Et la mer, mon amour, je te la laisse en gage

Carme Riera,

D’ici, de ma fenêtre, je ne peux voir la mer. Je n’aperçois que des nuages de couleur sombre qui se désintègrent, et la pointe du Tibidabo. Rien de très joli. Des immeubles, hauts et laids, avec leurs fleurs fanées aux balcons et leurs stores jaunes brûlés par le soleil. Je ne peux voir la mer parce qu’elle est bien loin d’ici, de l’autre côté de la ville. Endeuillée, grasse, presque puante, elle berce, comme une nourrice, des bateaux de commerce, des yachts et des bateaux-mouches à quai. Cette mer-là ne ressemble pas du tout à la nôtre. C’est une surface métallique, épaisse et d’un gris uniforme. Coagulée, bourbeuse. Mais elle me manque. Elle me manque parce que, quand je la regarde, je pense que tu vis de l’autre côté, et que d’une mer à l’autre, d’un rivage à l’autre, le chemin est bien plus court que d’une ville à l’autre.

La mer me manque, cette immensité bleue, cette petite immensité bleue qui semblait entrer par le hublot de notre cabine ce matin de printemps-là, sur le chemin de l’île. Pardonne-moi. J’allais te demander si tu t’en souviens, pour le plaisir de t’entendre dire oui, que souvent tes yeux s’imprègnent du bleu charmeur de cette mer, la nôtre, et que tu te perds parmi les relents de lointains souvenirs sur lesquels le temps s’est peut-être refermé. Combien d’années ont passé depuis ce voyage ? Je me refuse à les compter car je pourrais sans doute encore mesurer avec exactitude les heures, les minutes et les secondes, comme s’il s’agissait d’un problème de mathématiques élémentaires. Ne t’en étonne pas : je me suis fabriqué un calendrier à mon usage personnel où les années, les mois, les jours commencent à l’instant précis où le bleu était parfait, ton corps de soie, et tiède, douce, caressante la lumière qui s’écoulait…

Nous étions plus jeunes, inconscients, pleins d’une innocence perverse, presque méchante, d’ange rebelle. Je regrette d’employer ces mots, car tu penseras que j’éprouve des remords, que je n’ai pas la conscience tranquille. J’avais quinze ans – une chanson du Duo Dinâmico, le groupe à la mode, parlait de filles douces comme des fleurs et toi, pour me faire enrager, tu la chantais. J’avais quinze ans qui furent, en partie, la cause de notre rupture. D’un autre côté je me plais à penser que je te connus au moment le plus critique de mon adolescence, alors que je devenais femme, et que ton influence marqua profondément ce que je suis aujourd’hui. Pendant cette année scolaire-là, en seconde, je troquai les chaussettes de couleur contre des bas chics ; ce furent aussi les premières chaussures à talons et la première robe de soirée. Elle était rouge, en velours, légèrement décolletée. Je la mettais le mardi pour aller au concert du Nouveau Théâtre. Nous avions des entrées gratuites qu’envoyait au collège le Patronat des « Amis des Arts ». Tu n’aimais guère la musique approximative de cet orchestre de province qui faisait ce qu’il pouvait des violons, des cors et des timbales… pour obtenir un son grêlé et fêlé. Mais tu venais, et tu t’asseyais dans un fauteuil proche de notre loge, tu fermais les yeux quand les lumières n’illuminaient plus que la scène. Petit à petit, j’apercevais un battement de cils, tu ouvrais légèrement les paupières et du coin de l’œil me regardais. Un jour tu me dis, comme nous sortions d’un concert de Bach, que j’avais un regard inquisiteur. Tu me demandas ce que je cherchais. Je te répondis – ma propre sincérité m’étonne – que je regardais toujours ainsi quand quelqu’un attirait mon attention. C’est alors que tu posas pour la première fois tes mains sur mes cheveux. Tu me fis trembler de la tête aux pieds et je me troublai.

