Plumes en bataille

Marianne Sluszny,

Jacques De Decker et Guy Lejeune se sont rencontrés à la RTBF au début des années 1980. Guy réalisait l’émission « Écritures » que Jacques concevait, animait et présentait. Ce fut le début d’une longue amitié.

Je suis très heureuse, d’avoir pu, à l’occasion de cet hommage, prêter à Jacques la rédaction des prémices d’un scénario que j’avais écrit il y a de longues années avec Guy.

Je remercie infiniment Jacques De Decker, qui en connaissait bien davantage que moi sur le sujet, d’avoir fait vagabonder nos personnages dans le parc Josaphat.

À tous.

Je suis mort le 12 avril 2020.

Je suis un jeune mort et je tente de me frayer un passage dans des flots de larmes.

Que de liquide dans vos sanglots.

Que d’écoulement lacrymal (Lacrimosa) qui ravine mes joues exsangues. J’éprouve tant de peine de ne plus jamais pouvoir, vouloir et tant de choses encore, que par pudeur, je ne dirai pas.

À toi, à vous qui me regrettez.

À vous tous qui me rendez de vibrants hommages qui s’essayent à un peu de gaieté car c’est ainsi que je le souhaite.

L’irréversible s’est emparé de moi.

Comme jeune mort, j’ai encore à apprendre mais je me débrouille bien. Veillant sur les vivants que j’ai aimés, je trace les contours de ma nouvelle existence. Je me console de votre absence en rencontrant des morts plus âgés. Ceux qui m’ont manqué.

Me voici devant un immeuble des années trente dont toutes les fenêtres s’ouvrent sur le parc Josaphat. Je monte alertement les cinq étages qui me séparent du logis d’un ami mort depuis huit ans. Il fut un cinéaste d’une culture prodigieuse et un ardent connaisseur de nos lettres.

Autrefois, lorsque nous ne pensions (en principe) pas à notre disparition, nous avions écrit un scénario consacré à Charles De Coster et à sa créature Tyl Ulenspiegel.

Le film ne fut jamais réalisé.

Notre prose avait déplu à la commission du documentaire.

Pas de levée de fonds pour un portrait du père fondateur des lettres belges d’expression française ! Quelle ringardise de l’avoir nommé ainsi !

Nous étions d’ennuyeux savants ! Des barbons insensibles à la pétillante dynamique postmoderne !

La salonnarde institution nous dépréciait. Elle cachait ainsi sa méfiance pour l’Espiègle, cet homme du peuple bravant toutes les autorités.

Et quel mépris pour la langue charnelle de son créateur qui débordait du cadre des conventions où chaque phrase s’ennuie dans le confort de sa niche. Les fonctionnaires des lettres voyaient d’un œil soupçonneux que De Coster ait mélangé des mots de vieux français et de gras flamand : les deniers et les esterlins pour la fricadelle et les koekebakken, la bâfre de cervelas pour la bombance de Papzak, la bruinbier pour les soudards qui traînent arquebuses ? . Impossible pour l’institution culturelle « chien fidèle » de rendre ce cocktail compatible avec les réformes politiciennes qui avaient déchiqueté le pays.

Mais qu’est-ce que je fabrique au cinquième étage de l’immeuble ? Cela ne fait-il pas quatre ans que la femme du mort a déménagé ? J’ai toujours été curieux. Je suis un mort en éveil et, d’humeur espiègle, je sens mon sourire de légende, aussi discret qu’éternel, s’étirer sur mes lèvres livides.

La porte de l’appartement est entre-baillée. Les lieux sont vides. Je perçois pourtant l’odeur du tabac de pipe que fumait mon ami. Comme les arômes du papier des anciens livres qui débordaient de sa bibliothèque. Je me faufile dans le couloir jusqu’à son bureau. Il est là, assis dans son fauteuil, pareil à lui-même. La mort lui va bien. Il n’a pas pris une ride. Souriant, il me salue et m’invite à m’asseoir.

Heureux de nous revoir, nous projetons de reprendre nos scénarios sur l’histoire de nos lettres. Nous laisserons dormir quelque temps De Coster pour nous atteler à l’épisode suivant de la saga.

La Renaissance littéraire de 1880.

Le temps des revues. Toutes Marginales.

