Jacques n’a pas dit

Jean-Baptiste Baronian,

Personne, non personne, n’a jamais su que Jacques était un agent secret et qu’il travaillait pour le roi de Syldavie. En 1970, il s’est rendu en cachette à Klow, la capitale, dans un avion spécialement affrété par le Ministère de l’air, un Tupolev Tu 144.

La mission qu’il a reçue et qu’il a accepté de mener à bien ? Espionner les écrivains belges et, tous les mois, rendre compte de leurs faits et gestes, fût-ce les plus ordinaires, ainsi que de leurs publications directement à Muskar XIII, sans passer par des intercesseurs, des intermédiaires, des sous-fifres ni des hommes se paille. Ni des sherpas, comme on dit dans les milieux obscurs et insaisissables de la politique belge.

L’immense majorité des gens l’ignorent, mais Muskar XIII a été un des grands spécialistes des lettres belges de langue française. Il connaissait par cœur tous les poèmes d’Émile Verhaeren et de Max Elskamp, toutes les pièces de théâtre de Maurice Maeterlinck et de Fernand Crommelynck, tous les romans et les nouvelles de Camille Lemonnier et de Maurice des Ombiaux. Une mémoire prodigieuse. Pic de la Mirandole multiplié par dix, par vingt. Einstein au carré. Incollable. Imbattable. Un génie comparable au professeur Tournesol.

Muskar XIII connaissait également par cœur l’œuvre littéraire de Jean Sérien.

Qui lit encore Jean Sérien ?

Il est aujourd’hui, en Belgique, au cimetière des lettres et sa tombe à Laeken, un vilain morceau de pierre grisâtre mal équarrie, pas loin de celle de Michel de Ghelderode, n’est pas entretenue. Une fois par an, le 2 novembre, seul Jacques allait la visiter, y déposer un bouquet de chrysanthèmes et s’y recueillir longuement – l’occasion unique de réciter un poème de l’auteur, en général un extrait de Splendeurs purpurines.

Jacques était fou de ce recueil de vers libres, à ses yeux aussi magique que Serres chaudes de Maurice Maeterlinck. Muskar XIII l’avait lui-même traduit en syldave et par un arrêté signé de sa main, il l’avait fait inscrire au programme de tous les établissements scolaires de son royaume.

Depuis leur plus jeune âge, les Syldaves connaissent et vénèrent le nom de Jean Sérien, dont l’œuvre est plus répandue dans le pays que la Bible ou Le Petit Livre rouge de Mao. Elle existe sous trente-six formes. Dont une en juxta. Français-syldave. Ou plutôt belge-syldave. Avec une longue introduction de Jacques. Sans doute son meilleur texte critique. Documenté, approfondi, minutieux, chaleureux.

Le chercheur, qui voudra se pencher sur la vie secrète de Jacques (et Dieu sait si elle a été importante), devra à coup sûr se rendre en Syldavie, enquêter sur place, consulter à la loupe les archives royales et, bien entendu, étudier de très près les écrits, innombrables, de Jean Sérien.

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