Opération Bistouri

Emmanuel Donnet,

Pourquoi veut-il me voir personnellement ? Cela fait trente ans que je fais ce boulot et ça n’est jamais arrivé. Nouveau venu, nouvelles mœurs. Bien, Paul, il faut juste savoir ce qu’il me veut et lui faire entendre ce qu’il a envie d’entendre, comme tous les autres.

— Bonjour, Monsieur le ministre.

— Bonjour Paul.

À retenir : le ministre m’appelle par mon prénom. Possibilité de jouer sur l’ascendance supposée.

— Comment allez-vous ?

À retenir : le ministre est enclin aux salamalecs. Habileté sociale moyenne supérieure. Essayer de comprendre si c’est une preuve d’intérêt réel ou simulé. J’opterais pour la seconde. — Ma foi, fort bien, Monsieur le ministre. Et vous-même ?

— Ça pourrait aller mieux. C’est la raison pour laquelle vous êtes ici, vous vous en doutez.

— En effet. Il n’est pas courant d’avoir affaire à vous, Monsieur le ministre. Je ne sais pas si je dois en être flatté.

— Vous pouvez, Paul, vous pouvez. On m’a dit beaucoup de bien de vos prestations.

À retenir : le ministre flatte. Profil de politique classique, avec dose de léchage de bottes. Flatterie maladroite, cependant, ou prise d’ascendance dissimulée sous flatterie : laisse supposer implicitement qu’il n’a eu que de vagues échos de mes offices, et donc qu’il n’est pas au courant que le ministère a été créé sur mes conseils. Je laisse passer à ce stade. Tenter de comprendre s’il est mal informé ou retors.

— Vous m’en voyez ravi.

— Pourtant, malgré l’excellent travail de votre service, pas mal de mécontentement flotte dans l’air.

— Si vous faites référence à notre dernier sondage insidieux dans les médias sociaux, je me permets de souligner l’importance de les intégrer au référentiel transversal de…

— Je le sais très bien, Paul.

— Je ne voulais pas laisser entendre le contraire, Monsieur le ministre.

— Je m’en doute, Paul. Pourtant… Oui, pourtant : ces chiffres laissent supposer que le peuple n’est pas content, tout bêtement. Or, si le peuple n’est pas content, il ne fait pas ce qu’on veut qu’il fasse.

— Bien évidemment, Monsieur le ministre.

À retenir : le ministre voudrait m’apprendre mon métier. Les deux hypothèses restent valables : soit il est mal informé, soit il est retors.

— Le Premier aimerait donc qu’on mette un grand coup sur plusieurs fronts. C’est pour cela que j’ai fait appel à vous en direct. Il faut mettre au point une opération d’envergure nationale, avec un volet royal.

À retenir : le ministre est sous pression. Porte d’entrée évidente. À faire : plan national avec volet royal. Voilà qui commence à devenir intéressant.

— Envergure nationale. Fort bien. Volet royal. Parfait, je note. Avez-vous une composante particulière que vous souhaiteriez voir intégrée ?

— Non. C’est là que je fais appel à votre génie, comme l’appellent vos collègues.

À retenir : le ministre semble supposer que mes compétences sont plus perçues qu’effectives. Il se méfie ; le rassurer tout en lui laissant supposer qu’il a raison d’être prudent.

— Vous allez me faire rougir, Monsieur le ministre. Je me plais à considérer que j’apprécie le travail bien fait, sans plus.

— Peu importe. Je veux un résultat d’ici deux semaines. Objectif fixé par le Premier : hausse de l’IMCP(1) de vingt points.

À faire : vingt points de plus. Le ministre semble penser que c’est une mission difficile. Vingt points dans la catastrophique conjoncture, c’est une sinécure.

— Très bien. C’est un score qui entrera dans les annales.

— On ne m’avait pas menti. C’est exactement ce que j’avais envie d’entendre. Votre réaction laisse supposer que vous serez à la hauteur de votre réputation. Parfait, mon bon Paul.

À retenir : le ministre se permet des touches paternalistes malgré la différence d’âge à mon avantage. Confirmation de la supposition d’ascendance ; autre porte d’entrée. Il est l’heure d’écourter cet entretien.

— Vous ne serez pas déçu, Monsieur le ministre.

— Je n’en doute pas Paul.

— Si vous le permettez, je m’en vais de ce pas lancer l’« Opération Bistouri », Monsieur le ministre.

— Vous avez le sens des formules, en plus. Je suis curieux de voir ce que vous allez nous pondre. À très bientôt, Paul.