J’aimais tellement tes mains ! Elles sont si belles encore ! – tes doigts longs, ta peau blanche, tes ongles soignés. Je me sentais heureuse quand tu prenais ma main dans la tienne et que nous nous promenions, comme deux amoureux, dans la ville. Tu me montras de nombreux recoins que longtemps auparavant, du temps de ton adolescence, quand tu commenças d’aimer marcher longuement au crépuscule dans des endroits déserts, tu avais découverts. Mes yeux, qui étaient les tiens car je voyais le monde comme tu le regardais, captèrent les nuances, les couleurs, les formes, les détails qui te semblaient surprenants et nouveaux. Je me flattais tellement de t’intéresser que je m’efforçais de deviner et traduire tes réactions en les faisant passer pour miennes, presque inconsciemment. Aujourd’hui encore, à huit ans de distance, je suis capable d’enthousiasme en parcourant d’ici, les yeux fermés, le quartier marin du Carmel, le Putxet et ses côtes, ses escaliers, ses inscriptions sur les pierres et l’odeur du poisson, qui te rappelait quelque coin de Naples, du côté gauche du môle. Les enfants allaient à moitié nus, jouaient avec les chiens et les chats, et les femmes sales, criardes, s’interpellaient par-dessus les portails. Je peux aussi, il ne me manque que ton contact, suivre ton pas nonchalant le long des vieilles rues pavées, des façades seigneuriales, sur le chemin de la cathédrale – je traverse la Porta del Mar, une forte odeur d’encens…

Nous allions à la campagne certains après-midi. L’eau courait dans les rigoles, et les amandiers commençaient à vêtir leurs branches d’un ciel de neige. Avec toi, je connus deux villages abandonnés, Focslluc, qui respirait la peur, et Biniparraix, dévasté par une tempête, que nous trouvâmes après avoir marché longtemps, en gravissant la montagne, entre des petits bois de chênes et de pins, et des buissons de romarin… Nous ne parlions guère en nous promenant. Ton bras entourait mes épaules. De temps en temps j’appuyais la tête contre ton cou et tu m’embrassais comme personne ne l’a jamais fait.

Je découvrais le monde comme l’amour me découvrait, moi, pour me faire sienne. Ce n’était ni dans les livres, ni dans les films que j’apprenais à vivre l’histoire de notre histoire. J’apprenais à vivre, j’apprenais à mourir peu à peu – mais cela je l’ignorais alors -, quand, dans tes bras, je refusais de laisser passer le temps. Je voulais à tout jamais rester à tes côtés, sentir le frémissement de tes lèvres, de ta peau. Et le monde vu depuis tes bras était beau et triste comme nous, il était d’une couleur indéfinissable, entre bleu et mauve, parfois phosphorescent, sous un maquillage de néons.

La brume agonise, dense, lente, dans les rues ; elle se désintègre dans les rigoles, s’estompe entre les voitures garées. La tristesse de ces heures-ci, glacée dans la poussière, glacée dans les larmes glacées, me ramène à toi, avare surtout de cette clarté caressante que nous avons aimée. Nous avons aimé tant et tant de choses !

La terre humide après la pluie, la cueillette des coquelicots entre les blés, les terrasses des cafés en plein soleil, les enfants, les hirondelles, les plages désertes, les nuits de nos rencontres imaginaires, et l’amour par-dessus tout, l’amour dont jamais, à cette époque, nous ne parlions.

Notre relation dura huit mois et six jours exactement. Elle fut brisée par le scandale public et par ta peur d’affronter une double responsabilité. Tu n’eus pas assez de forces, ni de confiance en moi ; l’idée qu’un jour je te reprendrais cet amour, qu’alors nous appelions amitié, t’obsédait. On te menaça au nom de la morale et des bonnes mœurs, on te parla de conduite dépravée, de perversion de mineurs, tu reçus des lettres anonymes pleines d’insultes malsaines… Moi je dus supporter les rires et les racontars ; plus d’une fois mes compagnes changèrent de sujet de conversation en me voyant approcher, mais personne, sauf mon père, n’osa me parler et affronter la réalité. Je revois encore la grimace de son visage crispé, le ton aigre de sa voix, mais j’ai oublié ses paroles, je ne me souviens que de deux phrases qui, comme le slogan obstiné d’une publicité qu’on a dans la tête et qu’on répète sans y penser, m’ont souvent poursuivie : « C’est le chemin du vice. Je t’enverrai à Barcelone si cela doit durer un jour de plus. » Maintenant je peux t’expliquer tout cela. À cette époque tu en aurais souffert, et je voulais à tout prix éviter de te faire mal. Je te mentis : personne ne m’avait rien dit, le comportement de mon entourage n’avait pas changé, et mon père m’envoyait passer l’été hors de Majorque en récompense des bonnes notes obtenues en juin.

