L’éternel éphémère

Rose-Marie François,

En latin de cuisine : Fable du thym et du laurier.

Beata Félicité

Car il ne reste rien que l’art sur cette terre

Émile Verhaeren

Ce radeau, nous l’avons construit

quand le navire a fait naufrage.

D’autres ont eu droit

aux canots de sauvetage

avec, à leur bord,

des écrans et de l’eau potable.

Nous buvons le chant des sirènes

ruisselant dans les aquarelles,

l’huile des toiles aux vents contraires,

l’eau du poème, la villanelle,

le vin des bouquets de corail

et l’écume des vagues.

Les canots sont bien équipés :

anti-houle, filtre à eau,

brasero, lampe au néon.

À nous les nuits désemparées,

la leçon des lamproies

et la pêche aux étoiles.

Ils ont le chiffre et la machine

qui tire à boulets rouges,

envoie du plomb dans l’aile.

À nous la lettre et la comptine,

l’audace qui lisse les plumes

des enfants de la balle.

Les canots sont nombreux,

organisés, motorisés.

Or nous voguons à la dérive :

au mât que prend le vent,

comme pavillons blancs

nous mouillons nos chemises.

Saveurs, présages, senteurs, réminiscences,

nous traitons ces matières premières

comme à l’aveugle, en haute mer,

tout enivrés de mort prochaine

dans les cahots assourdissants

de la tempête qui nous malmène.

Nous rendons à sa mer

le bébé, le fretin,

mâchons la feuille de thym —

souffle et désir. L’ogre obèse,

dans son bain, pêche

par excès l’amer laurier.

Les gens des canots

ont le verbe haut

sur les expos médiatisées,

sur le dernier des best-sellers.

Ils boivent de la gloire,

ils se gavent de succès.

Nous nous laissons glisser

jusqu’aux prés verts

des fonds marins

et, d’apnée en apnée,

nous soufflons nos bulles d’air,

nos bouteilles à la mer.

Ils prennent le taureau par les cornes,

génisse ou vache par le pis.

Nous tressons sur fil de méduse

des couronnes de fleur de sel

en y mettant beaucoup de soin.

Souvent, nous avons faim.

Nous peignons sur l’eau

des brocards de soie.

Nous traçons à travers l’éther

l’éternel éphémère.

Nous lisons tout haut l’or fin

des embruns, les rêves des brumes.

Les canoteurs ont ce qu’il faut.

Ils ne manquent de rien.

Ils ont de tout, ils ont tout.

Tout de suite.

Ils vont très vite.

Ils n’ont pas le temps.

Ils ont

les oreilles enfilées,

les yeux éclaboussés.

À nous

l’oreille nue,

les yeux ouverts,

le pensé, le fait main.

Tout cela prend du temps.

Nous prenons le temps.

Nous avons le temps.

Le temps est à nous.

Tout le temps.

Les canots passent en vitesse.

Ils sont plus forts.

Ils vont plus loin.

Sous la courbe de l’horizon,

savent-ils que nous existons ?

Et qui sait ce qu’ils deviendront ?

Quand l’océan nous glace,

nous nous chauffons aux mots

de nos bouches, vague à l’âme,

traduisons ciel pour sel

et chaleur pour malheur

au feu des mains qui rament.

À bord d’un radeau de nuages,

nous oscillons, pris de vertige,

diaphanes, transparents, plus rien

qu’un regard, l’écho d’une voix

au creux d’un lent silence,

ultime écart au bout des doigts.

Nous inversons, à corps perdu,

la triste raison du plus fort.

Au point de non-retour

de nos fragilités

s’éploie, à contre-jour,

notre élément : l’éternité.

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