*

Bien. Objectif à atteindre : plus vingt points. Vu le score actuel, un minimum d’opérations de routine suffira amplement. Je n’en reviens pas que le ministre m’ait convoqué pour cela.

Dimension obligatoire : royale. Là encore, la situation actuelle peut jouer en notre faveur. L’une ou l’autre intervention devrait suffire sur cet aspect. Plus des instructions précises à l’équipe presse.

Points d’entrée : c’est là que ça se corse. Tout est très sensible. Il faudra jouer subtilement et de manière équilibrée sur les deux communautés. Lançons en vrac quelques points sensibles : épargne, santé, sport, sécurité.

Point un. Insister sur le niveau d’épargne des familles belges. Tout public ; intercommunautaire ; objet de fierté. Très bien, l’épargne ! Demander de forcer le trait, voire, si les chiffres ne vont pas dans la bonne direction, de les adapter.

Point deux. Rassurer les Belges sur l’efficacité du système de santé. Focaliser sur les dangers évités.

Point trois, le sport. Important, le sport. Assez épineux, pourtant. Pour le football, cela ne va pas être coton. Commencer par une campagne de fond de justification des défaites de l’équipe nationale. Faire sauter quelques têtes, débusquer un peu d’argent à injecter, trouver des héros. Ce n’est pas gagné d’avance. Heureusement qu’on a le tennis. Il faudra juste insister auprès des médias flamands pour qu’ils utilisent le terme « belge », qu’ils ont tendance à mettre de côté. Essayer de balancer avec quelques hauts faits du côté francophone aussi.

Point quatre. On devra se contenter d’étouffer le plus possible d’affaires touchant à l’illusion de sécurité. Les minimiser si elles passent malgré tout. Au pire, cibler un groupe minoritaire, idéalement controversé.

Transversalement, laisser entendre que tout le monde s’aime, contrairement à ce que tout le monde croit. Ça ne coûte pas grand-chose et ça fonctionne plutôt bien en général.

Et l’on continue à se focaliser sur quelques boucs émissaires. On a une Église qui adore ça, autant en profiter.

Parfait. On devrait même pouvoir dépasser les vingt-deux de bonus, si le volet royal est bien orchestré.

— Viviane ! Pourriez-vous transmettre ce dossier à l’équipe immédiatement ? J’attends tout le monde demain matin à la première heure pour établir le plan d’action. Passez une bonne fin de nuit.

Bien, je suis lancé. Allons-y pour une première intervention.

*

Extraits du dossier de presse « Opération Bistouri ».

La monarchie est utile, estime Louis Tobback […] Sans lui, nous serions « dans une très profonde crise » estime-t-il. […] Louis Tobback estime que personne en Belgique, à part le roi, ne peut débloquer une crise politique. […] « Le roi est très respecté. Lorsqu’il parle, il est écouté. » (Le Soir, 21 août 2010.)

Les familles belges sont les plus riches de la zone euro. Le patrimoine financier des Belges a atteint fin mars 916 milliards d’euros, c’est-à-dire 210 % du PIB, soit le taux le plus élevé de la zone euro. L’Italie et l’Allemagne figurent loin derrière en deuxième et troisième positions. (Le Soir, 11 août 2010.)

La pandémie de grippe H1N1 terminée « depuis six mois » en Belgique. Alors que l’OMS a déclaré ce mardi la fin de la pandémie de grippe H1N1, le commissariat interministériel Influenza considère que cette pandémie est terminée depuis six mois en Belgique. « […] si une autre pandémie venait à se déclarer, nous sommes prêts. Nous avons toujours des vaccins de stock. »
(Le Soir, 10 août 2010.)

Kim Clijsters en demi-finale contre Venus Williams. (Le Soir et De Standaard, 8 septembre 2010.)

Une équipe interuniversitaire de l’UCL, l’ULB et la KULeuven a mené une étude […] Les chercheurs notent, entre autres :

— l’attachement général à la Belgique […]

— parmi les émotions principales qui ressortent à l’égard de l’autre communauté, on note le respect, la sympathie et l’admiration (De Standaard et UCL, 6 septembre 2010.)

Note : pour les volets ci-après, insister pour que l’équipe presse soit plus vigilante à la source.

Agression homophobe à Schaerbeek. Deux hommes ont agressé un homosexuel samedi après-midi rue de Brabant à Schaerbeek. La victime, qui subit trente jours d’incapacité de travail, a été molestée en raison de son homosexualité selon les premiers éléments de l’enquête, a indiqué le parquet de Bruxelles. (Le Soir, 22 août 2010.)