Ce furent des jours amers, douloureux, navrants comme ces commérages visqueux qui rappelaient la bave des limaces. Je me sentais vide, amorphe, distante, je ne me reconnaissais plus. Je commençais à haïr les gens, la ville, et cet été qui s’annonçait si doux. Et l’amour, cette immense capacité d’amour ne se nourrissait que de toi, pour ensuite te revenir, intacte. La dernière après-midi, nous étions sur la promenade maritime, tu avais garé ta voiture devant le port. Je me mis à pleurer – ce n’est pas les raisons qui manquaient ! – et cherchai refuge dans tes bras qui me le refusèrent. La danse des mille lueurs qui se reflétaient dans la baie me piquait les yeux. Entre mes larmes, j’apercevais les bateaux et la mer. Tu avais les nerfs à fleur de peau : la tension qui t’épuisait marquait ton visage d’un rictus tragique. Tu ne voulais pas me regarder. Finalement tu te tournas vers moi, et dans un geste désolé tu passas la main dans mes cheveux, comme la première fois. Je fermai les yeux et te dis que je t’aimais. Tu me fis taire. Tes mots semblaient sortir de la bouche d’un automate :

— Ça ne peut pas continuer. Nous devons mettre un point final à notre relation qui n’a aucun sens.

Une bouffée d’air salé m’emporta soudain au milieu des vagues. L’eau frappait au hublot qui reflétait le calme du ciel. Une couleur d’un bleu intense me blessait la vue, et je ne savais trop si c’était la couleur de la mer ou celle de tes yeux. Nous étions sur une couchette. Dans cette cabine prévue pour huit, il ne restait plus que nous. L’écume des vagues, les ailes des mouettes et les éclaboussures des dauphins pénétraient par la fenêtre ronde comme la pleine lune, une lune de midi cependant, celle de notre hublot. Lentement tu commenças à te déshabiller. Tu retirais tes vêtements sans me regarder, d’un geste qui se voulait naturel et que je devine maintenant empreint d’une candeur maladroite. Tu couvris ton corps d’un drap. Peut-être avais-tu peur de ma propre peur de le voir nu, peut-être croyais-tu que je fuirais, effrayée par le spectacle qui pour la première fois s’offrait à moi. Je t’assure que je ne m’effarouchai pas. Mon pouls battait avec force et levait en moi les voiles de mon plus beau rêve d’adolescente. Ton corps m’avait toujours semblé splendide ; j’éprouvais à ce moment-là de la curiosité, et l’envie de rassasier mes yeux en le contemplant aussi longtemps que je le voulais. C’est pour cela que je le dénudai. Il apparut – j’en étais en quelque sorte la créatrice, puisque c’était mon regard qui le découvrait ainsi – exemplaire, parfait. Mes doigts, comme dans un rite, la danse caressante de mes doigts sur ta peau, redessinèrent tes lèvres, et, une par une, les formes de ton corps. Tu me demandas alors, par une caresse plus que par des mots, la permission de me déshabiller. Tu voulais le faire toi-même, insistais-tu, pour mieux savourer les moments qui nous séparaient de l’instant où tu me verrais nue, et allonger dans l’intention de les rendre infinies ces quelques minutes, malgré l’urgence de ton désir. À chaque seconde qui passait – l’horloge de nos veines marquait la plénitude de midi -, mon corps tremblait sous la caresse de tes mains et nous approchions entre les écueils quelque endroit sublime et mystérieux. Un endroit hors du temps et de l’espace (midi, un bateau), fait à notre mesure, où nous tomberions sans espoir de nous sauver. Sans cet espoir, car c’était là la seule façon de nous sauver, parce que là en bas, au royaume de l’absolu, de l’ineffable, la beauté nous attendait, qui se confondait avec notre image reflétée par le miroir de ta peau. Et dans le refuge sûr, au plus intime de ton corps, là commençait l’aventure, pas celle des sens, celle de l’esprit qui me ferait connaître jusqu’au dernier frémissement de ton être, saisie, pour toujours, par le mystère de l’amour et de la mort.

