Les derniers jours de mon pays

Alain Dartevelle,

Hip hip hourra !

Hip hip hip

For Belgica !

Cher pays de

Mon enfance

Bercé de

Tendre insouciance

Tou m’as toué je crois

Ouais j’crois qu’tou m’as

Troué le cœur…

Black Belgicanos, Wasted Land

Même à présent que l’hystérie collective mettait Belgica à feu et à sang, Willy Darc ne saisissait pas bien comment la situation avait pu se dégrader à ce point. D’autant que ce qu’on avait vaguement baptisé « la crise » stagnait depuis tant de mois ! Et que lui, s’intéressant si peu à la res publica d’ici ou d’ailleurs, absorbé comme il l’était par ses psychodrames intimes et sa révolte musicale d’éternel adolescent, s’était en quelque sorte habitué à la pérennité des querelles belgico-belgicaines.

Comme pour la majorité de ses contemporains, supposait Willy, ces bras de fer médiatiques n’étaient rien d’autre que ça : de simples et divertissants exercices de musculation entre gens du sérail politique. Des parodies de lutte à mort sur champ de foire. Des joutes à la tarte à la crème, sur le modèle de courts-métrages muets et désuets, exhumés de l’enfance du cinématographe. Des pugilats aussi joyeux qu’absurdes, comme dans ces shows populaires qu’on qualifie outre-Atlantique de slapstick comedies…

Au lieu de quoi… Il était désormais acquis que les rodomontades opposant le champion des Flamingos — un Bob Tisserand au physique de garçon-boucher — à celui des Wallonos — un Pino Di Rosso à la mise gracile de gendre vieillissant —, tournaient à vide. Que les empoignades entre fachos du Nord et gauchos du Sud avaient cessé d’amuser la galerie, ainsi que d’exciter le chœur bramant des libéros, écolos et catholos, d’une part comme de l’autre de ce pays pas tellement plus grand qu’un kleenex…

***

Serait-ce le retour aux sources vives d’une société en décomposition qui pousse les Black Belgicanos à ce changement de cap ? Délaissant le crooning de cabaret où il s’était complu ces dernières années, le lead-singer William Dark — Willy Darc à la ville — renoue avec la fougue afterpunk de ses beaux débuts pour nous servir tout chaud une plaque de première sobrement intitulée Fin de règne, où figure en belle place le déjà légendaire Wasted Land.

***

Willy Darc avait acquis l’intime conviction qu’il était trop tard pour inverser le cours des choses. Nettement trop tard pour, au risque de sacrifier à un lieu commun d’une rare démagogie, sonner la fin d’une hypothétique récréation… Plus question de réconciliation, va savoir pourquoi…

Un indice aurait pourtant dû l’alerter voici quelques semaines déjà : quand, après avoir à peu près épuisé sa liste de rôles burlesques où s’étaient succédé sans rire différents barytons et ténors de la vie publique — d’informateur à pacificateur, en passant par démineur, préformateur et clarificateur —, le monarque Henri, sentant vraiment le roussi, avait dû se résoudre à confier au précité Tisserand la mission de… séparateur !

Un emploi qui, rimant en sourdine avec celui de dépeceur, confirmait le diagnostic : c’en était bel et bien fini de la vie en commun entre un Nord et un Sud se disputant toujours, tels des chiens un os, le cadavre de la splendide et si sale, décadente, exsangue ville de Bruocsella…

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Lors du concert donné hier dans la bien nommée Antiqua Belgica, Les Black Belgicanos ont, tel un prélude à la fiesta de fin d’année, livré tel quel Bruocsella bye bye. Un bijou dans son genre, dont le refrain d’une pétillante candeur évoque un Morrissey soudain habité par le démon de la surf music :

Bruocsella

Bella mia

Tu crèves

J’en rêve

Et puis basta

Mama mia !

