Le messie à Bruxelles

Alain Berenboom,

L’histoire remonte à l’époque où, tu t’en souviens sans doute, une bande d’illuminés avait érigé un mur sur le rond-point Schuman, juste devant le siège de la Commission européenne. Un mur sur le modèle exact du mur des lamentations. Même disposition, même dimension, fabriqué avec les mêmes pierres importées spécialement d’Israël.

Profitant d’une nuit de pluie glacée, ils avaient travaillé sans que personne ne remarque leur manège. Avec l’aide très efficace de quelques maçons polonais (catholiques), comme l’enquête l’a montré plus tard.

Le journaliste de garde m’avait réveillé à six heures du matin, dès qu’un voisin avait eu la mauvaise idée d’alerter la rédaction ou plutôt de l’interroger, croyant que notre station de télévision préparait une émission facétieuse sur le conflit linguistique qui divisait le pays en ce temps-là.

Comme Clotilde, la scripte qui dormait avec moi, trouvait l’événement « rigolo » (son adjectif préféré), j’avais à mon tour jeté Charles, mon cameraman, au bas de son lit, tout en maugréant que personne ne s’intéresserait à cette affaire, suspectant même le collègue qui m’avait alerté de l’avoir inventée pour se venger de moi, la scripte ayant illuminé ses nuits avant les miennes.

Une fois sur place, je dus reconnaître que l’événement était aussi spectaculaire que le mur. Une longue et impressionnante construction de gros moellons blonds, artificiellement vieillis, qui ressemblait de façon si troublante aux vestiges du temple d’Hérode qu’on se serait cru au cœur de la ville sainte, n’étaient la pluie et le vent glacé.

Une cinquantaine de personnes étaient rassemblées devant l’ouvrage, brandissant des écriteaux sur lesquels des slogans rappelaient le caractère « purement francophone » de la capitale de l’Europe. L’hystérie linguistique était alors à son comble tandis qu’une interminable crise conduisait le pays au bord de l’éclatement. Malgré le temps épouvantable, des curieux commençaient à affluer. La cigarette au bec, Charles m’attendait, son matériel à ses pieds, toujours calme dans la tempête. Au Moyen-Orient, dans le Caucase, dans toutes les crises où il m’avait accompagné, il affichait toujours cet air absent. Autour de nous s’agglutinaient quelques touristes asiatiques, des femmes musulmanes voilées, des fonctionnaires européens l’air pincé, que le mur empêchait de rejoindre leurs bureaux aseptisés de l’autre côté de la place, un car d’Espagnols égarés, des nettoyeurs noirs et marocains hilares, un clochard à peine moins mité que son chien et un autre, un vieillard, en croupe sur un âne — même les mendiants cèdent à la mode de la société spectacle.

— Tiens, Charles, fais-moi un pano sur tous ces olibrius. Belle image du Bruxelles francophone pur jus.

Je suivis le mouvement sur le moniteur. Lorsque la caméra fixa le SDF et son âne, je m’aperçus que sur ses cheveux hirsutes était posée une kippa. Un clochard juif ? Dieu sait pourquoi, je pensais que cela n’existait pas. Où vont donc se nicher les lieux communs sur le peuple élu !

Lorsqu’il sentit l’objectif braqué sur lui, le vieil homme descendit prestement de sa bête et se dirigea droit sur moi. Aïe ! Je devinais déjà ce qui allait suivre. Il va invoquer son droit à l’image et réclamer des sous parce que nous l’avons filmé. Je me tournai vers la scripte :

— Clo, mon chou, tu t’arranges et tu lui fais signer une décharge, hein ?

Mais il écarta Clotilde. C’est moi qu’il voulait. Croyait-il qu’il valait mieux s’adresser à Dieu qu’à ses saintes ? Il avait tort. Ma scripte était infiniment plus généreuse que moi avec la bourse de la télévision publique.

— Vous êtes verni, vous savez, me dit-il. Grâce à moi, vous voilà célèbre.

Et, comme je ne disais rien, pour ne pas faire monter les enchères, il ajouta avec un clin d’œil :

— Je parie que vous ne m’avez pas reconnu ?

