Jonas et son créateur

Liliane Schraûwen,

Jacques De Decker s’en est allé. J’aurais pu écrire bien des choses en ces tristes circonstances, évoquer bien des souvenirs. Mais je n’aime guère les oraisons funèbres, et je ne suis pas certaine qu’il aurait aimé cela, lui non plus.

J’ai donc préféré me lancer dans la fantaisie, ce qu’il aurait apprécié, je veux le croire, et composer en son honneur un texte vaguement oulipien construit sur (presque tous) les titres de ses œuvres. J’imagine son sourire narquois à la lecture de ces lignes sans prétention…

 

Connaissez-vous l’histoire de Jonas ? Elle s’est passée il y a très longtemps. Tellement longtemps, en vérité, que personne ne sait quand, précisément. Pour vous donner un aperçu de l’ancienneté de la chose, je puis vous dire que ni Mahomet ni même Jésus n’étaient encore nés, tant s’en faut.

Toujours est-il qu’en ces temps archaïques, un dénommé Jonas, fils d’un certain Amittaï et natif de Judée, eut la mauvaise idée de ne pas obéir à une requête que lui avait adressée Dieu. Je veux parler ici du Dieu unique, celui des Juifs, bien sûr, mais aussi celui qui allait devenir quelques siècles plus tard le Dieu des chrétiens puis celui des musulmans.

Le Seigneur donc lui avait demandé de se rendre dans une grande ville païenne (car il y avait déjà des païens en ces âges reculés, mais on ne songeait pas alors à leur couper la tête), afin d’y proclamer que la méchanceté de leur peuple était montée jusqu’à Lui, Dieu. Jonas, bien que prophète, n’était ni courageux ni docile. Il décida de s’embarquer sur un navire qui s’en allait dans la direction opposée. C’est que les habitants de Ninive n’avaient pas bonne réputation ; on racontait même qu’ils n’hésitaient pas à exécuter les exotiques prophètes de la vraie foi, au nombre desquels justement figurait Jonas. Le monde à l’envers, en quelque sorte.

Une fois sur le navire, le désobéissant visionnaire s’en alla faire la sieste à fond de cale, histoire sans doute de se cacher au regard de Yahvé qui n’aime guère qu’on lui résiste. Mais le Seigneur, qui connaît tout et voit tout, déclencha une terrible tempête, et les marins affolés jetèrent à la mer ce passager qui de toute évidence leur portait la poisse, tout comme les lapins qui, on le sait, ne sont pas les bienvenus dans la marine. À peine fut-il à l’eau qu’un gros poisson l’avala ; et le voilà dans le ventre de la baleine, où il rencontra Pinocchio qui avait vécu la même aventure. Mais peut-être que je me trompe, et que cette histoire-là est plus récente, ce qui importe peu, car le temps pour Dieu n’existe pas. Toujours est-il qu’après trois jours de prière, de repentance, de jeux d’intérieur et d’exercices de fitness avec son nouvel ami, arriva enfin le moment où le poisson le vomit sur une plage inconnue.

Notre homme resta étendu sur le sable plusieurs heures durant, du petit matin au grand soir, tremblant de froid, de peur et d’incertitude. Où se trouvait-il ? Le Seigneur lui avait-il pardonné ? Attendait-il encore quelque chose de lui ? Comment savoir ?

Il quitta le rivage et s’aventura à travers dunes chevelues et villages exotiques. Les gens qu’il croisa parlaient un langage étrange et inconnu. Ils étaient vêtus de tenues bizarres que même les redoutables Assyriens de Ninive n’auraient jamais osé arborer, et ne semblaient cependant pas s’étonner de son propre costume, la longue robe rayée de rouge des habitants de sa Judée natale, qui en cette occurrence sentait un peu le poisson. Au bout de quelques heures, il arriva à proximité d’une sorte de chemin rectiligne et très large dont on ne voyait pas la fin, parcouru d’engins épouvantables tout semblables au char de feu du prophète Élie. Désemparé et terrifié, Jonas s’assit tout tremblant sur une grosse pierre au bord de cette voie qui, sans nul doute, menait droit vers la Géhenne. Le ventre de la baleine, se dit-il, n’avait été qu’un passage, une espèce de sas, vers le monde des morts peuplé de monstres bruyants et de diables sauvages. Ou bien le Seigneur, pour le punir de son insoumission, l’avait transporté dans un autre univers, sur l’une de ces étoiles qui brillent au firmament et dont certains prétendent qu’elles sont la résidence de dieux païens tels que Baal ou Moloch. Il en était là de ses réflexions lorsque l’un des horrifiques dragons qui ne cessaient de défiler devant lui, plus long que la baleine qui l’avait porté en son sein, s’arrêta à sa hauteur dans un atroce hurlement de voix méphistophéliques. Quelque chose qui ressemblait à une porte s’ouvrit, derrière laquelle notre prophète vit, assise sur un siège surélevé, une apparence d’homme qui s’adressa à lui dans le langage barbare qu’il avait déjà ouï en cette contrée.

