Je vais te tirer les cartes
Et dans ta vie je vois
Des voyages des nuages
Des orages avec moi…
Melina Mercouri, Je suis grecque
En ces premiers jours d’avril 2081, il faisait venteux et il faisait soleil. Et bien que l’avenue du Luxembourg et les rues adjacentes, dans ce périmètre de sécurité, semblaient avoir été vidées par un vent vif et frisquet, il faisait plein soleil sur le centre de Bruxelles, un soleil dont les rayons allumaient d’éclairs bleutés la rotonde métallique du Port-salut. Ainsi surnommait-on le bunker Modern Style par-dessus lequel tournoyaient les hélicos de surveillance et sous lequel bruissait mine de rien la ruche du Parlement européen.
L’Europarlement, soit la dernière assemblée démocratique du monde libre… Ou du moins ce qui en subsistait, après les conflits violents et complexes qui avaient ravagé des décennies durant, de la Manche à l’Oural, un sous-continent qui ne renonçait toutefois pas à son ambition multiséculaire d’être la lumière du Monde. Bien qu’il n’ait plus, en ces temps incertains, que l’allure d’un fanal fumeux… Car quoi, il était quand même évident que Paris n’était plus qu’un champ de ruines et que Berlin ne valait guère mieux… De sorte que si le gouvernement dit de Coalition française méditait ses revanches sous le ciel de Provence, la douma de la chancelière Greta Herzog avait dû transporter ses pénates du côté du Bade-Wurtemberg, dans cette ville de Fribourg qui, outre qu’elle était miraculeusement préservée, offrait l’avantage d’être implantée à un jet de pierre de l’indéracinable Switzer Land…
Les provinces françaises à vau-l’eau, la République germanique en capilotade et tous ces pays frères à bout de souffle, de la Fédération hispano-portugaise au sous-ensemble de l’Est qui n’en finissait pas de recommencer à zéro le long chemin devant mener à la maîtrise de l’économie de marché… L’Europe ? souriais-je à ceux qui me posaient la question quand je jouais au journaliste… L’Europe ? Ah la bonne blague ! L’Europe ? Brrrr ! Une façon de fantôme qui donne le frisson ! L’Europe ? Les Europes, dirons-nous de ces multiples déclinaisons d’un rêve avorté mais sans cesse renaissant, par intérêt peut-être et par bêtise sans doute… Des Europes tenaillées par le souvenir d’une autre Europe qui promettait beaucoup, voici plus d’un demi-siècle, mais qui s’était autodétruite en voulant suivre à la lettre la doctrine de l’époque… Une certitude paradoxale, selon laquelle la construction du nouvel ensemble mondial n’adviendrait que dans le respect scrupuleux des particularismes ! Si bien que tout en prétendant à enfin exister, elle avait réchauffé en son sein les maux qui la minaient et auraient raison d’elle !
Que faire pour sortir de l’impasse, du marasme et de l’immobilisme ? Maintenant, craignais-je, même si personne ne se souciait de l’opinion du reporter que je prétendais être, maintenant, tout était réuni pour que démocratie, union économique et cohésion sociale renaissent non pas de leurs cendres, mais bien d’un nouveau traumatisme : d’une façon d’électrochoc, comme seul peut en procurer l’avènement d’une dictature. Si du moins l’on admet qu’il s’agirait d’un passage obligé, avant que ne reviennent des lendemains moins moroses…
Oui, nous en étions à ce moment charnière de notre histoire, avec ou sans majuscule, où le salut passait par l’irruption d’un homme providentiel ! Celui dont le magnétisme réussirait à enflammer les âmes ! À incarner l’alternative !
À ressusciter espoirs et bonnes volontés ! À susciter de nouvelles vocations ! En vue de nouveaux sacrifices, quitte à promettre la Lune et Mars !
Oui, nous en étions bien là, et c’était bien pour ça que j’étais ici : au troisième sous-sol du Port-salut, dans une salle de presse où je n’avais eu accès qu’en jouant des pieds, des mains et en recourant à de ces stratagèmes ! Tout faire pour être ici, et assister à la venue — certains diront l’entrée en scène — d’un prodige qui avait Alexander pour prénom, et pour nom, Papangelou ! Alexander Papangelou ! Lui qui, précisément, s’est arrogé ce titre d’homme de la situation. Alexander Papangelou : le plus grec des Européens (une flotte marchande qui aurait fait pâlir d’envie Onassis et Niarkos réunis) et le plus européen des Grecs (études supérieures à Eton, villégiatures en Toscane et dans les Maramures), comme il aimait à le proclamer… Alexander Papangelou, à qui la presse populaire donnait désormais du Papa Angelou !
