Aller, venir, bouger

Werner Lambersy,

Qui danse prend la mesure de l’air

Prend la mesure du sol

Prend la mesure du feu

Et mesure aussi le poids de la mort

Qui danse prend la mesure du poids

De l’âme

De la chair du silence qui s’appuie

Sur le frisson

Qui danse bat l’exacte mesure de

L’harmonie universelle et sa musique

Lumineuse

Qui danse mesure les ténèbres

Où perdre la route

Prend mesure du grand saut qui

Apprend la chute et va de prière

En abandons

Qui danse prend mesure des limites

Et l’aplomb entre visible et invisible

Prend la mesure du temps

De l’espace et du pendule qui hésite

Qui danse prend la mesure du néant

La mesure de l’être

Celui du contrepoids des jours

Qui danse prend la mesure des nerfs

Qui danse quitte la danse macabre

Où l’aiguille fait le tour du cadran

Prend mesure de la vie au compas

De ses jambes

Qui danse prend mesure du désir

Mesure l’absence

Où la beauté remplace les dieux

Dénoue les nœuds de sa ceinture

Qui danse prend la mesure du nom

Qui danse prend la mesure du mot

Qui voudrait dire amour

 

Je crois bien que c’est Simon Leys (Pierre Ryckmans) qui rapporte à propos d’Orwell que celui-ci aurait dit avoir fait le tour du monde, vu des centaines de statues à la gloire de militaires, d’hommes politiques ou célèbres, mais sans jamais en avoir vu une seule d’un critique d’art… cela aurait certes fait sourire « notre » Jacques tel que nous l’avons connu ! Ils sont deux pour moi à avoir pris les chemins de traverse de l’éternité : Léo (Beeckman) et De Decker, le premier a sauté du train en marche comme les gosses qui nous font une surprise en attendant de se montrer à nouveau en un joyeux « coucou, me voili, me voilou, lisez mes livres » ; le second et c’est de lui que nous voulons parler ici, avait coutume de dire sur ce même ton de plaisanterie sérieuse : quand on entre à l’Académie Royale, on est à peine un peu plus perpétuel et on n’en sort que les pieds devant… c’est ce qui est arrivé ! Pour nous amuser ou rendre la chose moins dramatique : il s’est un peu pris les pieds dans le tapis rouge et a tiré sa révérence. Je dois aux deux d’avoir appris à aimer le théâtre et d’avoir fait, parmi tant d’autres, les plus belles « connaissances » de ma vie (à l’école de traduction à Mons, à Bruxelles sur différentes scènes et tant de rencontres dont il était, lui, l’infatigable animateur et chroniqueur !). Le fonds de commerce de la littérature étant une éternelle mélancolie et le besoin incoercible de s’en délivrer, il avait choisi d’en rire en public, de s’en féliciter en privé et de vivre parmi nous un sourire complice aux lèvres car il avait l’élégance fine de tout deviner sans rien dévoiler des autres et de lui-même ; il trimbalait sa silhouette d’aristocrate plébéien avec philosophie, ironie (jamais blessante) et désinvolture : il rappelait volontiers que Socrate était mort à cause de la rumeur contre laquelle personne n’a jamais rien pu (regardez aujourd’hui nos réseaux sociaux !) Depuis les plus lointaines origines, l’homme et l’ampleur de sa boîte crânienne n’ont guère changé et les « puissants » (car l’homme sera inutile, l’intelligence artificielle faisant tout plus vite, mieux et moins cher, tout en se clonant) nous entraînent plus que jamais à la guerre, aux dieux, aux jeux et aux sports ! Jacques De Decker avait su rester le « grand » Jacques en se tenant éloigné de toutes ces étroitesses de vue. L’amour et l’amitié lui suffisaient ; la nostalgie de l’hérésie aussi ! Il marchait avec le pas tranquille du flamant rose sur la lagune, le delta compliqué et l’embouchure de nos grands fleuves ; son vol désormais reste pour nous la signature d’un essor exemplaire que nos regards fraternels suivront longtemps.

 

Pour être poète, il faut beaucoup de temps :

Des heures et des heures de solitude sont le seul moyen

Pour que quelque chose se forme, qui est force, abandon,

Vice, liberté, pour donner du style au chaos…

Pier Paolo Pasolini, La religion de mon temps

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