Je voyageais de la petite cabine à ta voiture. Du passé présent à l’instant présent. Ta tendresse fut rude lorsque tu décidas que pendant cet été-là nous ne devions plus nous voir, parce que tu ne voulais pas que l’on pût t’accuser de marquer ma vie pour toujours. Tu mis le moteur en marche. Je te demandai de rester là, j’avais besoin de te promettre, de toutes mes forces, que jamais je ne t’oublierais. Ton visage triste prit une expression distante pour m’interdire de t’écrire et me demander le contraire de ce que je t’offrais : l’oubli.

Je passai l’été chez mon oncle, sur une plage à la mode. L’activité du repos – me baigner, bronzer, prendre l’apéritif, souper, me promener, aller au cinéma ou danser… – m’ennuyait. Ma conduite était bien étrange : je désirais seulement ce qui n’avait pas encore commencé.

Je ne t’oubliais pas. Chaque soir je t’écrivais et je rangeais, c’est curieux, mes lettres dans un tiroir fermé à double tour ; j’imaginais qu’un jour tu les lirais, une à une. Ce n’était qu’un semblant de bonheur, je le sais, de penser que mes lettres formaient un paquet bien épais et pourraient occuper de nombreuses heures de lecture, des heures durant lesquelles, inexorablement, tu reviendrais à moi. J’étais jalouse de tout ce que tu faisais et je ne le savais pas ; de tes allées et venues dans la ville, des gens qui t’entouraient, de ton métier. Cet été-là tu concevais le projet d’achever ta thèse, commencée longtemps auparavant et presque terminée. Tu m’avais demandé de t’aider à en établir les index, à rassembler et classer des tas de fiches, fruit de cinq années de travail, ce qui m’aurait permis d’être à tes côtés toute la journée… Où étais-tu avec ces monceaux de paperasse ? Ne pas le savoir, ne pouvoir en être certaine, me rendait triste. Si au moins j’avais reçu de tes nouvelles ! Tu ne voulus pas connaître mon adresse : tu déchiras le papier sur lequel je l’avais écrite et te bouchas les oreilles quand, sur le chemin de la maison, je te la répétai.

— Il vaut mieux laisser le temps faire son œuvre.

— Cela signifie que tu crois que le temps doit tout effacer ?

— Il peut tout effacer, si nous l’y aidons.

Moi je ne l’aidais pas. L’été avançait, et cette idée me réconfortait. Je mourais d’envie de voir arriver l’automne, le moment de rentrer à la maison. Je ne savais pas si mon père déciderait de me retirer du lycée, pour éviter que je ne te voie et que tu ne me donnes cours. On clôturait les inscriptions début septembre, et dans mes lettres à mes parents je n’osais leur demander ce qu’ils pensaient faire de mon « futur académique ». J’eus beaucoup de chance : pensant que trois mois de séparation et la fréquentation de jeunes gens auraient apaisé mes sentiments, ils me réinscrivirent dans la même institution.

