Il serait, paraît-il, actuellement envisageable que l’État grec cède l’exploitation du Parthénon à un consortium touristique. Dans le même temps, Hong Kong est en train d’édifier sur une de ses presqu’îles le plus grand centre culturel du monde. Ce ne sera pas un Luna Park de plus. Ce sera un lieu de mémoire du vaste patrimoine chinois situé dans l’ensemble de l’héritage mondial.

Seulement une nouvelle manière de distribuer les cartes. De mettre l’Occident devant une révision des priorités civilisationnelles, par des moyens évidemment avant tout économiques. Les lendemains, on le voit, ne déchantent pas partout. Et ce qui se prépare sur cette rive du Pacifique ne se produit pas, comme on le pensait encore naguère, au bout du monde…

Tout cela se passe, en plus, à une vitesse uniformément accélérée. Les processus en cours n’ont que faire des trente-cinq heures/semaine, des trêves des confiseurs, des samedis soirs après l’turbin. Il a été admis comme une évidence que le carrousel boursier ne s’arrête jamais. Pourquoi, d’ailleurs ? Les microprocesseurs ne risquent pas le stress ni le burn-out (termes dont la langue française n’a pas cherché à trouver d’équivalents propres) : ils sont remplacés bien avant de déclarer forfait. Le hic, dans le système, c’est ce parasite, cet empêcheur de turbiner sans repos, cette créature de plus en plus encombrante qu’est l’être humain.

Il a pourtant fait l’objet, il y a de cela un peu plus de deux siècles, d’une déclaration solennelle de ses droits, qui a été confirmée au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, parce qu’il était apparu, même aux esprits les plus distraits, qu’au cours de ce conflit on n’y était pas allé de main morte dans leur violation. Et, depuis, les pays se renvoient sans cesse la balle à leur sujet. Un petit exemple : la chaîne d’information russe qui transmet ses programmes tous azimuts en anglais diffusait récemment une interview du haut-commissaire aux Droits de l’homme au Kremlin : il déplorait que l’Union européenne se rende actuellement coupable, dans les rues d’Athènes, mais ailleurs aussi, de répression violente à l’encontre de ses citoyens manifestant contre la crise. Il prenait un évident plaisir à renvoyer un argument dont son pays avait si fréquemment fait les frais.

Il est d’autres traitements iniques que cet intrus qu’est devenu l’homme dans la société d’aujourd’hui peut s’attendre à subir. L’Allemagne, pays réputé le mieux portant de l’Europe, a désormais de nouveaux produits d’exportation : ses vieillards. Les maisons de retraite devenant de plus en plus coûteuses, il apparaît avantageux de parquer ses aînés dans des homes situés dans des pays de l’ancien bloc de l’Est. Les familles auront-elles de nouvelles excuses pour rompre les liens avec leurs ancêtres ? Il est vrai que les voyages peuvent aussi former la vieillesse…

Où qu’on tourne la tête, l’époque nous confronte à des phénomènes inédits qui ont souvent pour point commun de n’être que le produit d’un esprit de bricolage hâtif face à des défis que l’on n’a pas pu (voulu) voir arriver. Si les Grecs n’avaient pas retenu de leur héritage culturel que l’occasion d’exploiter des sites considérés comme les produits d’appel d’un tourisme industrialisé. Si les pays asiatiques n’avaient pas eu le sentiment confus que leur culture n’était considérée en Occident qu’en tant que curiosité décorative, et non comme un réservoir ancestral de sagesse. Si l’informatisation avait été accompagnée d’une batterie de règles comme l’avaient été, en leur temps, l’imprimerie, la radio et la télédiffusion (les débats sur la privatisation des ondes sont encore dans les mémoires : ils n’étaient pas inspirés que par un esprit de censure, mais par une juste préoccupation des méfaits de leur dérive). Si la critique des régimes communistes n’avait pas été basée exclusivement sur les aspects les moins édifiants de leur fonctionnement. Si…

La question, aujourd’hui, se complique du fait qu’il faut accompagner la correction des erreurs anciennes de l’invention de modes d’approche nouveaux. La matière grise, alors qu’elle est mise à l’épreuve plus que jamais, se doit de produire deux dynamiques en même temps : celle de la mise en question des négligences anciennes, d’une auto-fustigation indispensable, et la mise en œuvre de concepts nouveaux qui, en plus, se servent des moyens de communication qui saturent de plus en plus les réseaux.

Un grand président américain, que l’on cite de plus en plus aujourd’hui, Roosevelt, avait appelé cela très simplement le « New Deal », qui se traduit le mieux par « nouveau partage », formule qu’on n’utilise pas trop parce que certains préfèrent que l’on voie plutôt dans l’expression une « nouvelle affaire ». Nous sommes mal placés en Belgique pour ne pas voir que « deal » est le même mot que le néerlandais « deel », c’est-à-dire « part ». C’est exactement ce que voulait Roosevelt : que chacun ait sa part. Car si le krach avait poussé des spéculateurs à se jeter par les fenêtres des gratte-ciel de Manhattan, il avait surtout jeté à la rue des millions d’Américains.

La matière crise, c’est cela : un matériau qu’il faut savoir traiter pour en tirer le meilleur résultat. Cela ne consiste pas à mettre des emplâtres sur des jambes de bois, à rafistoler des mécanismes qui de toute façon retomberont en panne tant qu’on ne les aura pas reconçus de fond en comble. Le tout est de savoir si la matière crise est morte ou vivante. Et cela, c’est une question de confiance, mot dont la version anglaise a été souvent détournée : « trust ».

Dans « trust », il y a du réconfort et de la foi. La foi dans l’autre, dans la fidélité à la parole, dans le soutien mutuel, dans l’horreur de la trahison. C’est cette certitude du contrat même simplement tacite qui produit le réconfort, et la force de s’obstiner. Quoi que l’on dise, on voit se dessiner actuellement quelque chose au niveau européen. On sait qu’Albion demeurera perfide, la Germanie arrogante et l’Hexagone bavard et brouillon. Mais ils se rencontrent de plus en plus, ne peuvent plus se croiser sans se voir, savent, à des degrés divers, qu’ils sont dans le même bateau, et qu’ils ont embarqué plus d’une vingtaine de passagers dont ils ont, au fil du temps, accepté, parfois même revendiqué la charge. Quoi qu’on veuille, ça crée des liens et des responsabilités. Ils sont d’ailleurs à ce point emmêlés qu’un de leurs présidents a pour nom celui d’un pays qui n’est pas le sien…

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