*
Pas à dire, l’attente s’éternisait. Le matériel d’enregistrement et de prise de vues était fin prêt, le nôtre comme celui de la petite dizaine d’équipes qui partageaient avec nous le privilège de recueillir les propos et l’image de l’homme du jour. À mes côtés, mon collègue Jaroslaw Serpieri, accrédité comme moi auprès du Belgian Post, se mordillait nerveusement la lèvre inférieure. Je lui fis un sourire supposé le calmer, auquel il répondit par un autre sourire, du style décomposé. Reprends-toi donc, Jaro ! lui enjoignait mon regard. Bien sûr, c’était sa première intervention du genre, mais quand même…
Pour tuer le temps, je parcourus une brochure d’information — de propagande, ferais-je mieux de dire — par laquelle le Parti Eleuthera vantait les mérites, la personne et les initiatives de son chef de groupe : l’omniprésent Alexander Papangelou, dont on serinait sur tous les tons qu’il avait remis à l’honneur les valeurs fondatrices de la Grèce. Parmi lesquelles la démocratie bien sûr, vue comme une façon de laboratoire politique permanent, mais aussi son polythéisme qui aurait préfiguré l’esprit de tolérance religieuse auquel aspirait l’Europe… Et d’autres notations moins attendues, comme cette structure multi-insulaire qui aurait empreint la culture grecque d’une expérience pratique à garantir la cohérence dans la diversité…
Oui ? Non ? Peut-être… Je remarquais cependant sur le mode ironique que dans ces rappels des pratiques ancestrales, celle de l’esclavage manquait à l’appel ! Avant de m’étonner plutôt de cette volonté de remettre le Rébétiko à l’honneur, en présentant cette musique comme une émanation et un reflet de l’âme grecque. Comme si Papangelou ignorait que le Rébétiko, dont on parle trop souvent comme du blues hellène, avait en fait vu le jour dans les bas-fonds de la très turque Stamboul…
J’en étais là de ma recension des hauts faits et gestes du nouveau gourou de l’Europe en devenir quand une musique typique investit la pièce. Oui, ce fut soudain un ruissellement sonore de bouzoukis, mêlé aux martèlements des daoulis et aux trilles du kaval, le tout restituant comme à l’authentique le « Je suis grecque » de Melina Mercouri : une chanson racoleuse, fort populaire dans l’aire européenne du siècle dernier, et qu’Alexander Papangelou avait exhumée, question d’en faire le nouvel hymne européen en lieu et place de l’Hymne à la joie de Ludwig van Beethoven. Encore un de ses coups de force censé prouver que le centre de gravité de la future Europe se déplaçait du Nord au Sud. Un bon coup de bluff de Papa qui, à présent, se trouvait parmi nous…
Là, devant nous, à le toucher ! C’est que, alors même que l’hymne de pacotille détournait l’attention des gens de presse, la porte du fond de ce petit auditorium s’était discrètement ouverte sur l’irruption de celui qui maintenant, dans toute sa gloire et tout son apparat, nous faisait face avec des poses de matamore. Ah ça, il avait fière allure, le bougre, ayant revêtu pour l’occasion le costume traditionnel de sa chère patrie : gilet noir à broderies dorées sur une ample chemise blanche aux manches lâches, par-dessus une splendide jupe plissée — une fustanelle, comme on l’appelle — et, par-dessous, les collants en laine blanche chers aux Evzones, ainsi que ces lourdes chaussures cloutées que l’on nomme tsarouchias… Sans oublier, pour couronner le tout, coquettement posé de travers sur son crâne rasé, ce béret de feutre rouge — le fario — agrémenté d’un gland de soie noire qui tournoyait à chacun de ses hochements de tête…
Ah ça, il en jetait, Papangelou, faisant de sa propre personne l’incarnation d’une culture élevée au statut de nouveau modèle européen. Le prototype d’une Europe à l’agonie, certes, mais qu’il se faisait fort — son intronisation à la dignité de président du Conseil européen aidant — de ressusciter. En même temps, ce champion du renouveau s’était fait un point d’honneur d’effacer des mémoires la triste réputation que colportait cette Grèce à qui l’on reprochait encore, même à plus de soixante-dix ans de distance, d’avoir en son temps provoqué par son incurie la plus grave des faillites de l’Europe.
