nous plutôt quelque chose sur les « blouses blanches » et ces métiers « dévalorisés », toujours à l’œuvre : les hommes et les femmes employés de grandes surfaces, chauffeurs de bus, boulangers, livreurs. Selon l’heureuse expression d’une consœur* : les « premiers de corvée » ?

Le professeur, il rend le micro au journaliste

Ils sont formidables.

Le journaliste, il parle dans les deux micros

Vous voyez, quand vous voulez… Autre chose, maintenant : peut-on, d’après vous, parler d’une mise en scène morbide de l’actualité par les grands médias ? Ne se focalisent-ils pas sur les aspects les plus dramatiques, et même sordides, de la pandémie ?

Le professeur, il fauche les deux micros au journaliste

C’est un hit-parade des cadavres : ça dope l’audimat et les ventes. La « société du spectacle » jubile… Vous n’êtes pas sans savoir qu’un grand quotidien français titrait récemment sur toute sa première page : « Vendredi, maman est morte. »** Et samedi ?…

Soyons logiques : si toute la famille ne crève pas au compte-gouttes, avec le gosse en prime, à quoi bon lire cette gazette ?

Le journaliste, il branche un troisième micro, plus grand que les deux premiers

Un mot, peut-être, sur ce nouveau genre littéraire : le « journal de confinement ».

Le professeur, il rend le plus petit de ses deux micros au journaliste

Un genre essentiel, qui va à l’essentiel !

Le journaliste, il pose le petit micro sur la table

Les plus en vue, mais pas seulement, font savoir qu’ils s’y adonnent et certains en divulguent déjà le contenu dans la presse ou sur les réseaux sociaux.

Le professeur, il arrache le micro du journaliste, plus grand que le sien, qu’il abandonne sur la table

Ils n’ont pas perdu de temps et on voit comment, selon leur personnalité et leur « talent », ils s’appliquent à y apparaître « bouleversants », « érudits », « inspirés », « originaux », « désopilants », « spirituels », que sais-je encore.

Le journaliste, il branche un quatrième micro, celui-là est énorme

Tenez-vous un tel journal ?

Le professeur, il lorgne l’énorme micro qui lui fait très envie

Cela va sans dire. L’intelligence et la clairvoyance, a fortiori le génie, sont une lourde responsabilité que j’assume moi aussi et, de la même façon, je me mets au service de la collectivité.

Le journaliste, triomphant, en raison de la taille de son micro, il arbore un sourire narquois

Bravo.

Le professeur, il se penche progressivement sur la table pour se rapprocher du journaliste et s’emparer de son micro

J’ajouterai, et mes amis diaristes confinés ne me démentiront pas, que l’impudeur est une vertu moderne. On évitera donc de la confondre méchamment avec quelque boursouflure de l’ego ou une forme d’exhibitionnisme opportuniste et intéressé.

Sachez aussi que, en tant que scientifique, je suis à même de faire des prédictions et d’anticiper, ce qui me permet d’écrire déjà mon « journal de déconfinement » et même mon « journal de re-confinement ».

Le journaliste, il recule sa chaise d’un bon mètre pour protéger son micro

C’est remarquable.

Le professeur, il se lève et, l’air de rien, flâne en direction du journaliste

Je rassure tout de suite vos auditeurs : on n’y trouvera pas un traître mot sur des bombardés, des exilés ou des décharnés.

Le journaliste, il cache son micro dans son dos et prend un air dissuasif

Ces journaux de confinement ont-ils pour but d’édifier la population ?

Le professeur, il retourne s’asseoir en scrutant son micro pensivement

Ça et rien d’autre, n’en doutez pas. Il va de soi que cette pratique entretient également la cote de popularité des auteurs, mais qu’y peuvent-ils et qu’y puis-je moi-même ?

Le journaliste, prudent, il débranche le micro énorme, le range et reprend le petit et le moyen qui traînaient sur la table

Professeur, quel sera le titre de votre journal de confinement ?

Le professeur, il parade, il a maintenant le plus grand micro

Taya au temps de la Covid.

Le journaliste, il a l’air de se creuser la tête

Et l’éditeur ?

Le professeur, il vient narguer le journaliste avec son micro avantageux

Gras-Limard.

Le journaliste, il prend des poses d’haltérophile pour donner plus de poids à ses deux micros

Félicitations. Vous nous feriez un immense plaisir en nous révélant un extrait de ce texte en cours.

