Reconstruction

Jean-Marc Rigaux,

Lorsque Marc remonta l’avenue de Cortenbergh vide, il passa sa main dans la crinière de son cheval pour l’apaiser. Il faut dire que le passage du barrage des Casques bleus l’avait un peu rendu nerveux. Cette voie à trois bandes lui avait toujours paru aussi étroite qu’un compromis politique du temps où il patientait une heure le matin, pare-chocs contre pare-chocs, dans ce qui était la porte d’entrée du quartier européen. Pourtant, maintenant, elle lui semblait aussi large et dégagée que la situation actuelle. De longues lianes avaient poussé du haut des façades. Elles masquaient les immeubles comme pour faire oublier ce qui était arrivé.

Le bruit des sabots, presque étouffé, dans ce long couloir vert, résonnait longuement, sans complainte. Marc, bien qu’aguerri par un entraînement dur et sérieux à la Brigade de sécurité, avait une préférence pour ces tours de garde, seul, dans Bruxelles. La mélancolie lui était généralement un sentiment étranger mais, dans cette ville qu’il connaissait bien et où il avait grandi, ce moment de solitude lui faisait toujours quelque chose. Ce calme, cette familiarité fantomatique, le rassuraient.

Le rond-point Schuman ne servait plus de pompe cardiaque au flux des artères qui s’y rejoignaient. Le système circulatoire européen ancien avait changé. Le C.E.M.M.O. (Conseil européo-méditerranéo-moyen-oriental) avait aboli les frontières maritimes. La libre circulation des hommes et des biens s’étendait de Rabat à Bagdad et de Brest à Brest-Litvosk et bien au-delà. Bruxelles n’en était plus le cœur.

Sur sa droite, le Berlaymont étendait son ombre vers le nord. Il avait toujours voilé le vieux quartier bourgeois et immobile qui s’était habitué, avec les années, à se faire discret derrière lui. Beaucoup de pays de l’Union lui avaient aussi fait ce reproche à leur égard. Les bâtiments étaient vides. La lumière ne traversait plus le mur de verre pour inonder les bureaux et les cerveaux du continent qui les occupaient. Là aussi, la jungle avait repris ses droits.

Les fonctionnaires avaient pour mission sacrée d’harmoniser les lois des États membres, de créer des standards de consommation, d’abattre les taxes anticoncurrentielles, de lisser les politiques agricoles, de jouer une symphonie de coopération policière et judiciaire. Mais le plus grand paradoxe au regard du spectacle qui s’offrait aux yeux de Marc était le droit de l’environnement. Une législation imposant des normes de référence et de qualité identiques empêchait le dumping environnemental. Elle complétait l’information du citoyen sur tout projet public et privé susceptible de toucher son milieu. Elle instituait enfin des sanctuaires naturels où un équilibre biologique éternel était censé être protégé de toute agression. La flore luxuriante qui s’était faufilée dans chaque interstice du Berlaymont était une balafre ironique à cette volonté d’enchâsser les Forces darwiniennes.

Pourtant, le droit de la concurrence qui avait mûri longtemps et s’était développé avec vigueur dans son ventre en était une parfaite illustration. Empêchons la préférence nationale. Éradiquons le favoritisme subsidiant de la faune entrepreneuriale locale au détriment de celle du voisin. L’échange extraterritorial est le carburant de toutes les économies. Elle l’avait prouvé pendant soixante ans et elle le prouvait encore aujourd’hui, à une échelle qui lui avait manqué alors.

Le C.E.M.M.O. avait réussi son extension multicontinentale, le rêve inassouvi des damnés du Berlaymont. Une fiscalité et un socle de sécurité sociale uniformisés bannissaient les effets pervers de la mondialisation dérégulée.

Marc savait que tout cela existait mais n’avait qu’un vague souvenir de la manière dont cela était arrivé. Son cheval lâchait une traînée de crottin dans son sillage, comme pour indiquer la direction à prendre à un improbable poursuivant.

Il pénétra dans la rue de la Loi où aucun rayon de soleil n’avait jamais osé se risquer. Le sol était humide et glissant. L’asphalte était un souvenir enfoui sous quelques centimètres de boue. Sa monture peinait à trouver ses appuis et ce d’autant plus que la déclivité de l’endroit s’accentuait. On aurait dit que pour arriver à atteindre les vestiges des institutions belges, il fallait le mériter. La rue de la Loi est interminable. À chaque carrefour à angle droit, des feux de signalisation suspendus avaient permis la constitution de magnifiques arches de verdures. Elles formaient des arcs de triomphe naturels censés adoucir la pénibilité de la progression vers le Parc royal.