Deux d’entre elles, La Jeune Belgique et L’Art Moderne, avaient provoqué remous et surtout rivalités. Par différence de programmes ? Non, davantage par la vanité de certains chroniqueurs et écrivains.

Avons-nous progressé ? Nos individualismes égotistes ne provoquent-ils pas des guéguerres dont le seul but est de décrocher un article de presse, une interview radio, une apparition à la télé ?

J’ai toujours été optimiste. Je fus un meneur de jeu enthousiaste plutôt qu’un grognon ès ressentiment. Je ne veux pas perdre ce pli d’humaniste. Rester digne m’a toujours semblé la meilleure recette pour progresser dans le respect de l’Autre. J’ai donné de mon âme et de mon temps. Je pense avoir été un ami fidèle. J’ai aimé accueillir les plus jeunes et les encourager. C’est ainsi que j’ai tout appris.

La Renaissance Littéraire de 1880.

Une ardente jeunesse qui appelle au renouveau des lettres, en plein faste du Cinquantenaire de la Belgique.

Des Plumes en Bataille.

L’Art moderne avait pour objectif de favoriser l’art engagé. La Jeune Belgique défendait l’art pour l’art. L’Art moderne appelait à renoncer à une écriture de la distraction. La Jeune Belgique estimait l’art social vulgaire. L’Art Moderne convoquait écrivains et artistes à soutenir les avancées politiques. La Jeune Belgique encourageait ses auteurs à livrer les secrets de leurs « âmes et entrailles pantelantes ». L’Art Moderne revendiquait un art national, ouvert aux créateurs de Flandre. La Jeune Belgique voulait épouser l’esprit français.

Des Plumes en Bataille ?

Au figuré comme au propre.

Avec ses coqs de combats.

En 1886, Albert Giraud, animateur de La Jeune Belgique, poète à la plume acérée, s’était battu en duel avec Edmond Picard. Les deux hommes s’en étaient sortis indemnes.

Quelques années plus tard, La Jeune Belgique épingla l’écrivain francophone d’Anvers, Georges Eekhoud. La machine s’emballa. Un duel avec Picard fut envisagé…

Une angoisse s’empare soudain de moi. Pourquoi ai-je perdu le fil de ce qui se passe ici et maintenant. Mon ami avait mis à table tous ses originaux. Mais lui, où est-il ? A-t-il disparu sous les documents ? S’est-il envolé par la fenêtre pour rejoindre les perroquets multicolores du parc qu’il avait toujours aimé observer de sa longue-vue ?

Je me sens soudain seul et perdu. Je rassemble mon énergie de jeune mort pour m’en aller rêver dans la vallée du Josaphat.

Là où, né à Schaerbeek, j’ai joué enfant. Avant de m’y promener, plus contemplatif avec l’âge, charmé des rais de lumière qui traversent les feuillages, émerveillé par les espaces revêtus de fleurs qui s’offrent comme de petites taches teintées.

À la manière des peintures du luministe Émile Claus.

Lui qui avait fait un remarquable portrait de Camille Lemonnier, l’aîné en littérature et la caution morale des fondateurs des deux revues qui, je précise, avaient attendu la fin de 1883 pour rendre explosifs leurs différends. Quelques mois après l’avoir sacré, lors d’un banquet collectif, « Maréchal des lettres belges ».

Un Maréchal ! Une des plus hautes distinctions militaires. Un honneur suprême. Oserions-nous encore ?

Nous avons appris un certain sens du ridicule. Cela nous a-t-il rendus moins vindicatif ? Peut-être. Je suis un mort qui garde confiance en l’avenir.

Le parc Josaphat. Avec sa fontaine d’amour et les eaux frémissantes des étangs sur lesquels les canards se faufilent entre les jaunets et les nénuphars. Voilà qui me fait songer au néo-impressionniste et pointilliste Théo Van Rysselberghe. Lui qui avait peint Émile Verhaeren à une époque où les Plumes n’allaient pas sans les Pinceaux.

L’Art comme je le conçois.

Textes et images.

J’ai toujours aimé la promenade. Merci la mort de me permettre d’arpenter les chemins. Encore quelques tours et j’irai rêver face à la statue de Verhaeren. Car mes pas me portent vers la cascade qui alimentait autrefois le ruisseau et les eaux du Josaphat. C’est un ensemble aux tonalités archaïques, avec un étroit pont branlant qui surplombe des rochers moussus.