Il agita son index sous mon nez.

— Je vous croyais plus futé, Monsieur le journaliste.

Comme je restai inébranlable, il ouvrit les bras et me regarda d’un air navré.

— Je suis le messie, voyons. Oui, le messie, annoncé par des Écritures. Et je vous ai choisi pour annoncer l’événement au monde.

C’était bien ma chance. Tomber sur un fou. Mystique en plus. Le genre que je préfère. Au montage, j’allais devoir effacer son image, nom de Dieu ! À ce moment, un mouvement de foule me sépara brutalement du reste de l’équipe. Un escadron de policiers, débarquant des combis, sirènes hurlantes, prenait les choses en main. À la vue des uniformes, les manifestants poussèrent des cris comme si les flics se préparaient à leur arracher leurs enfants. En lançant des invectives, ils agitèrent leurs écriteaux de plus belle en aboyant leurs slogans avec l’énergie brutale de supporters de football en finale de coupe d’Europe.

Profitant de la confusion, un groupe de contre-manifestants flamands fonça vers le mur, portant fièrement des drapeaux au lion noir et des pancartes « België barst ! » et « Brussel waar Vlamingen thuis zijn ! » Certains d’entre eux étaient armés de masses avec lesquelles ils entreprirent d’abattre le mur.

— La troisième destruction du Temple, juste le jour de mon arrivée ! gémit, larmes aux yeux, le vieil homme que j’avais complètement oublié mais qui avait réussi à s’accrocher à moi. Les Babyloniens, les Romains. Et maintenant ? Qui sont ces nouveaux barbares ?

L’homme paraissait à la fois abasourdi et effondré. Qu’il n’ait pas suivi pas à pas l’évolution de la crise belge, d’accord. Mais qu’il découvre l’existence du conflit entre Flamands et francophones, de quelle planète débarquait-il donc ?

— Vous vous croyez où, au juste ?

Le vieux type me fixa comme s’il me prenait, moi, pour le fou.

— Mais… à Jérusalem ? murmura-t-il sur le ton que l’on prend pour ramener lentement un homme qui menace de se jeter dans le vide. Nous sommes au pied du Temple, non ?

Se désintéressant soudain des incidents qui se déroulaient devant nous et qui prenaient un tour de plus en plus brutal et dramatique, il enchaîna :

— Ne perdons pas un instant. Pourriez-vous enregistrer mon message au monde ?

— J’ai perdu mon cameraman, répliquai-je lâchement.

— Oh ! Ne vous en faites pas, Monsieur Van de Velde. Il arrive.

Sur le moment, je n’eus pas le réflexe de lui demander comment il connaissait mon nom à cause d’une autre surprise : Charles se matérialisait littéralement sous mes yeux, sa caméra à la main, suivi par Clotilde et l’âne alors qu’autour de nous, se déchaînait le chaos.

Lorsque les policiers s’approchèrent des contre-manifestants, l’un d’eux tourna sa masse vers un flic. S’ensuivit une ruée où l’on ne discernait plus rien sous la pluie battante, manifestants, opposants, forces de l’ordre, simples badauds.

— Quel message ? demandai-je complètement perdu. Vous espérez séparer les combattants par la seule force de votre verbe ?

— Le monde attend ma venue depuis si longtemps. C’est votre devoir d’annoncer le temps de la paix. Bientôt, je proclamerai la résurrection des morts.

— Merci, soupirai-je. J’ai des yeux pour voir et des oreilles pour entendre.

Des hommes couraient dans tous les sens sur l’asphalte luisant. On entendait des hurlements, ponctués par le choc sourd des coups de masse qui continuaient de s’abattre sur le mur et le roulement des matraques qui s’en donnaient à cœur joie. Une série de coups de tonnerre ponctués d’éclairs donnaient à la scène un côté quasi mythologique. Je m’inquiétai soudain. Charles continuait-il à tourner ?

Comme s’il m’avait entendu, il me fit un signe de la main, l’œil collé à la caméra. — Je t’avais bien dit que le spectacle serait rigolo, s’écria Clotilde.