La traversée de la petite ceinture était toujours un choc. De part et d’autre, l’herbe grasse faisait ressembler la chaussée à une piste d’hippodrome géant enserrée entre deux rangées de tribunes, anciens sièges de compagnies d’assurances, ambassades étrangères aux balcons en ruines. Marc aurait presque voulu se lancer au galop sans retenue et profiter de la gifle de l’air chargé de l’humus en décomposition. Le devoir et la nécessité de poursuivre sa ronde l’en dissuadaient à chaque fois.

Le Parc royal, à sa gauche, avait curieusement gardé un aspect proche du temps de son enfance. Les allées de gravier étaient restées plus ou moins propres. Les arbres centenaires aux branches épaisses et au feuillage touffu avaient servi de bouclier au développement anarchique de la végétation.

Tout cela n’était pourtant qu’une illusion. Derrière l’apparence de ce rideau d’ordre, le Palais royal était devenu une cathédrale éventrée, ouverte à tous vents. On hésitait à décrypter des gargouilles gothiques ou des sculptures baroques dans l’enchevêtrement de plantes qui auraient eu plutôt leur place dans les Serres de Laeken.

La pérennité n’est pas de ce monde. L’Europe l’avait bien compris. Elle était née sur des accords commerciaux, loin du train-train national de l’époque. Elle avait accueilli d’emblée l’Allemagne dont les habitants étaient toujours qualifiés de « boches » par les populations des autres pays. Elle avait surmonté les réticences patriotiques de de Gaulle, avalé la Grande-Bretagne comme si la Manche devait être ignorée. Elle avait élargi ses domaines d’interventions juridiques, exploité la chute de l’Est. Toujours plus loin, au risque de crouler sous son propre poids territorial et administratif.

Les poussées de fièvre des partisans des frontières du xixe siècle ou même avant, la ralentissaient, la faisaient trébucher. Mais la Méditerranée fut bientôt franchie. Les politiques d’immigration prirent du temps à devenir superflues, sauf pour ceux du bout du monde. Les gouvernements nationaux cédèrent. Il ne resta plus que des autorités décentralisées aux compétences régionales. Bien sûr, des particularismes religieux, culturels, linguistiques, persistaient. Le plus bel exemple restait les joutes sportives, véritables guerres ritualisées, nécessaires à ce besoin ancestral d’affirmation de soi et de séparation vitale à la construction d’une identité.

Mais, les autres affrontements restaient commerciaux et avaient pour base l’échange. L’Europe de 1958 avait disparu mais elle vivait toujours sous une autre forme, précisément parce qu’elle a toujours perçu la pertinence des crises qui la menaçaient et n’a jamais hésité à abandonner tel un serpent une peau morte à la différence des États jaloux de leurs prérogatives éternelles.

C’est ce que la Belgique n’avait pas compris. Il était logique que Bruxelles soit le théâtre de l’expression des tensions communautaires qui régnaient à l’époque. La violence avait été cependant relativement limitée. Leurs seuls stigmates étaient encore visibles sur quelques pierres de parement à l’entrée du Parlement fédéral. Quelques éclats de balles avaient donné l’aspect d’un visage grêlé d’une vérole qui s’était développée dans tout le pays. Les accords n’étant plus à l’ordre du jour, toutes les parties y avaient renoncé. Ses dix-neuf communes durent être évacuées. Les armées wallonnes et flamandes n’eurent pas trop à faire. Les gens, lassés, quittèrent la ville. Seuls quelques personnes âgées ou paysans urbains attachés viscéralement à un morceau de quartier, un lopin de rue ou un lambeau de maison, furent progressivement emmenés vers un monde qu’ils considéreraient comme définitivement étranger. Le sol et l’identité étaient des choses bien étranges et vivaces comme une mauvaise herbe.

Les tempêtes indépendantistes devinrent vite des zéphyrs. Chaque camp se fondit dans le nouveau marché européen qui était au même moment en train de se façonner. Tous finirent par disposer des mêmes conseils régionaux, des mêmes taxes, des mêmes réglementations. Les richesses n’étaient pas égales mais les conditions pour s’enrichir étaient réunies. La Belgique avait rejoint les livres d’histoire. Elle fut suivie de tous les autres États membres. Rien n’était parfait. Certaines années furent noires, d’autres sans nuages. Un regard derrière son épaule permettait cependant de constater, toute nostalgie mise à part, que le passé était pire et le pire était passé.