Tout près de là, sur le premier carré de pelouse accessible, a été érigé le buste d’Albert Giraud. Je songe aux milliers de promeneurs qui ne savent rien de l’histoire de cet habitant « illustre » de Schaerbeek. Un polémiste parfois poète est-il d’importance ? Et un animateur de revues ? Le genre était alors aussi prolifique que fragile.

Marginales.

Quelques mètres à peine de la statue d’Albert Giraud, un mémorial de style moderne est dédié à l’opposant Philippe Baucq, fusillé par les Allemands au Tir National à Schaerbeek le 12 octobre 1915, condamné pour espionnage et distribution du journal clandestin La Libre Belgique.

Albert Giraud et Philipe Baucq.

Des méconnus de pierre enracinés dans le même pré.

Giraud. L’excité romantique qui joue au demi-dieu.

Les gifles de mots mordants puis le souffle des épées.

Baucq. Le héros sacrifié pour avoir été un Homme.

Les coups de feu assassins puis le silence mortel.

D’incomparables destins.

Quel est donc le sens de la littérature ?

Résister à l’affadissement du monde, à cette lobotomie généralisée qui induit l’indifférence aux humiliations, aux abus et excès ?

La littérature a droit de cité.

Elle est politique, grâce à ses mots sans concessions…

Plongé dans mes réflexions, je suis arrivé devant la statue de Verhaeren. C’est l’ultime but de ma promenade. Me revient ce qu’écrivit Giraud sur la langue du grand symboliste : C’est un congrès international de fautes de français, de vers boiteux, de tournures baroques, d’images fausses, de métaphores incompréhensibles…

Comment expliquer ces lignes sinon par la jalousie haineuse de son auteur ? Un tel déferlement d’injures est une incartade à l’honneur de la littérature.

La politique de l’injure est une injure de la politique.

La Jeune Belgique et L’Art Moderne.

Émile Verhaeren fut un temps des deux revues.

De 1874 à 1881, il fit des études de droit à l’Université de Louvain. Il y rencontra les futurs animateurs de La Jeune Belgique : Max Waller, Iwan Gilkin… et Albert Giraud.

Il fit son stage de diplômé en droit au cabinet d’Edmond Picard, le fondateur de L’Art Moderne. Rien à voir avec la distance qu’il prit avec La Jeune Belgique. Verhaeren était au-dessus des grotesques mêlées.

Dévoré par le virus de la littérature, il ressentait de toutes ses fibres sa subtile complexité.

Ses mots jaillissaient d’inspirations multiples que les petits esprits ont pu juger contradictoires.

Il maniait l’hyperbole et concédait tout à la précision de la langue. Il avait ses envolées mystiques comme ses phrasés naturalistes. Ses lignes s’élevaient à la transcendance mais exprimaient les jouissances terrestres. Il transfigurait la technique, lyrique sur son déchaînement bestial mais confiant qu’elle puisse servir le progrès humain. Il était d’ici et d’ailleurs. À la fois le poète de son village natal de Saint-Amand et des Villes Tentaculaires. Il eut un moral en clair-obscur. Il fut sensible à la vie spirituelle comme à l’Histoire.

L’Histoire. Était-ce encore le moment de se confiner, sous peine d’insultes, dans cette Jeune Belgique qui vouait un culte sectaire à l’art pour l’art ?

Alors que.

Il y eut la création du P.O.B en 1885. De grandes grèves éclatèrent dans tout le pays, aussitôt réprimées dans le sang. Enfin, les leaders de l’insurrection des mineurs du Centre et du Borinage furent traduits devant les assises pour complot contre l’État.

Tout cela.

Est-ce si loin ou plus actuel que jamais ?

Le monde que j’ai quitté est d’une violence inouïe. Les formes sont sans doute plus policées car plus hypocrites. Elles cachent la férocité des divisions et des exclusions. Nos institutions garde-fou ? Elles semblent frappées de brutale folie.

Que font les gens de lettres ? En résistance ? Ou en voie d’adaptation au prix de souffrances intimes que leur déni ne fera qu’empirer ?

J’ai tant aimé Verhaeren.