Une semaine avant le début des cours, j’arrivai, fort calme, en ville. J’espérais te rencontrer, mais je n’osais téléphoner chez toi, et encore moins m’y rendre. Je me contentais de me promener dans les rues, sous ton balcon, dans l’espoir de t’apercevoir. J’allais dans les endroits que nous avions fréquentés ensemble, et il me semblait, très souvent, entendre tes pas. Mais tu n’apparaissais pas. Et je continuais à parcourir, un à un, nos recoins ; je cherchais quelque chose de plus que tes empreintes, l’odeur de ton parfum ou les traces laissées par ton regard sur les murs, les façades, les pierres, l’asphalte, sur les oliviers, les amandiers, les champs, les fleurs, sur l’eau de mer ou de pluie… Je cherchais quelque chose d’indéfinissable. Il me semblait que ton regard posé sur les choses les avait changées. Parce que toutes ces choses, même les plus insignifiantes, porteraient pour toujours la marque de ton passage.

Je ne te vis pas avant la rentrée scolaire. Tu étais sur l’estrade en compagnie des autorités et de tes collègues. Moi, depuis la dernière rangée de la grande salle, je te regardais ; je crois que tu ne t’aperçus pas de ma présence, malgré les efforts que je faisais pour attirer ton attention. Quand prit fin cette mascarade – le directeur, de sa voix mielleuse, proclama « au nom du Caudillo de l’État espagnol » le début de l’année académique soixante-quatre soixante-cinq -, je pensai qu’enfin j’allais pouvoir m’approcher de toi. Tu sortis très vite avec les autres professeurs et t’en fus prendre l’apéritif que la direction vous offrait, comme chaque année. Nous ne nous parlâmes pas. À deux heures tu n’avais toujours pas paru. Il ne me restait qu’à rentrer chez moi.

Les feuilles des platanes étaient presque jaunes, sur la Promenade, un souffle de vent emporta les premières d’entre elles, laissant une branche nue, ridicule. Quand il se fatigua de jouer avec elles, il les abandonna à mes pieds. Je les écrasai, elles craquèrent sous mon poids. L’automne commençait et je venais d’en prendre conscience. La Rambla me semblait plus longue et morne que jamais. Je m’y sentais prisonnière. Les murailles – parce que ce sont des murailles et pas des murs – des couvents de Sainte-Madeleine, de Sainte-Thérèse et des Capucines, menaçaient de m’écraser. D’un moment à l’autre, pensais-je, le vent les couchera comme de simples feuilles…

Je traversai la rue sans regarder. Une voiture freina à un cheveu de mon corps : c’était la tienne. Tu en sortis criant, la voix tremblante :

— J’aurais pu te tuer !

Avec quelle force, avec quelle rage je te pris dans mes bras ! Tu en chancelas. Tu ne m’invitas pas à monter. C’est moi qui ouvris la porte de la voiture et m’assis à l’intérieur, suivie par le regard étrange des passants. Je te revoyais. Ton visage me semblait plus fatigué, plus triste, plus vieux. Je te regardais attentivement, tu avais l’air absent. Tu me demandas où je voulais aller :

— Tu veux que je te raccompagne chez toi ?

Je ne répondis pas. Tu enfilais l’avenue des Rois quand je te dis :

— Je veux rester avec toi, longtemps. Tu m’as tellement manqué !

Tu garas la voiture devant un magasin de meubles. C’était l’heure du déjeuner. La ville était presque déserte. J’avais besoin de te toucher, tes yeux, tes mains, tes lèvres. Tu le savais, et d’une voix douce, mais ferme, tu me demandas de comprendre la situation et de me contrôler :

— Le temps s’est écoulé et les choses sont beaucoup plus claires à présent. Notre relation n’a aucun sens, elle ne peut pas continuer. Je ne veux pas te faire de mal, ni m’en faire à moi-même. Nous n’irons nulle part avec cet amour qui ne mène à rien…

Je me tus, même si je n’étais pas d’accord avec tes arguments ; parce que je savais, moi, sans l’ombre d’un doute, que la seule finalité de notre amour était l’amour, tout simplement.