Avant de se couler dans la rue des Colonies qui avait été rebaptisée rue de l’Harmonie avant les événements, Marc devait mettre pied à terre. La pente de la chaussée couplée au tapis de mousse spongieuse rendait son approche périlleuse. Les ressources des autres sont toujours source de convoitises. Vassaliser n’amène jamais à terme à la fontaine du profit. Les pays européens en avaient fait l’amère expérience avec l’effondrement de leurs empires. Les donneurs de leçons soviétiques n’avaient pas fait mieux avec leurs satellites finalement entrés dans l’orbite européenne. La conquête pour le commerce et l’industrie est moins glorieuse. Chaque génération s’était heureusement rappelé le coût de la gloire. Il y avait certes ce désagréable goût de cendres consuméristes au fond de la gorge mais tous étaient épargnés de la suffocante odeur de poudre dans leurs narines.

Au pied de la rue des Colonies, on apercevait la flèche de l’Hôtel de Ville. Marc allait toujours en pèlerinage sur la Grand-Place. Elle était encore plus belle que lorsque les terrasses des cafés regorgeaient de clients sertis de moustaches en mousse de Pils. La jungle s’était ici aussi étonnamment arrêtée à proximité, comme si elle n’avait osé profaner ce sanctuaire intemporel. En cet endroit, les peuples s’étaient mélangés. L’Espagne avait contourné la France pour venir construire des escaliers sur les toits des maisons du Nord. Il semblait que si on y grimpait, on aurait pu toucher le ciel généralement bas en ces contrées. Improbables rencontres de peuples qui n’avaient rien à faire ensemble et qui avaient bâti ce décor singulier.

À l’époque où Bruxelles avait été désertée, les fonctionnaires européens se trouvèrent pris de court. Ils étaient orphelins de leur chez-soi et durent, pour un temps, retourner chez eux. Rapidement, des décisions furent prises. L’élargissement sudiste se dessinait. Il fallait donc regarder vers la Méditerranée. Rome avait une connotation trop symbolique et son trafic n’aurait pas souffert davantage de densité. Tout comme la Belgique auparavant, c’est un petit qui emporta le morceau et frustra tous les grands incapables de s’entendre. Malte, éperon rocheux, était le pont entre Orient et Occident. La vieille ville historique de la Valette fut préservée de l’agitation communautaire qui établit ses quartiers à une quinzaine de kilomètres de là. Cela n’empêcha pas les fonctionnaires de venir y flâner comme ils le faisaient autrefois, sur la Grand-Place ou au Sablon.

Le Caravage, qui avait été emprisonné à la Citadelle pour avoir câliné le giton du Grand Maître de l’Ordre, y avait laissé quelques tableaux. La Renaissance finissait. Un monde nouveau, fait d’artistes, de banquiers et de découvertes scientifiques et géographiques s’ouvrait en Europe. Le ressac de la Contre-Réforme emporta Le Caravage qui mourut dans sa fuite. Plus de quatre siècles plus tard, des lettrés venus d’Irlande, du Liban, de Bulgarie, de Flandres — si ces noms avaient encore un sens autre que topologique — venaient, entre la rédaction de deux directives, admirer dans l’Oratoire Saint-Jean-de-la-Valette sa Décollation de saint Jean Baptiste. Chacun s’extasiait sur l’extraordinaire contraste de la lumière et de l’ombre. Quelques-uns remarquaient à l’arrière-plan deux spectateurs du supplice, accrochés aux barreaux d’une ouverture dans le mur. Puissions-nous ne pas contempler un jour l’Europe sous le sabre de son bourreau, à défaut de quoi, beaucoup de têtes rouleront.

Marc était conscient du caractère un peu inutile de cette partie de son travail. Il n’avait jamais croisé personne. Il était aussi attentif aux dangers d’éboulements et devait les signaler même si aucune intention d’intervention n’était envisagée pour une quelconque consolidation. Il faut, dans certaines circonstances, savoir faire son deuil. L’Europe l’avait fait pour Bruxelles.

Marc reprit le chemin du retour. Il se retourna une dernière fois pour contempler saint Michel terrasser le dragon au sommet de la flèche de l’Hôtel de Ville. Il semblait hors d’atteinte de ce chaos. Il accomplissait sa tâche consciencieusement depuis toujours, sans se laisser distraire par la vie qui se déroulait ou non tout en bas. Marc ne voulut y voir aucune métaphore. L’épée en or s’apprêtait à s’abattre sur la bête. Sans plus.

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