En latin de cuisine : Fable du thym et du laurier.
Beata Félicité
Car il ne reste rien que l’art sur cette terre
Émile Verhaeren
Ce radeau, nous l’avons construit
quand le navire a fait naufrage.
D’autres ont eu droit
aux canots de sauvetage
avec, à leur bord,
des écrans et de l’eau potable.
Nous buvons le chant des sirènes
ruisselant dans les aquarelles,
l’huile des toiles aux vents contraires,
l’eau du poème, la villanelle,
le vin des bouquets de corail
et l’écume des vagues.
Les canots sont bien équipés :
anti-houle, filtre à eau,
brasero, lampe au néon.
À nous les nuits désemparées,
la leçon des lamproies
et la pêche aux étoiles.
Ils ont le chiffre et la machine
qui tire à boulets rouges,
envoie du plomb dans l’aile.
À nous la lettre et la comptine,
l’audace qui lisse les plumes
des enfants de la balle.
Les canots sont nombreux,
organisés, motorisés.
Or nous voguons à la dérive :
au mât que prend le vent,
comme pavillons blancs
nous mouillons nos chemises.
Saveurs, présages, senteurs, réminiscences,
nous traitons ces matières premières
comme à l’aveugle, en haute mer,
tout enivrés de mort prochaine
dans les cahots assourdissants
de la tempête qui nous malmène.
Nous rendons à sa mer
le bébé, le fretin,
mâchons la feuille de thym —
souffle et désir. L’ogre obèse,
dans son bain, pêche
par excès l’amer laurier.
Les gens des canots
ont le verbe haut
sur les expos médiatisées,
sur le dernier des best-sellers.
Ils boivent de la gloire,
ils se gavent de succès.
Nous nous laissons glisser
jusqu’aux prés verts
des fonds marins
et, d’apnée en apnée,
nous soufflons nos bulles d’air,
nos bouteilles à la mer.
Ils prennent le taureau par les cornes,
génisse ou vache par le pis.
Nous tressons sur fil de méduse
des couronnes de fleur de sel
en y mettant beaucoup de soin.
Souvent, nous avons faim.
Nous peignons sur l’eau
des brocards de soie.
Nous traçons à travers l’éther
l’éternel éphémère.
Nous lisons tout haut l’or fin
des embruns, les rêves des brumes.
Les canoteurs ont ce qu’il faut.
Ils ne manquent de rien.
Ils ont de tout, ils ont tout.
Tout de suite.
Ils vont très vite.
Ils n’ont pas le temps.
Ils ont
les oreilles enfilées,
les yeux éclaboussés.
À nous
l’oreille nue,
les yeux ouverts,
le pensé, le fait main.
Tout cela prend du temps.
Nous prenons le temps.
Nous avons le temps.
Le temps est à nous.
Tout le temps.
Les canots passent en vitesse.
Ils sont plus forts.
Ils vont plus loin.
Sous la courbe de l’horizon,
savent-ils que nous existons ?
Et qui sait ce qu’ils deviendront ?
Quand l’océan nous glace,
nous nous chauffons aux mots
de nos bouches, vague à l’âme,
traduisons ciel pour sel
et chaleur pour malheur
au feu des mains qui rament.
À bord d’un radeau de nuages,
nous oscillons, pris de vertige,
diaphanes, transparents, plus rien
qu’un regard, l’écho d’une voix
au creux d’un lent silence,
ultime écart au bout des doigts.
Nous inversons, à corps perdu,
la triste raison du plus fort.
Au point de non-retour
de nos fragilités
s’éploie, à contre-jour,
notre élément : l’éternité.