Instiller un sang neuf, telle était la devise de cet homme. Quitte à faire couler celui des autres… Celui de ses ennemis préférés, qu’ils soient héréditaires ou imaginaires. Car bien sûr, ce tyran moustachu n’ignorait pas que le vêtement qu’il arborait, cette fustanelle coupée dans plusieurs dizaines de mètres de tissu immaculé, présentait la particularité d’être composée de quatre cents plis symbolisant quatre cents années de servitude historique sous l’occupation turque…
De ces symboles et attaques voilées qui me mettaient hors de moi, tandis que lui se raclait la gorge, faisait des effets de voix… Tandis que les caméras et matériels d’enregistrement divers s’étaient mis à ronronner, serviles et soucieux de ne rien perdre de ses paroles magiques, de son image sacrée…
Les caméras, tiens, tiens… Il était donc grand temps de mettre la nôtre en marche et d’y aller, très professionnels, de notre petit numéro aux couleurs du Belgian Post. Et voilà que Jaroslaw Serpieri, surmontant sa nervosité, enclenchait l’appareil. Alea Jacta est !
*
Alea jacta est… Il aura ma foi suffi de ce geste en apparence fort anodin — mettre une caméra en marche, quoi de plus banal ? — pour que tout aille très vite et que tout tourne court. De sorte que de discours, il n’y en eut aucun. Si bien que Papangelou n’eut même pas le loisir d’annoncer au monde sa décision de faire de l’eurodrachme la nouvelle monnaie de l’Union. Au lieu de quoi il nous sembla interpréter une façon de danse macabre et semi-folklorique. Un sirtaki hystérique, au rythme duquel ses vêtements blancs, noirs et dorés, se voyaient constellés de taches écarlates allant s’élargissant.
C’en était déjà fait, de cette sombre crapule, de ce pâle individu. Le voyant vaciller, rouler des yeux et perdre son béret — ce fario rouge devenant à l’unisson du reste —, avec ses mots de haine, ses mensonges lui restant dans la gorge, je sus que Jaro et moi-même — Constantin Reisoglu —, accomplissions notre devoir : éliminer un ténor politique qui s’était mis en tête d’écarter Ankara de la scène européenne. Ce que je me ferais fort d’expliquer à qui de droit, à commencer par les journalistes au sein desquels Jaro et moi nous étions glissés comme les faux frères que nous sommes…
Des cris de frayeur, des appels au secours traversaient la salle de presse, tandis que les caméras n’en finissaient pas de filmer Papangelou, qui n’en finissait pas d’agoniser. Quant à moi, un sourire narquois aux lèvres, j’observais le désarroi des agents de sécurité. Oui, le mal était fait, pour le plus grand bien d’une cause que mes origines et mon éducation désignaient comme la seule qui soit juste. Je n’ignorais pourtant pas que la félicité serait de courte durée. Qu’on ne tarderait pas à nous identifier comme étant les coupables : tueurs du dictateur, les assassins de ce pantin… Nous et notre caméra qui était bien l’instrument du crime : fruit de la technologie de pointe, une arme discrète et silencieuse, capable de projeter un flux de neutrinos fissiles jusqu’à cinq mètres de distance. De ces mini-particules qui ont pour propriétés de vous entrer gentiment dans le corps, avant d’y exploser et d’en faire de la charpie…
Je me levai alors, pour contempler une dernière fois celui-là qui sous nos yeux, au risque de nous éclabousser de son sang, se décomposait en d’innombrables lambeaux sanguinolents. À l’image de l’Europe, très exactement, me dis-je en cet instant : une de ces Europes dont l’histoire, décidément, restait à inventer. Après quoi j’entonnai fièrement le Chant des patriotes du Nouvel Empire ottoman, raflant du même coup la vedette à ce sinistre Papa expédié ad patres.