Note : virer les responsables de ces ratages.

La nouvelle carte de la Flandre hérisse le monde politique. L’office de promotion de la Flandre publie sur son site une nouvelle carte de la Flandre, qui fait l’impasse sur l’existence de la région bruxelloise et de la Wallonie. (Le Soir, 17 août 2010.)

L’enregistrement qui accable le cardinal Danneels. Face à la victime de l’évêque Van Gheluwe, le primat voulait protéger la réputation de l’Église. Comment le cardinal a tenté d’éviter la démission de l’évêque pédophile. (Le Soir, 30 août 2010.)

*

Qu’est l’erreur, et son succédané le mensonge… sinon une sorte de Caput Mortuum, une matière inerte sans laquelle la vérité trop volatile ne pourrait se triturer dans les mortiers humains ?

— Marguerite Yourcenar. Assez classique, mais toujours efficace.

À faire : changer de phrase d’accroche.

— En effet, j’ai pu la mettre à l’épreuve pas plus tard que la semaine passée. La victime était abordable et l’enjeu minime. Il n’en a pas moins été agréable de voir l’effet immédiat de la déclaration.

— J’aimerais revenir sur un point, voulez-vous ?

— Je vous en prie.

— Vous avez dit que vous êtes sous-utilisé à votre poste actuel.

— Tout à fait.

— Qu’est-ce qui vous fait croire ça ?

— Ne pas le croire serait faire preuve d’une estime de soi en dessous de tout. Je vous ai expliqué en quelques mots en quoi consistent mes missions actuelles. Sur le principe, il s’agit exactement de ce que vous attendrez de moi ici.

— Ce que nous attendrons de la personne qui sera engagée.

— C’est bien ce que j’ai dit. Nous savons, vous et moi, que personne d’autre n’est mieux qualifié pour ce poste.

— …

— Donc, ce que mon employeur actuel demande de moi est du même ordre que ce dont vous avez besoin. La nature et l’importance des erreurs à couvrir, le type de leviers d’action, les canaux de diffusion, le public visé… Sur ces aspects et tant d’autres, les similitudes sont frappantes. Une différence fondamentale, et c’est ici que je réponds à votre question, réside dans l’ambition. Là où mon employeur se contente d’une couche de peinture bon marché sur les souillures médiatiques qui maculent un édifice un peu vieillot, vous ne demandez pas moins que le masquage intégral sous feuille d’or d’une bâtisse mérulée bonne à abattre — excusez mon langage ; vous aurez compris que je force le trait.

— L’image est parlante — même si je doute qu’elle réjouisse nos actionnaires.

— C’est bien pour cela que ces mêmes actionnaires seraient ravis de me compter parmi leurs alliés plutôt que dans le camp adverse.

À retenir : la ficelle de « l’ennemi potentiel » fonctionne toujours. À manipuler avec prudence, cependant : le sourire que je viens de voir peut être interprété de plusieurs manières.

— Monsieur Vandegucht, quel triste employeur pourrait ne pas souhaiter profiter au maximum d’un potentiel comme le vôtre ?

— Vous savez que je ne peux divulguer le nom de mon employeur. Votre remarque laisse supposer que vous avez une petite idée ; je ne vous contredirai pas.

— Les hautes sphères de ce petit royaume…

— Je l’ai dit : je ne vous contredirai pas.

— Bien. Monsieur Vandegucht, puis-je me permettre de vous appeler Paul ?

— J’en serais honoré.

— Paul, bienvenue dans notre grande maison.

Parfait. À faire : annoncer au ministre mon départ imminent.

— Que puis-je pour nous ?

— Vous pouvez beaucoup. Je vous ai préparé un petit dossier pour vous mettre en jambe. Vous verrez que nous ne sommes jamais à court de scandales à couvrir. Ha ha ha ha !

— Ha ha ha ha !

À faire : reprendre des cours de rire. Je crains que le mien commence à sonner faux.

1 L’Indice mixte de contentement populaire reflète la satisfaction moyenne de la population à l’échelle nationale. Il combine des scores moyens divers allant du nombre de paires de chaussures achetées mensuellement par ménage au volume d’alcool ingurgité par enfant de moins de douze ans sur la même période, en passant par le nombre de minutes d’écoute du journal parlé de douze heures sur la première chaîne publique, le tout ventilé sur les trois langues nationales.

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