Un génie universel qui a tété goulûment le sein maternel flamand et a écrit en goûteux français.

Un passeur de mots. Un traducteur.

Comme moi ? Je songe à mon mémoire de fin d’études consacré à Hugo Claus. Je l’avais rédigé en néerlandais.

Sur quelle berge/belge de l’Escaut ?

Je me sens soudain très fatigué.

Est-ce une hallucination ? La statue blanche de Verhaeren se transforme en masse de couleur noire. Je ne perçois plus le murmure du vent dans les feuillages du parc mais des clapotis de vaguelettes, celles de l’Escaut.

Je me frotte les yeux et je distingue la tombe de Marthe et d’Émile Verhaeren qui surplombe le Schelde. Puis, le passeur d’eau dont l’embarcation relie une rive à l’autre du fleuve. Pour rassembler les régions et les langues de la Belgique écartelée.

Il est temps de quitter le parc Josaphat.

Je ne puis me résoudre à l’adieu.

Je songe aux travaux que j’ai laissés derrière moi.

Je pense à Marginales, la revue fondée en 1945 par Albert Ayguesparse, l’écrivain engagé, le fondateur du Front de la littérature de gauche des années trente. Gagné par l’âge, il arrêta la publication en 1991.

J’aurais pu reprendre le flambeau. Par respect, j’ai préféré m’abstenir. Sept ans de réflexion. Jusqu’en 1998, pendant l’affaire Dutroux.

Je crois ne pas m’être trompé en épargnant à ce fabuleux legs les aléas de la précipitation.

J’ai été un fédérateur. J’ai laissé, dit-on, un grand vide. Sachez qu’à tout instant, je pense à tout ce que vous m’avez apporté.

Loin d’être naïf, il m’arrive de craindre les scénarios catastrophes. Des plumes en bataille pour écrire des livres à mon sujet ? Des rivalités pour réaliser un film avec les archives et témoignages que j’ai laissés ? Des tonalités inadéquates pour Marginales ?

Même mort, je reste confiant et optimiste.

Assuré que vous porterez mon héritage loin des mesquineries des milieux littéraires, culturels et politiciens.

Convaincu que vous ne perdrez pas votre énergie à inférioriser ou inféoder un pseudo-concurrent.

Certain que les émulations supplanteront les discordes.

Persuadé que vos talents ne seront pas gâchés par l’envie de mettre de l’huile sur le feu dévoreur de la Beauté.

En restant unis, vous me garderez vivant.

N’est-ce pas votre souhait ?

Je vous ai tant aimés.

Je vous aimerai jusqu’au jour où je disparaîtrai de votre mémoire.

Jacques

Moi, la femme du vieux mort, j’ai quitté il y a quatre ans l’immeuble qui fait face au parc Josaphat. Je n’ai pas su me séparer ni du lieu et de la vue. J’y ai loué une petite chambre sous les combles et j’y viens pour travailler. Je sais que dans « notre » appartement s’est installé un couple avec trois enfants et deux chiens. J’éprouve donc du mal à admettre que Jacques De Decker ait pu trouver là un lieu désert.

Je ne doute pas qu’il y ait eu une rencontre post-mortem entre les deux amis. Mais je ne crois pas en la présence de bibliothèques débordant de livres. Je les avais distribués ou emportés après le décès de mon compagnon.

Ce dont je suis certaine, c’est d’avoir vu depuis la fenêtre de ma chambre une silhouette. Celle d’un personnage qui ressemblait furieusement à Jacques.

Il en avait l’allure, le galbe, la démarche.

J’ai suivi du regard son parcours dans le parc.

Assis face à Verhaeren, Jacques a sorti un carnet de notes de la poche de sa vareuse et a commencé à écrire. Longtemps…

Lorsque le soleil s’est mis à darder de ses rayons son crâne et ses épaules, Jacques a sorti d’un sac un chapeau de paille.

Puis il a continué à écrire. Longtemps…

Après un moment d’inattention, j’ai constaté que Jacques avait disparu.

Sur le banc, il avait laissé les feuillets qu’il avait rédigés.

Je me suis précipitée sur les lieux.

Je n’avais pas halluciné.

Ce carnet d’écrits, je vous le lègue.

En hommage. À Jacques.

Pour tous.

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