Nous nous vîmes de loin en loin à partir de ce jour-là. Nous respections méticuleusement les distances. En classe, tu me traitais même avec plus de sévérité que mes compagnes. Tu en arrivas à me réprimander en public, parce qu’au lieu de te rendre des problèmes, je te remis une feuille pleine de dessins, bateaux, petites fleurs, soleils. Tu me réprimandas parce que tu avais parfaitement compris ce que je voulais te dire, et que cela t’avait plu. Ton masque d’intransigeance cachait une faiblesse qui était sur le point de craquer. Moi je m’adressais tout le temps à toi, je te demandais de répéter tes explications parce que je ne les comprenais pas, je te soumettais mes difficultés, interrompais ta leçon pour placer des remarques insolentes… Et j’employais toujours un ton agressif qui te déconcertait. Je voulais que tu saches ma présence. Je me vengeais de tout ce que tu me faisais endurer.

Vers la fin de l’année scolaire, quand je commençai à sortir avec cet étudiant en médecine qui arrivait du Pays Basque où il était recherché par la police, tu réagis mal. Tu en arrivas à nous surveiller. Certains après-midi, nous te trouvions, par hasard, à la sortie des classes, sur le chemin de la Promenade Maritime. Tu faisais semblant de ne pas nous voir, mais je sais que tu suivais notre image dans le rétroviseur jusqu’à ce qu’elle disparaisse. La jalousie s’était emparée de toi et dirigeait chacun de tes gestes.

Le jour où nous nous vîmes hors du lycée, après quelques mois de séparation, tu fis tout pour être aimable. Tu me demandas, comme si cela t’était égal, ce que je devenais, tu t’intéressas à Jaume, à ce que nous pensions faire, à nos – tu appuyas sur le pluriel – projets. Tu évitais mon regard. Tes yeux se posaient sur le verre de Coca-Cola devant toi, sur les rainures du bois de la table, sur le tapis du sol. Tu ne savais que faire de tes mains. Je murmurai ton nom. Tu ne peux pas savoir combien de fois je l’ai répété, prononcé avec un plaisir infini, comme la première fois, quand tu me demandas d’abandonner les formules de politesse et de te tutoyer. Tu sursautas.

— Que veux-tu ?

— Rien.

— Tu m’appelais ?

— Tu n’étais pas vraiment là. Tu vas m’expliquer ce qui se passe ?

— Les derniers jours de cours sont épuisants. Je tombe de sommeil. Je ne contrôle pas la situation et tu m’inquiètes. Je n’aurais pas dû m’engager dans cette aventure dont tu te repens sans doute. Ta vie prend un tour tout différent… Et je m’en réjouis. En plus, Jaume est quelqu’un de bien…

— Tu parles comme si tu étais ma mère.

— Je t’assure que j’aurais plaisir à l’être.

Je vins étudier à Barcelone. Nous nous écrivîmes. Tes lettres étaient très belles, pas tout à fait sincères, elles se voulaient optimistes et j’y trouvais souvent conseils et remontrances. Les miennes te parlaient de tout ce que je découvrais : la ville et les gens. Elles étaient tristes, mais ma tristesse, empreinte des ocres et des gris des nuages et des murs, s’estompait entre les lignes calligraphiées. C’est peut-être pour cela que la mélancolie, les regrets et la nostalgie n’étaient plus tout à fait perceptibles, une fois fermée l’enveloppe et collé le timbre. Sous celui-ci, à l’une ou l’autre reprise, je t’avais écrit quelques mots d’amour, pour te faire une surprise au cas où tu déciderais de soulever le timbre, à l’appel d’une voix douce mais précise qui t’indiquerait l’endroit du secret. Je ne sais si le génie d’Aladin, une bonne fée ou Ali Baba t’aiguillèrent comme il le fallait… Tu ne m’en as jamais rien dit.

