La Coupe est pleine

Jacques De Decker,

Toute honte bue, Marginales aura dont sacrifié au Mondial. Et pourquoi la honte ? Parce qu’il est de bon ton, dans les milieux intellectuels, de mépriser le foot. Ce n’est qu’une idée reçue, que quelques grandes consciences de ce siècle, de Montherlant à Camus et de Handke à Montalbán, suffiraient à contester. Ils ont écrit sur le football, l’ont d’ailleurs aussi pratiqué, et s’ils le châtient quelquefois, c’est parce qu’ils l’aiment et détestent le voir dénaturer.

Pourquoi la honte, devant une discipline qui allie aussi subtilement la force et l’agilité, l’endurance et la vélocité, le don de soi et l’esprit d’équipe, la rigueur du règlement et les innombrables combinatoires possibles ? Pourquoi la honte devant un sport auquel les nations du monde ont aussi massivement adhéré, faisant d’une des nombreuses innovations britanniques en matière de « sport » – un mot anglais quoique de lointaine racine latine – une réussite sans égale ?

Reconnaissons que le dernier Mondial du siècle est parvenu à passionner les plus irréductibles. Parce qu’il se déroulait en France, sans doute, cette France qui reste un grand dispensateur en valeur ajoutée, et qu’il a suivi un scénario qui, au surplus, a mené cette même France à la victoire. Les semaines de son déroulement ont été vécues avec une tension sans cesse croissante, jusqu’à se terminer sur ce prodigieux but marqué en 92e minute, d’autant plus beau qu’il était inutile, comme l’extraordinaire couronnement d’une vaste entreprise d’exaltation du réel, d’une gigantesque occultation du pire au profit de l’épopée programmée, diffusée comme aucun événement de l’histoire ne l’avait été jusque-là…

En audience cumulée, le championnat de cette année aura été suivi par plus de huit milliards de spectateurs. Rien que ce chiffre justifiait déjà que l’on y revienne.

Car, à peine les clameurs s’étaient-elles tues, les Champs-Élysées vidés de leurs supporters en délire que, déjà, les feux de l’information se braquaient sur d’autres événements, selon cette règle implacable qui fait de l’actualité un Chronos dévorant inlassablement ses propres enfants.

Le 15 juillet dernier, au lendemain d’une fête nationale française sans équivalent, qui inspira aux commentateurs les comparaisons les plus insensées, on était déjà dans l' »après-Mondial », c’est-à-dire dans le temps de la littérature. Les commentateurs sportifs éreintés prenaient un repos plus mérité que jamais. L’heure me sembla dès lors venue de donner la parole aux écrivains. Ils ne s’étaient pas beaucoup manifestés durant l’enchaînement des matches. On put d’ailleurs regretter que des Antoine Blondin, des Dino Buzzati d’aujourd’hui aient manqué à l’appel : où est le temps où de fines plumes prêtaient main-forte aux chroniqueurs accrédités ?

À parler franc, je ne m’attendais pas à un déferlement de textes aussi massif que pour la précédente livraison, qui avait réuni quatorze participants dans la réaction à vif à la « grande petite évasion » qui avait été la sensation du printemps. Et l’imprévisible s’est produit. « La Coupe est pleine », puisque tel était le titre générique proposé, a encore mobilisé davantage d’auteurs. Une remarque, lors de la présentation du premier numéro à la Maison des Auteurs à Bruxelles, ne m’avait pas surpris, parce qu’elle correspondait à un constat désolé auquel j’avais dû me résoudre : les écrivaines étaient nettement minoritaires dans le premier sommaire.

Cette prise de consciences orienta notre stratégie d’appel : elles furent les premières sollicitées pour se prononcer sur le sujet. Et, de fait, elles saisirent la perche qui leur était tendue, pour ne pas dire nécessairement, on le verra, ce que l’on pouvait, très conventionnellement, s’attendre à ce qu’elles disent. Ceci explique que, dans le présent dossier, un intervenant sur deux est une intervenante. Que cet équilibrage ait pu s’accomplir autour d’un sujet réputé machiste mérite pour le moins l’attention.

Chacun jugera selon ses opinions et ses goûts le deuxième forum que propose Marginales dans sa nouvelle mouture. Il me semble témoigner une fois encore de l’évident dynamisme de nos lettres, que cette revue voudrait accompagner, refléter et stimuler tout en étant largement ouverte aux talents d’ailleurs, ce que dénote déjà le volet « Mondial », puisque Laurence Jyl et Yves Laplace ont accepté d’y figurer. Mais notre « Rose des vents », qui avait été très favorablement saluée dès le numéro inaugural de l’ère nouvelle, propose derechef sa moisson de talents méconnus, dont les indispensables découvreurs sont les traducteurs.

Marginales semble bien reparti : les réactions des auteurs, des commentateurs, des lecteurs, des libraires, des bibliothécaires et surtout, des proches d’Albert Ayguesparse, nous l’ont clairement signifié. Du coup, devant l’ampleur de cette adhésion, la revue, cette fois, arbore trente-deux pages de plus. Vingt-cinq pour cent d’augmentation de volume en trois mois ! Peut-on mieux signifier que l’aventure valait la peine d’être tentée ?

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