Je me retins de la gifler.

— Écoute, ô Israël ! psalmodia le messie.

— Ne manquait plus que ça, soupirai-je.

— Il est craquant, non ? demanda Clotilde en train de caresser l’âne dont les grands yeux stupides la regardaient avec tendresse.

Était-ce cette réflexion qui m’avait rendu idiot ? J’interpellai Charles, qui tentait de filmer les innombrables drames qui se déroulaient devant nous, et lui ordonnai d’arrêter tout pour enregistrer la déclaration du messie. Aujourd’hui encore, quand, chassant ma honte, je réfléchis à ce qui s’est passé et que je me demande ce qui m’a pris, je suis incapable de justifier mon attitude. Mon « comportement infantile » pour reprendre les termes de mon chef quand il fallut expliquer pourquoi nous ne rapportions pas à la rédaction les images de la charge de la police ni l’explosion de la charge de dynamite que quelqu’un avait réussi à placer contre le mur, alors que nous étions aux premières loges, suivies de l’intervention de l’armée. L’atmosphère de démence dans laquelle nous étions plongés est l’explication la plus rationnelle que je vois. Je préfère ne pas en supposer d’autres, plus inquiétante pour ma santé mentale.

Pour la première fois depuis que je le connaissais, Charles parut surpris. Il me fit répéter, croyant peut-être à une plaisanterie de ma part. Et, comme j’insistai, il se cabra. Il fallut que je m’approche de lui, que je lui mette la main sur l’épaule et le force à tourner son objectif vers le vieil homme pour qu’il finisse par s’exécuter. Après tout, c’était à moi de me débrouiller avec les chefs. Il avait raison. Je l’ai payé assez cher depuis. Sur le moment, rien ne me paraissait plus essentiel que d’enregistrer le message du vieillard. Ai-je vraiment vu en lui, dans un moment d’égarement, le messie tant attendu par tant de peuples depuis tant de siècles, choisissant Bruxelles pour apparaître au monde, en pleine crise intercommunautaire — une crise, soit dit en passant, où le peuple du Livre n’avait pourtant pas, à première vue, une grande responsabilité ? Ai-je pensé dans un moment de folie passagère que le récit biblique venait s’accomplir juste devant ma caméra, qu’il m’était donné d’en être le témoin et d’écrire l’Histoire ? Ou imaginé, alors que la manifestation était en train de déraper, que ce vieil homme pouvait arrêter le massacre et même réconcilier Flamands et francophones ? Je l’ai plaidé par la suite devant le conseil de discipline. Personne ne m’a cru. Pourtant, pour être honnête, c’est ce qui s’est passé. Pas longtemps. Le temps de crier à Charles « On tourne ! » et de rater ainsi l’essentiel des événements que l’on connaît. Sans rien offrir aux téléspectateurs qu’une image blanche. Même si nous n’en avons gardé aucune trace enregistrée, Charles et Clotilde ont confirmé mon récit. Quand je fis signe au messie de parler, il resta bouche ouverte, les yeux roulant désespérément dans ses orbites, incapable d’articuler une syllabe. La violence autour de nous explique-t-elle son attitude ? Le sentiment qu’il était en quelque sorte mal tombé ? Je penche pour une autre explication. Le messie était victime de ce mal qui avait frappé tant d’autres stars avant lui, Marilyn Monroe, Jésus : le trac, le blocage, le trou noir.

La panne dura quelques interminables secondes. Charles me lançait un regard noir mais je lui fis signe de continuer à tourner. Peine perdue. Le messie restait muet, aussi incapable d’articuler un mot que le pape polonais lors de sa dernière apparition. C’est alors que son âne, échappant aux bras affectueux de la scripte, leva littéralement son maître de terre et l’emporta dans un nuage de brume Dieu sait où, en même temps que notre caméra et l’ensemble de nos images.

Cette histoire était bien oubliée lorsque le messie revint. Ce jour-là, personne ne se souvint de sa première apparition. Elle avait été complètement effacée des mémoires. Autant que l’existence jadis d’un conflit entre Flamands et Wallons.

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