M. et S., femmes de l’année

Caroline Lamarche,

Si Monica et Sémira étaient élues « femmes de l’années », cela prouverait une seule chose : que nos critères sont « négatifs » (au sens photographique du terme) et notre choix « par défaut ». En effet, qui sont ces femmes en dehors du moment de leur existence où les médias s’en emparent ? Connaît-on leur vie ? A-t-on jamais entendu leur voix ? Ont-elle jamais eu l’occasion d’exister autrement qu’au travers d’un écran ou d’une page de journal ? Autour de deux images floues – le regard extatique de Monica Lewinsky sur Clinton, celui de Sémira Adamu fixant le vide – les opinions les plus archaïques, les clivages les plus primaires ont refait surface. « Victime » ou « affabulatrice », c’est par ces grossiers mots de passe que la foule s’empare de leur destin, de leur personne, de leur corps même. Monica et Sémira femmes de l’année, ce serait le reflet d’une société qui plébisciterait les femmes sans voix,  victimes sacrificielles ou sorcières selon les fantasmes de chacun. Une société qui réduirait toute tragédie à une structure commode, aisément identifiable, celle de l’affrontement entre les mauvais et les bons, les bourreaux (ou les abuseurs) et les victimes. Une société qui s’efforce de réduire sa culpabilité ou de justifier son voyeurisme en instrumentalisant ses proies muettes.

Moi j’aimerais élire « femmes de l’année » deux de mes amies. L’une, belge, l’autre « sans papier ». La première, qui vit pourtant dans la précarité, a hébergé la seconde, l’a aimée, s’est battue pour qu’elle soit prise en charge par le CPAS, soignée dans un hôpital. Confrontée à l’impossibilité de sa régularisation, elle a pris tous les contacts nécessaires dans le pays d’origine, sur le plan administratif et familial, pour que son amie puisse rentrer dans les meilleures conditions possibles et ne soit plus en butte à la misère matérielle et morale qui l’avait poussée au départ. La seconde, avec sa colère et son courage, son passé d’enfant abandonnée au temps de la guerre civile, sa clandestinité marquée par l’alcool et le travail au noir, a traversé l’exil, la barrière des langues – elle est trilingue aujourd’hui – et repart maintenant de plein gré vers son pays. Entre ces deux femmes, avec elles, quelques fonctionnaires, quelques médecins tout simplement humains, quelques anonymes qui ont fait ce qu’ils ont pu, ayant compris qu’il ne s’agit pas de changer le monde mais de se relayer jour après jour au service de cas particuliers. Ces gens n’ont pas signé de pétitions, n’ont pas défilé dans la rue, leur témoignage n’a pas été sollicité par les médias, bref, leur nom ne dirait rien à personne.  À ces deux personnes ordinaires qui vivent désormais en exil l’une de l’autre, à ces femmes anonymes dont aucun assassinat, aucun procès du siècle, aucun tapage médiatique n’a exalté caricaturalement le destin, à Marie et Samantha, je décerne, aujourd’hui, le titre de femmes de l’année.

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