– Bonjour. Tu es perdu ? Tu veux que je t’emmène ?

Jonas, pétrifié, fixa le personnage d’un regard rempli d’épouvante et d’incompréhension. Que pouvaient signifier ces sons inconnus ? Sans doute était-ce là l’idiome de cette créature, mais il n’y entendait goutte.

– N’aie pas peur. À voir ta mine et ton habit, j’ai compris que tu dois être l’un de ces immigrés qui traversent la mer. Je ne te ferai pas de mal. Je me rends à Bruxelles, tu y trouveras certainement de l’aide. Je peux même t’héberger un jour ou deux.

La voix était amicale, le geste accueillant, le sourire engageant. Jonas s’accrocha d’une main à la poignée brillante de la porte ouverte, escalada avec difficulté deux marches plutôt raides, et posa ses fesses sur la surface matelassée, à côté du siège de l’homme. Celui-ci se pencha, ferma bruyamment la portière, et la monstrueuse machine se mit en mouvement, glissant sans heurts sur le chemin mystérieux. L’homme recommença à parler, sans se soucier, selon toute apparence, d’être compris de son passager.

– Tu verras, notre capitale est une belle ville. Je possède même un livre qui en décrit les merveilles, intitulé Bruxelles un guide intime. Je te le prêterai si tu veux. Il y a des monuments magnifiques, et à côté du Palais de Justice, tu pourras admirer la grande roue qui offre sur la cité un panorama extraordinaire. De là-haut, les maisons, les voitures, les trams semblent n’être que des modèles réduits. Il y a aussi de nombreux espaces verts plantés de magnolias et d’autres essences.

À sa grande surprise, Jonas s’aperçut qu’au fil du bavardage de son compagnon, il devenait capable de comprendre la parlure de ce nouvel ami. L’esprit de Dieu, pour qui, rappelons-le, le temps n’existe pas, soufflait sur lui comme jadis en son pays de Judée lorsqu’Il lui transmettait quelque message céleste. Les mystères de l’univers s’ouvraient à lui. Tout s’éclairait. Le poisson qui lui avait servi de véhicule l’avait effectivement transporté très loin de son lieu d’origine, en un ailleurs à la fois spatial et temporel. Il avait franchi durant ces trois jours plusieurs millénaires pour se trouver là, sur le littoral d’un État minuscule que l’on nommait Belgique, en une époque que les plus fous de ses collègues prophètes n’auraient pu imaginer.

Pendant qu’il s’émerveillait de la grandeur divine et de ses infinis mystères, l’autre, à côté de lui, continuait de parler. Surtout pour lui-même, en vérité, comme font les vieilles dames solitaires tenant de longs discours à leur chat qui les regarde d’un air pensif sans rien y comprendre. Car il avait bien deviné que son immigré ne pratiquait pas sa langue et ne pouvait donc rien saisir de ses propos.

– Nous sommes samedi, le week-end commence. C’est le printemps, il fait doux. Demain, nous serons dimanche, le 12 avril. Un jour idéal pour se promener, malgré cette saleté de virus qui se propage comme la peste. C’est décidé : demain, je t’offrirai une tranche de dimanche de ma façon. Immigré ou non, je te ferai découvrir mon univers, et les plaisirs de ma vie. Nous irons dans un quartier que j’aime bien. Un quartier chaud. Je t’y montrerai l’une ou l’autre fenêtre sur couple; tu pourras voir sans être vu, assister à des parades amoureuses auxquelles tu n’as certainement jamais pensé.

Jonas lui lança un regard. Me comprendrait-il, finalement ? se demanda le camionneur, avant de poursuivre.

