La partie de jacquet

Patrick Roegiers,

Le jacquet est par définition un jeu de hasard et de combinaison qui s’inscrit dans la lignée du trictrac nommé backgammon en Angleterre et ainsi adopté en France au XIXe siècle. Le placement des pièces, les coups de dés destinés à en boucher un coin à l’adversaire, le tour du tableau à effectuer en dernier ressort avant de sortir ses atouts afin de marquer les cases libres de l’autre joueur, les pièces posées à gauche se déplaçant dans le sens contraire des aiguilles d’une montre, tout cela convient pour ainsi dire mot pour mot à l’entraîneur de l’équipe de France de football, Aimé Jacquet, quasi éponyme du jeu, qui, avant le début de la compétition, avait précisément pour ambition d’amener en premier lieu une de ses pièces – à savoir l’équipe nationale – dans le dernier quart du tableau.

Ce n’est qu’à partir de là que peuvent progresser ses autres pions (les joueurs mis en réserve) qu’il doit mener à leur tour dans le dernier quart (d’heure) avant de décréter leur sortie. Cette tactique raisonnée des blancs contre les noirs sied comme un gant au « coach » ou coche des Bleus, ancien ajusteur de métier, ayant pour tâche tacite de resserrer, boulonner, façonner, agencer, le puzzle pluriethnique du pays et de mener ses gars dans le tableau final. Mal engagée, la partie vit d’abord l’opposition placide du technicien de la tactique, mécanicien de précision, au physique ascétique, aux cheveux d’argent, aux lunettes à monture d’acier rivées sur l’arête effilée du nez, seul contre tous, sommé d’obtenir des résultats après des matchs que l’on aurait voulu gagnés d’avance, si possible sans jouer, le pays organisateur étant d’ailleurs qualifié d’office.

Desservi par un prétendu déficit de communication, l’homme au look peu amène d’austère protestant, levé au chant du coq, dès potron-jacquet, écho onomatopéïque à patron-jacquet, et non pas Jacquot, Jacot, Jacou, Jacouille — trop vulgaire -, voire Jacquou ou, mieux, Jack (patronyme déjà pris), qui a du cran et élabore dans le silence de son bureau les canevas graphiques, calculs ou schémas stratégiques qui font désormais du foot une science exacte, eut à se confronter d’abord à l’impatience et l’incompétence générale incarnée par le patron de la rédaction du journal L’Équipe, jacasseur de service, justement nommé Bureau, qui s’en prit sans coup férir à l’homme de terrain, sans percevoir en lui les talents d’un visionnaire endurant, à l’esprit et au style clair, programmant sur quatre ans, avec une probité d’ingénieur clairvoyant, une montée en puissance progressive autant que collective de son groupe, graduée comme de juste dans le temps.

Drapé dans son training (substitut du bleu de travail), justaucorps qui ne paye pas de mine, Jacquet, le Jacobin, en bon ajusteur, sûr de son fait, entraînant sa troupe de mercenaires de luxe émigrée à l’étranger, contre l’organe franchouillard et jacassant d’une France en jachère, piqué au vif par les critiques du journal au titre antinomique, les force au quotidien à se pencher sur son plan à la jacquard, car il a du métier Jacquet comme l’indique le terme de métallurgie jacket ou waterjacket. Il double d’abord les postes (22 au lieu de 11) et, tenant compte de tous les critères, nomme pour capitaine, emblème de la France profonde, le bien nommé Deschamps, comme l’est aussi du terroir Lebœuf, Thuram (ou, si on veut, tu rames) l’étant pour le monde de la pêche et des filets. S’appuyant sur le gardien Barthez, presque parent de Barthes, au crâne tondu (voûte céleste, 7e ciel !), tête ou coquille d’œuf (à la coque), Charbonnier, figurant par analogie la France des terrils terrée sur le banc de touche, Jacquet couve ses troupes à Clairefontaine (Ah, la Clairefontaine, m’en allant promener), toponyme de La Fontaine, hétéronyme de Justo (Fontaine) – Font Romeu, en occitan – royaume de Chantecler, belle clairière où les 22, soucieux de ne pas rater le coche, campent en coqs en pâte.

Après avoir fait le tour du jeu et procédé aux derniers ajustements. Jacquet a su damer le pion à ses détracteurs, séduire les V.I.P. en jacquette et jabot jactant en chœur la Marseillaise, et gagner tant de terrain que les Brésiliens, le jour de la finale, en ce dimanche historique, dans le stade ultime hissant si haut le nom de la nation, n’osèrent pas même en fouler la pelouse pour s’échauffer. Mémé, grand-mère maternelle, surnom affectueux (hypocoristique de la première syllabe) des proches d’Aimé, prénom prédestiné, variante dialectale de mémère ou, phonétiquement, m’aimèrent, voué par un scepticisme endémique, typiquement hexagonal, à se muer en son contraire Aimé le Mal Aimé, fait surgir d’un coup bien ajusté, longtemps mûri au tableau noir, l’amour féminin de ce jeu d’hommes en shorts et, ayant visé au cœur, gagne triomphalement la partie (Cocorico !!!) et Jackpot final de Jacquot qui fait le Jacques en coquet maillot de poids coq.

S’ensuit le rite communiel et jubilant de la Java (« J’accours ! »), l’envahissement par un million de Français joyeux — toutes catégories confondues – des Champs-Élysées, choyés à nouveau le lendemain par le peuple en délire agitant le drapeau tricolore (Bleu pour les Bleus, Blanc comme Laurent — juste milieu – et rouge coquelicot comme les cartons), deux ans avant l’an 2000 et deux jours avant le 14 juillet et la garden-party de l’Élysée (1, 2, 3 — zéro !), cocktail à cocottes, gogos guindés et ministres cocos, mué en goguette, bal musette reggae black, blanc, beur. Du bleu étant porté à l’âme des moroses, la liesse jaculatoire si longtemps refoulée saille de partout, le tout couronné par la vision du car, cocon hyalin, ovule géant, spermatozoïde royal, gangue matricielle et cristalline, bulle carrossant les 22 (et le staff), fécondant la France, la coupe en or plaquée à l’avant, trophée trônant en amont du pare-brise, globe mammaire comme le caillou glabre de Barthez baisé pieusement par le président et, bien sûr, par Laurent Blanc, chevalier servant, héros de la chanson de geste, blanchi de la finale sans l’avoir jouée, expulsé de la lice comme Desailly et, avant eux, Zinedine Zidane, dit Zizou, bizou, coqueluche à l’instar de Coluche, petit nom qu’étend Lizarazu, pendant non pas des zizous, mais des zazous de la Libération clamée sans jacasserie par les médias, sans voix pour vanter le sacre de Jacquet, tenant du Front Populaire, rétif au Front National, insoumis aux attaques et tackles de L’Équipe (« Je ne leur pardonnerai jamais ! »), ajusteur droit, méthodique et réfléchi, ayant si haut la main mis le point final qu’en parodiant cette fable morale qu’eût pu écrire Jean de La Fontaine, on peut dire désormais de la France en cet été 1998 qu’elle est non pas la partie ou la portée, mais bel et bien la PATRIE de Jacquet.

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