La version qui circula fut celle de l’accident. Trop de honte probablement, trop d’enthousiasme à renverser la honte face contre terre, trop de joie à enterrer les hontes d’hier dans celle, fragile, qui venait de s’offrir, pleine page, à la face de toute la ville. Bruxelles brûlait. Chacun y allait de son fagot, de son histoire incandescente, chacun notait scrupuleusement le mal que les flammes avaient déjà ravivé en soi. Oui, Bruxelles brûlait et ses bordels explosaient, vitrines éventrées, portes enfoncées, bombages, graffitis et seaux de peinture rouge lancés sur les murs du quartier Nord qui livrait, dans les brumes froides du matin où flottaient les visages gris des navetteurs qui débarquaient de la gare toute proche, ses premiers vestiges. Coups de gueule, coups de poing, coups de sang, tout avait été trop chaud cette nuit-là. Les filles avaient laissé leurs escarpins pour de rudes chaussures qui leur donnaient des airs de gamines en femmes fatales devant le miroir brisé de leur carré ravagé par la colère des mères. C’était de trop, toutes ces putes aux seins trop cinglés dans la soie et le cuir, l’œil lourd, la bouche en cul-de-poule où la langue frétillait en annonçant de futurs plaisirs caoutchoutés. C’en était trop, oui, toutes ces femmes abandonnées au seul regard des gosses qui courent toute la sainte journée dans les ruelles en pente. C’en est trop de les voir battre du cul contre la vitrine quand un gosse leur fait un bras d’honneur. Elles n’y voient que malice mais le gosse aimerait bien leur mettre autre chose qu’un bras dans l’honneur bafoué de ces belles Africaines débarquées tout droit d’un Matonge lointain ou d’un bar à cocktails de Zanzibar. Ils les connaissent, les marmots, ces belles brunes à la peau trop tendue de foufou ou de semoule, aux yeux si doux, si tendres quand la fatigue tombe d’un coup, ils les connaissent ces garces qui vous pompent un pigeon avant même qu’il ait eu le temps de raconter « que les femmes africaines sont décidément plus courageuses, comme qui dirait plus généreuses dans l’amour même quand c’en n’est pas », ils les connaissent tellement bien, voix graves et fortes, écharpes et pantoufles dans le sac à main trop large que pour ne contenir que les faux cils et les tubes de diverses couleurs qu’elles se fatiguent autour de la bouche et des yeux qu’elles ont si noirs et si profonds, ma mère, comment faire pour les oublier ces yeux-là, qu’ils se chantent déjà les gamins en remontant les rues bordées des décombres des anciennes chapelles aux néons pulvérisés. La guerre a poussé le nez cette nuit, là, dans le quartier des femmes perdues, comme disait le vieil Arabe qui chiquait en marmonnant des prières de deuxième zone, mêlées de tristesse et d’injures. « Mais qu’est-ce qu’elles foutent là, bon Dieu, qu’est-ce qu’elles fichent à se faire troncher pour deux billets et souvent, le hasard de la grogne ou d’une sale colère rentrée trop longtemps, un coup mal placé qui leur fout la trouille jusque dans le dernier verre de whisky qu’elles avalent au bout de la nuit entre collègues dans le bistrot où les affaires se font et se défont à la vitesse que prend l’alcool pour aider à descendre ou à monter le piston à coulisses de la hargne ou des pleurs. La guerre du faux et du strass, la guerre des sentinelles de nylon, la bataille des échéances humides, tout s’est joué cette nuit-là a murmuré le vieux en crachant dans la rigole encore encombrée des papiers brûlés et des bouteilles cassées. C’est ici qu’elles aboutissent toutes, ricane le vieux en poussant la porte du salon de thé où il passe ses après-midi à jouer aux cartes. Il a fini de se casser le dos, va pas falloir qu’il se casse le cul, non ! « Je leur laisse ça, c’est plus de mon âge », dit-il en regardant une fille qui contemple le désastre de son pigeonnier de skaï et de fanfreluches en lambeaux. Elle a l’air hagard : comment faire pour tout ramasser avant que la horde des petits voleurs ne lui tombe dessus ? Comment faire pour nettoyer alors qu’elle devrait déjà turbiner ? Elle pénètre dans la caverne qui empeste le mauvais parfum et les relents de caoutchouc brûlé, se saisit d’un balai et, en quelques coups vigoureux, flanque le tout sur le trottoir. « Ça leur appartient maintenant, c’est à eux tout ce bordel ! Comment je vais faire, maintenant ? Hein, comment je vais faire ? » Elle frappe sur le carreau d’une collègue qui pleure et de longues larmes de rimmel glissent sur un visage presque bleu. Des miroitements de carmara, le rouge trop rouge et la peau si noire font un étrange accueil au malheur. « Qu’est-ce qu’ils t’ont fait à toi ? » demande la fille au balai. « Tout cassé et emporté le reste… » « Ça nous change pas du pays », murmure la première. « Oui, ça change pas vraiment si ce n’est qu’ici, ils comprennent rien à rien. Comment on va vivre alors, hein, comment on va faire chauffer la marmite ? » « Paraît que la commune va intervenir, qu’elle va légiférer… », affirme l’ouvrière aux mains douces. « Légiférer ? Tu te moques ou quoi ? Tu sais bien que la plupart de nos sœurs sont ici sans papiers, une passe en douce, avec les papiers des copines. Ils n’y voient que du feu, les contrôleurs… » « Ouais, c’est bien vrai, ils n’y voient que du feu, c’est le cas de le dire ! » Et elles se mettent à rire à s’en faire péter les mailles des résilles. « Sérieusement, qu’est-ce qu’elles vont devenir, les copines, si on peut plus les abriter le temps de se faire de quoi se tirer en douce, en attendant la planque ou le grand amour… » « Tais-toi, ma sœur, c’est pas le moment de rêver : il y en a plein qui attendent et qui arrivent tous les jours en le cherchant, le grand amour, et qu’est-ce qu’elles trouvent ? Portes closes et papiers d’emprunt. Faut pas s’moquer : nous on a de quoi. Qu’est-ce qu’elles vont faire, celles qui arrivent tous les jours ? ». « C’est pas de ceci qu’elles rêvent, c’est vrai, mais quoi, faut ce qui faut ! J’en connais des salopes, cils de plomb, seins en sautoir et stages à la Présidence. T’as vu, pas de sot boulot. Tu suces et t’es célèbre ! C’est pas une des nôtres qui penserait à garder sa robe tachée des liqueurs de son Prince charmant. Faut vraiment avoir rien d’autre à penser quand on fait des saloperies pareilles. Une salope, je te dis, pire que la pire de nous toutes, tiens ! » Et elle crache par terre pour montrer son dégoût qui ne trouve plus de mots, qui lui avive les papilles et lui remplit la gorge d’un étrange liquide : comme si le sperme avait le goût de l’or, ou quelque chose comme ça… Elle sait plus, elle oublie qu’elle a perdu sa machine à faire jouir, que sa piaule est en cendres, que le quartier hurle son dégoût de tant d’encombrements, elle ne voit plus la ronde des clients qui tournent et tournent, fenêtres de la voiture verrouillées, l’œil brillant, d’une rue à l’autre. Ca monte et ça descend régulièrement, ça roule au pas, la tête tournée vers la garde d’honneur des putes en deuil. C’est comme un moulin qui tournerait à vide, qui n’aurait plus de quoi broyer le grain âcre de la journée. Il passe lentement dans les apostrophes et les rires trop bruyants, c’est comme une crécelle qui chante la mélopée des filles perdues d’Afrique. C’est ça, le silence après la guerre : le temps de compter les parcelles du sinistre et de reconnaître que rien n’a été épargné. La suie et la tristesse empestent tout. Les gamines qui viendront les semaines suivantes, le cul bien cambré et la taille fine ne sauront pas qu’elles sont ici tolérées par la colère des mères qui guettent à chaque fois qu’une nouvelle marche en faisant clinquer ses bijoux trop dorés. Les mères sont calmes pourtant, elles comprennent, elles ont de cette histoire de viande bafouée, toutes, une conscience bien nette. Mais que voulez-vous, faut pas que les gosses tournent mal, faut quand même faire attention à leur scolarité et à tout ce qui va les aider à marcher droit. Et comme la rue, ici, a plutôt des allures de maquis, elles se méfient, les mères, des amantes aux yeux dorés qui sourient gentiment à leurs enfants. Elles savent que le cœur des filles est dur et sans pardon pour qui les pousse au seuil du tolérable, mais elles reconnaissent en chacune une sœur un peu sombre, une enfant sans allures, une petite que les loups croqueront bientôt. Alors, elles montrent les dents, elles jouent aux louves, elles envoient leurs maris pour que tout soit clair et entendu : « Ici, nous vivons, Monsieur l’agent et faut pas nous prendre pour moins que les autres… C’est tout. » Et elles ferment la porte aussi lentement que leur regard. C’est tout. Alors, toutes ces petites en attente, ces gamines parquées dans l’ambiguïté d’un destin sans issue, elles essayent de ne pas y penser, elles font comme si elles n’étaient pas là, pas très loin, là ou ici, dans les centres de réfugiés, dans les cages de l’administration, elles font comme si elles n’étaient pas là, ces hirondelles arrivées dans des nids sans confort, et elles leur disent de rentrer chez elles, de retourner là où c’est encore supportable, qu’ici, elles n’auront que des rognures d’ongles pour toute richesse, qu’elles ouvriront les yeux sur les néons des supermarchés en balayant la misère. Mais elles savent aussi que ça ne sert à rien de dire aux marins que la tempête guette, qu’ils partiront quand même. Ils partiront pour élargir le monde, pour lui donner des dimensions plus supportables à leurs poumons d’hommes libres. Et elles pensent aux moineaux colorés d’Afrique qui se posent dans des nids métalliques en rêvant aux chaudes après-midi respirées avant de prendre l’avion payé avec le salaire de trois ans du père et des oncles. « Il fallait bien partir, maman, tu sais que je le devais, ici je ne vous servirais à rien, je serai un jour plus pauvre que toi, ma mère. Alors, il me faut partir vers ces pays d’Europe où les Rois et les Présidents protègent les gens comme nous. Tu sais que j’ai raison, l’instituteur nous l’a appris, il y a longtemps déjà. C’est vrai, ma mère, il faut que je parte. Je vous écrirai quand tout ira bien… »