Une nuit, je me mis à t’écrire une lettre immense, mélange de confidence et de confession, où s’effondrait définitivement mon adolescence. Quand je commençai à la rédiger, je ne voulais pas te l’adresser. J’essayais d’inventer un destinataire auquel rien ne m’aurait unie, mais je fus incapable d’un tel effort d’imagination. Et, comme je m’obstinais à oublier ton nom et tout ce qui te caractérisait, j’écrivis à la mer, avec le secret espoir que les vagues viendraient jusqu’à ta porte te donner de mes nouvelles… Je passai toute la nuit avec toi. La plume écrivait parfois si tristement, si délicatement, que j’avais l’impression de te caresser en silence. Parfois, presque sans séparer les mots, à un rythme infernal. Je t’expliquais pourquoi, justement cette nuit-là, je me refusais à dormir et veillais pour t’écrire. Je n’ai pas conservé cette lettre : le vent l’emporta, réduite en minuscules morceaux de papier qui s’envolèrent par la fenêtre quand l’aube, au dernier scintillement des réverbères, vint guetter derrière les volets. Si je l’avais conservée, j’aimerais en lire un passage et le copier pour toi, après tant d’années.

Je me souviens de cette nuit-là, tiède et étoilée. Dans une maison voisine, on faisait la fête. L’écho de la musique de l’orchestre me parvenait, lointain mais perceptible. Le jardin brillait de lumières entre les branches des arbres. Je discernais les silhouettes des couples qui dansaient sur la piste… L’air humide du port arrive jusqu’à la Via Laietana. En faisant un effort, on perçoit même l’odeur de la mer. J’avais un ami enfermé dans une cellule des souterrains de la préfecture voisine. On l’avait arrêté le matin même, alors qu’il participait à une manifestation. Je marchais à ses côtés mais on m’avait laissé continuer tranquillement, sans même me demander mes papiers. Lui était en prison et moi libre ! Je sentais pourtant que je faisais partie du jeu, que j’étais responsable des roses perdues et de la chute des oiseaux, coupable. Et entre l’angoisse et la peur, c’est sur le papier que j’envisageais l’espoir. Je ne voulais pas dormir. Seule l’obstination empêchait mes paupières alourdies de sommeil de se fermer. Je voulais partager du dehors les heures vides de Miquel en prison, lui offrir, sans qu’il le sache, mon sommeil, et de tristes relents de tendresse qui se mêlaient à la musique et à ton souvenir. « Synesthésie », voilà comment cela s’appelle dans les manuels de rhétorique littéraire : la tendresse était notes de musique, musique mes sentiments, et, comme toujours, ton souvenir envahissait tout.

Les années passaient. Mai succédait presque à octobre : il n’y avait guère d’intervalle entre le début et la fin des cours. L’époque des examens arrivait sans que je m’en rende compte. Feuilles blanches, zéros, je ne savais rien. Je n’avais pas assisté à un seul cours de tout l’hiver. Le matin, vers onze heures, je descendais à la Faculté et me promenais dans les jardins ou m’asseyais sur un banc du patio. J’avais l’habitude de retrouver un groupe de Majorquins lors de pique-niques bucoliques, les dimanches soir, où nous mangions des plats typiques de File… Je trouvais leur monde vide et je m’y ennuyais ; cependant quelqu’un, de temps à autre, prononçait ton nom – tu avais donné cours à bon nombre d’entre eux –, et cela me consolait.

Cinq années, des cours pas très intéressants, pas même passifs, neutres. Conférences à l’Université, à l’Athénée, à la résidence universitaire… Colloques sur la sexualité, les contraceptifs, les partis politiques, le référendum… (Un prestigieux professeur analyse – fat, arrogant, en costume importé de Londres – la situation universitaire ; sa femme prend des notes, assise au premier rang : c’est si difficile pour elle de suivre son mari ! Un chercheur espagnol, pas plus exporté qu’exportable, réfute la théorie de la relativité sans arguments convaincants. Un couple donne, lors d’une table ronde, son témoignage vivant d’amour… Les cinq enfants, bornés et mal élevés, font du tapage au milieu de l’assistance. Ils ne sont pas les seuls.)

Expositions. Festivals de la Nova Canço. Concerts des Setze Jutges. Des livres recommandés par d’autres : Freud, Marx, Joyce, Faulkner, et puis Vargas, Cortâzar, Garda Marquez, Donoso, Lezama… Des films dont j’ignorais s’ils t’avaient plu. Des couchers de soleil à Montjuic, à Sitges, à Arenys, à Blanes… Des excursions au Montseny, à la côte. Des pièces de théâtre expérimental. Des lectures de poésie. Des réunions organisées par les syndicats et le parti socialiste. Des baisers d’autres lèvres, la caresse d’autres mains… Et la vie avançait lentement très vite, chaque jour était comme un long frisson. J’essayais d’élaguer ton souvenir – je voulais des branches nouvelles pour un printemps nouveau –, et je n’y arrivais pas. Je refusais pourtant de le couper aux racines.