Le professeur, il est ostensiblement indifférent à la manœuvre du journaliste

Certainement. Voyons… Ah, le 27 mars 2020 :

Ce matin j’ai découvert avec bonheur que Taya excelle dans les tâches domestiques : je l’ai surprise en train d’aspirer dans le salon, après quoi elle a fait la vaisselle, que la bonne et son mari avaient laissée en plan, et m’a cuisiné un de ces bœufs bourguignons… Il était accompagné d’un Chapelle-Chambertin Grand Cru. Quel milieu de bouche !

Le journaliste, il exagère ses poses d’haltérophile, comme si les poids qu’il soulevait étaient colossaux

Un luxe de détails qui vous honore, cependant…

Le professeur, il est impressionné par le poids des micros du journaliste et le sien ne lui paraît tout à coup plus aussi intéressant

C’est la moindre des choses, je déteste prendre les gens pour des imbéciles : les Côte d’Or sont mon péché mignon et mon fidèle lectorat découvrira méthodiquement les six cents grands millésimes de ma cave personnelle.

Dans ces pages, j’évoque aussi les enivrantes balades avec Taya.

Le journaliste, il troque ses deux micros contre celui du professeur qui ne veut plus du sien

Oui, votre domaine s’étend devant nous sur…

Le professeur, il est surpris de la légèreté des micros du journaliste et s’en réjouit car voilà qu’il les manipule comme des colts, il fait le cow-boy qui dégaine plus vite que son ombre

Cinquante hectares. Vous en conviendrez, en période de confinement ce n’est pas trop.

Le journaliste, il est pris d’un doute et range son micro, il ressort le micro énorme et le branche

D’autres se contentent de moins…

Le professeur, il dédaigne le journaliste et lui tourne le dos, il tire avec ses colts sur des cibles imaginaires

Mes voisins, par exemple : vingt hectares. Et ils sont deux ! – lui est banquier et elle fait de la politique. Saviez-vous que leur fiston, cadre chez Google, est coincé dans son chalet à Courchevel : à peine cinq hectares de terrain… ? Enfin, avec leurs relations ça ne devrait pas durer.

Le journaliste, il tient maintenant l’énorme micro comme s’il s’agissait d’un bazooka

Pour revenir à la Covid proprement dite, comptez-vous prendre part à la lutte contre la pandémie ?

Le professeur, il se retourne vers le journaliste et à la vue du bazooka devient livide d’envie

Pourquoi pas.

Le journaliste, il pointe son arme imposante sur le professeur

De quelle façon ?

Le professeur, il met les mains en l’air

Je pourrais dresser Taya et hop ! en faire un chasseur de virus… Et de truffes !

Le journaliste, profitant de la supériorité de son armement, il reprend les deux micros au professeur

Pardon ?

Le professeur, il sort une liasse de billets de sa poche et la tend au journaliste pour acheter le bazooka

Je plaisantais.

Le journaliste, il incline la tête et fait la moue

L’émission touche maintenant à sa fin. Une dernière chose, Professeur : il va falloir se préparer à l’après-confinement et, à ce sujet, que pensez-vous de la réflexion d’une psychanalyste et philosophe interviewée par un autre grand quotidien français : « Le retour à soi est la meilleure sortie de crise qu’on puisse espérer. »***

Le professeur, d’une autre poche, il sort une deuxième liasse de billets

Le divin « Soi » est le cœur authentique mais caché de nos beaux discours et de nos vies peu scrupuleuses. Aujourd’hui, plus que jamais, il est à l’honneur : avec quelle facilité un brin d’ARN microscopique a fait illico basculer l’Europe de l’entre-soi dans le chacun pour soi. Et loin de prendre en compte l’intérêt général, les gens, eux, se sont avidement et égoïstement jetés sur… le papier-cul.

Le journaliste, il accepte le marché et donne le bazooka au professeur

En somme, vous préconisez plutôt un retour à l’autre.

Le professeur, il prend le bazooka, le pointe vers le journaliste mais, dépité, se souvient que ce n’est qu’un micro

À tous les autres : d’ici et d’ailleurs.

Il s’agit évidemment d’une tout autre… hygiène.

Le journaliste, il détale avec l’argent

Le professeur, il désigne du doigt le journaliste

Taya, va chercher !

Rideau


Notes

* Martine Dubuisson, Le Soir, 06/04/2020.

** Le Monde, 05/04/2020.

*** Libération, 27/03/2020.

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