– Si tu n’apprécies pas ce genre de distractions, les musées peut-être t’intéresseront davantage. Tu y découvriras des œuvres d’art admirables, tu y apprendras de fascinantes histoires de tableaux. J’imagine que tu ne lis pas le français, ni le néerlandais, sans quoi tu trouverais ton bonheur dans nos librairies. Si tu possédais un bagage poétique suffisant, tu aurais de quoi te régaler. Près de chez moi, un bouquiniste tient une boutique à l’enseigne de la brosse à relire, où j’ai déniché voici quelques jours un roman bizarrement intitulé lettre de mon auto. Vu mon métier, je l’ai acheté, bien sûr, même si j’aurais préféré quelque chose comme « Lettres de mon camion ». Mais j’avoue que je n’ai pas encore pris le temps de le lire. Et puis, nous avons à Bruxelles des cafés dont certains sont fréquentés par des philosophes amateurs ou des poètes que l’on peut apprécier en lisant, en écoutant leurs textes que quelquefois ils déclament en public.

Jonas entendait tout cela. À mesure que les mots pénétraient son cerveau, des milliards de connexions nouvelles s’y tissaient. Des images, des concepts, des connaissances jaillissaient en lui. Des milliers d’années avaient passé depuis qu’il s’était embarqué sur ce navire fatidique. La Terre était ronde. La Judée n’existait plus, pas davantage que Ninive devenue Mossoul. Le Messie, que ses collègues prophètes et lui-même avaient annoncé sans comprendre de quoi – ou de qui – il était question, avait fini par se manifester. On l’avait tué. De nouveaux millénaires avaient coulé. Les hommes avaient suivi le précepte de la Genèse, ils avaient crû et s’étaient multipliés, ils s’étaient répandus sur toute la surface de la Terre, épuisant ses ressources, empoisonnant son atmosphère. Ils avaient inventé et découvert des choses prodigieuses, tel cet engin rouge dans lequel il se trouvait. Des navires énormes franchissaient les océans, des oiseaux d’argent traversaient le ciel, des fusées s’en allaient vers la lune et plus loin encore. Pendant tout ce temps, ils n’avaient cessé de s’entretuer avec une efficacité toujours plus grande. Car ils avaient aussi inventé des armes foudroyantes et plus barbares que toutes celles qu’avaient jadis utilisées contre le peuple élu les cruels adorateurs de Baal.

Et il réfléchissait. Pourquoi Dieu m’a-t-Il envoyé ici, si loin dans le temps et l’espace ? Existe-t-il à tout cela une raison logique ? Ce qui m’arrive a-t-il un sens ?

À force de s’interroger ainsi, une question lui vint, à laquelle jamais il n’avait songé. Mais il était naturel qu’une aventure comme la sienne le conduise à formuler des problèmes nouveaux.

Et si ce Dieu qui a tout inventé, pour qui le temps n’existe pas, si ce Dieu n’était pas ce que j’ai toujours cru ? Ce Dieu qui m’a fait naître en Judée neuf cents années avant Celui que j’étais chargé d’annoncer, ce Dieu qui m’a permis de lui désobéir et m’a châtié en me jetant en pâture à un poisson monstrueux avant de me rendre à la vie trois mille ans plus tard, dans un monde insolite et dangereux, et qui a placé sur ma route un camionneur érudit me parlant philosophie, littérature et poésie, peut-être est-il seulement MON Dieu. Celui qui m’invente, me donne vie, choisit mon chemin et m’impose toutes sortes d’épreuves et d’aventures. L’écrivain de ma vie, en quelque sorte. Peut-être est-ce moi qui n’existe pas, du moins pas autrement que comme une créature de son esprit ?

Jonas alors eut peur, vraiment peur. S’il meurt, se dit-il, cet écrivain, c’en sera fini de son univers et du mien. Lui, sans doute, continuera de vivre dans la mémoire et dans le cœur, dans le souvenir, de ceux qui l’auront connu. Mais moi ?

Ainsi prophétisait Jonas, pour la dernière fois. Car c’est le lendemain, le dimanche 12 avril 2020, que s’arrêterait de battre le cœur physique de celui qui, en cette ultime soirée, l’avait imaginé. C’est donc ce jour-là que lui-même disparaîtrait à jamais à sa suite, avant d’avoir pris vie réellement entre les pages d’un livre qui ne serait jamais écrit.

Car lorsque meurt l’écrivain, c’est un univers entier qui sombre avec lui, l’univers de ses fantasmes, de ses rêves, de ses folies, de ses émerveillements. SON univers…

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