Bruocsella bye bye : un joyau à l’état brut, dans l’interprétation duquel la belle petite gueule enfarinée de Willy Darc — William Dark à la scène pour mieux souligner sa part d’ombre, autant que sa dimension shakespearienne — se révulse à souhait et tranche sur les ténèbres, empreinte d’une souveraine vulgarité…

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Bruocsella, capitale d’une Europe jusque-là plutôt indifférente à ce qu’il advenait d’un de ses pays membres… Jusqu’à cette nouvelle tombée voici moins de dix jours… Scoop aux effets d’électrochoc, l’État Belgica était désormais en faillite ! Parfaite déconfiture, totale banqueroute…

Coffres vidés, par qui, pourquoi ? Coffres vides, en tout cas… Le signal attendu par les agioteurs pour orchestrer le naufrage qui allait engloutir la Bourse de Bruocsella. Le signe de la rupture de ce beau pacte sociétal dont s’enorgueillissait le pays, se traduisant aussitôt par une série de mesures on ne peut plus drastiques, on ne peut plus rétrogrades. Au premier rang desquelles la suppression, du jour au lendemain, des indemnités de chômage et des allocations de survie… dans le sud du pays ! Tandis que le Nord, fort de ses réserves régionales, continuait d’assurer… D’où les manifestations monstres qui donnent au pays une ambiance d’insurrection permanente. D’où ces horribles débordements dont la population n’est pas près de se remettre…

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Rarement la musique aura été plus preste à réagir aux événements de la rue. À peine cette scène atroce venait-elle de se produire, où des Wallonos, prêchant le partage social aux gestionnaires d’une porcherie industrielle du Nord, et venus y réclamer une distribution massive de viande aux concitoyens dans le besoin, avaient été pris à partie par les ouvriers flamingos, insultés, roués de coups. Et puis, en sang, tout bonnement livrés à une dizaine de porcs affamés. Lesquels avaient, pour figurer des crinières léonines, été préalablement affublés de longues perruques blondes… Dix heures plus tard, rien ne restait des Wallonos… Pas même un os, pas même le crâne de ces gens sacrifiés avec autant de sauvagerie qu’aux temps lointains des jeux du cirque.

Le soir même, du tac au tac, toutes les radios et leur site Web résonnaient en boucle des accords métalliques du PIGS des Black Belgicanos, hymne à la mort et à l’horreur banalisées :

P for Pity

I for Insane

G for Garbage

S for Slaughter

Here comes the reign of

PIGS for PIGS

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Sans doute William Dark avait-il vu clair, en ne distinguant ni bons ni méchants dans cette sale histoire, car en écho à sa chanson se produisit dès le lendemain ce que les abrutis de service appelleraient une vengeance. Une autre atrocité, en fait, par laquelle un commando de Wallonos enferma dans leurs installations les propriétaires et le personnel du même élevage porcin — plus de mille bêtes dans un hangar — puis y boutèrent le feu, laissant les râles humains et animaux se mêler dans une nuit qui serait bien celle des consciences.

***

William Dark le confie à un interviewer du magazine Rock Bottom, cette fin de règne — pour saluer au passage l’album phare des Black Belgicanos — se caractérise par une indistinction totale :

— C’est bien simple : j’en suis arrivé à douter de tout et de rien. Les images qui me traversent l’esprit sont-elles celles de faits vrais, ou de fantasmes ?

Ah ça, ironise le journaliste, Willy Darc se serait-il mué en une Jeanne d’Arc ultramoderne ? Se faisant l’interprète des voix de malheur lui dévastant la tête et lui tourneboulant les sens, tout en soufflant le chaud et le froid ?

Peu d’importance en fait, a estimé Wim :

— Puisqu’en ces temps où radios et médias visuels ont perdu le plus élémentaire sens commun, tout s’annule et tout se vaut, l’attesté et l’invérifiable. De sorte que tout existe, dès qu’annoncé : puisque tout se passe dans la tête, comme sur la place publique…

Ainsi donc, une loi d’équivalence universelle serait à l’œuvre, selon laquelle l’inventé crée le réel avant même qu’à son tour, cette réalité fasse germer de nouvelles idées folles, exponentiellement…

***

Dès lors, à quoi bon vouloir vérifier la véracité de cette scène de curée populaire dont des morceaux choisis ont cartonné sur la Toile : celle où, dès son arrivée rue de la Loi, la passionaria du parti catholo sudiste, celle-là que les Flamingos avaient surnommée Miss Niet, s’était vue mettre à mort à mains nues par des mégères en cheveux, avant que des insurgés, dont on ne savait trop de quel bord ils étaient, brandissant des couteaux, des scies et des marteaux, ne l’étripent par le milieu du pavé, lui brisent les membres et lui coupent la tête qu’ils embrochèrent sur une pique, afin de l’exposer aux quolibets du peuple puis d’aller l’exhiber sous les fenêtres du palais de la Nation, reproduisant à peu près ainsi ce qu’il était advenu de madame de Lamballe lors d’une fameuse révolution. Encore qu’ici, il s’agissait d’une guerre civile.