Nos vacances dans l’île ne coïncidaient pas toujours. Tu voyageas beaucoup ces étés-là. Tu assistais à des congrès internationaux de mathématiques à Moscou, à Paris, à Tokyo, d’où tu m’envoyais des cartes postales : la place Rouge, la tour Eiffel, le Palais Royal… Leur texte était si bref que les lettres dansaient dans l’espace blanc : « Meilleurs souvenirs de Moscou, Paris, Tokyo… ». Dans la capitale nippone tu rencontras un savant juif dont on parlait pour le Nobel, parent de Ben Gourion, richissime d’après les rumeurs, qui te fit des propositions indécentes… Un beau jour, il débarqua à Majorque dans l’intention de t’emmener, il voulait que tu contribues aux recherches de son département dans une université des États-Unis. Il t’offrait tout l’argent que tu pouvais souhaiter, en plus de sa protection désintéressée. En ville on ne parlait que de cela, car le savant avait confié ses intentions à la presse. Les gens disaient que c’était une erreur de laisser passer une occasion comme celle-là. Et moi je me demande pourquoi tu as refusé de t’en aller. Je me le demande peut-être parce que, si je ne me trompe pas, je crois en deviner les motifs.

Peu après la fin de ma licence en sciences exactes, je me rendis chez toi pour t’inviter à mon mariage. J’épousais un étudiant de ma faculté, un Catalan avec qui je sortais depuis plusieurs mois. Toni et moi nous venions t’annoncer notre mariage dans les règles de l’art, par une visite de courtoisie. Toni connaissait notre histoire, je la lui avais racontée d’un bout à l’autre sans en omettre le moindre détail. Il la trouva belle et malsaine à la fois. Tu lui plus beaucoup, il admira ton intelligence et ta gentillesse, même s’il vit en toi quelque chose d’étrange, d’inquiétant, presque de dangereux.

Le jour du mariage, tu me dis que Toni t’était très sympathique, et que tu nous souhaitais tout le bonheur du monde, celui que tu aurais voulu m’offrir. Tes lèvres tremblaient pendant que tu parlais, comme si un frisson avait agité ton corps. Je te serrai contre moi pour te remercier et murmurai – m’as-tu entendue ? – que je t’aimais encore. Le soir, en quittant l’hôtel où nous avions soupé pour rentrer chez toi, tu pleuras, le visage caché dans les mains.

Je ne sais pas si l’avenir te permettra de connaître ces lignes, ni si tu les comprendras au cas où Toni te les ferait parvenir comme je le lui ai demandé. Il y a quelques mois, lors de ton séjour à Barcelone, je t’ai annoncé la naissance d’un bébé. Je suis sur le point d’accoucher. Le médecin dit qu’avant dix jours, sans doute, le bébé sera là. J’ai peur, ça me fait peur. Je me sens trop fragile et les forces me manquent. Je crois que je ne connaîtrai pas ma fille, car ce sera une petite fille, j’en suis certaine, et je ne pourrai choisir son nom si je ne le fais pas maintenant. Je veux qu’elle porte le tien. Maria, et je veux aussi qu’on lance mon corps à la mer, pour qu’il ne finisse pas sous terre. Je te demande que, dans ce refuge où l’eau épiait notre amour, on précipite mon corps vers cette immensité sans fond. Tu me manques, la mer me manque, la nôtre. Et je te la laisse, mon amour, en gage.

(Nouvelle extraite du recueil Te deix, amor, la mar corn a penyora [Laid, 1975 ; Planeta, 1990 ; Columna, 1997],

inédite en français et traduite du catalan par Anne-Cécile Druet)

Partager