Nous n’avons pas fini…

Xavier Hanotte,

Nous n’avons pas fini – ni même commencé – de recenser tout ce que l’ami Jacques De Decker a emporté avec lui, de l’autre côté du miroir. D’autres, qui l’ont connu de plus près et surtout plus longtemps que moi, sont certes mieux habilités pour dresser l’impressionnant inventaire des traces qu’il laissera dans l’histoire de nos lettres et de la vie culturelle de ce pays… Oui, j’ai bien écrit « ce pays ». Car Jacques était, culturellement parlant, l’un des derniers qui, davantage qu’y croire – c’est si facile -, vivait sa belgitude au point de la pratiquer presque au quotidien. Non, la Belgique de Jacques n’avait rien d’abstrait, et ne relevait pas du seul slogan. Qui donc, parmi les lettrés francophones, lit-il encore la littérature flamande dans le texte, sans passer par le truchement obligé d’une traduction ? Ils sont très peu nombreux. Et cette rareté, cette presque idiosyncrasie, créait entre nous une précieuse et discrète complicité de traducteurs-auteurs, à laquelle j’aimais me retremper l’âme. Ainsi, la soudaine mort de Jacques a aussitôt ravivé en moi, tel un écho, l’image d’un autre cher disparu. Désormais, lui parti, avec laquelle de mes connaissances pourrais-je encore échanger des souvenirs d’Hubert Lampo ? Jacques, bien sûr, avait lu, connu et même interviewé le romancier anversois. Il savait donc parfaitement, en fin et sensible analyste, quelle part de son réalisme magique avait débordé dans mes petits livres, et quelle amitié nous liait. La réponse à cette question a, aujourd’hui encore, quelque chose de violent, d’irrévocable : personne. Comment mieux mesurer alors l’absence, le vide qui se crée, sinon en ce moment précis où un fil de mémoire, parmi tant d’autres liens précieux, se rompt ? Mais heureusement, les talents de Jacques étaient assez multiples et nombreux pour que les autres fils, patiemment tissés au long d’une carrière d’artiste trop discret – mais l’est-on jamais trop ? -, de héraut des lettres, de noble entremetteur et de rassembleur malicieux, ne contribuent pour longtemps à vêtir la Belgique littéraire de son manteau d’Arlequin.

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