***

Tout est vrai, tout est faux, tout se vaut… En cette soirée du 31 décembre 2011, il n’en est pas moins curieux et — paradoxe — presque anormal de voir une telle foule massée face au Palais royal et face au podium où se déroule le concert de plein air en l’honneur de l’An neuf. Il faut croire que le monarque Henri a saisi l’occasion pour tenter, une ultime fois, de concilier l’inconciliable, tout en laissant entendre que ce pays, dont on dit et répète qu’il serait une fiction, aurait peut-être encore quelques beaux jours devant lui. Pour faire accroire qu’il n’aurait pas tout à fait tort, des milliers de gens sont là, qui battent des pieds dans la gadoue de cette soirée venteuse et battent des mains pour chacun des chanteurs et des groupes populaires qui les déchaînent ou les apaisent. Qui se succèdent jusqu’à la double apothéose : celle de l’entrée en scène des Black Belgicanos, celle du feu d’artifice dont s’allumeront vers minuit tant de visages tournés vers les cieux…

***

Dès qu’il a pris pied sur la scène, en jeans et T-shirt noirs, paradant crânement en blouson de cuir blanc à étoile rouge des pilotes de Mig, Wim Dark a compris que cette prestation risque fort d’être un point d’orgue et le point final, pour lui et tous les siens. Le visage aussi blanc que celui d’un cadavre, il attaque tout de go Wasted Land dont ses musicos alignent consciencieusement les riffs imparables, et dont la foule électrisée crie après lui, le précédant même, ce qui semble bien être le cri de ralliement d’un soir : « Hip hip hourra ! Hip hip hip for Belgica ! » Un carton garanti, sur lequel les Black Belgicanos embranchent aussitôt, restituant sur le mode percutant leurs hymnes à la sauvagerie généralisée : Moi dans une autre, PIGS, Faim de la fin, la Mer du Nord au Sud et Bruocsella bye bye, pour culminer avec l’impitoyable Panic in the Palace que Wim Dark a écrit le jour même, après que lui soit venue cette vision insoutenable dont, à présent, il a l’intime conviction qu’elle n’est pas un produit de son imagination : ce qui nous attend tous n’est pas une pyrotechnie, pas un feu d’artifice simulant l’enthousiasme au milieu de la débâcle, pas de belles bleues ni de soleils tournoyants, mais bien les déflagrations en chaîne de charges explosives mâtinées de phosphore et de napalm qui vont semer l’enfer sur terre et faire de tous ces gens autant de torches vivantes… Tandis que les ramures du parc Royal s’allumeront de bouffées de lumières jaunes et rouges, sur fond de ciel nocturne, comme sous l’effet d’une immense explosion volcanique…

Ce soir le roi

Est nu

Il crie son désarroi

Par les couloirs du

Palais

Dévasté

Ce soir je monte

À cru

Les torrents de lave

Les chevaux de vapeur

La puanteur

Qui montent

Dans le ciel où j’en bave…

Ils m’ovationnent, ces fous, soliloque Willy Darc, ils sont sous le charme, les pauvres, alors que j’interprète leur chant funèbre, le leur et celui de Belgica… Alors que vers minuit, c’en sera fini de nous. Que nous aurons vécu les derniers jours de mon pays… Comme d’autres, jadis, vécurent dans les affres les derniers jours de Pompéi… De quoi rire, à vrai dire… De quoi partir d’un grand, d’un ample rire lugubre.

Ce que fait William Dark, alors même que dans les têtes résonne en rappel, à les faire éclater, la puissance tendue et le lyrisme gorgé d’harmonies chorales du hit majeur de Fin de règne, ce Wasted Land où il est question d’enfance, de mort et de tendre insouciance.

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