L’affranchissement du monde

Yves Wellens,

Ce coup-là, c’est peu dire que les concurrents ne l’avaient pas vu arriver…

Ni partir. La redoutable machine de communication de la célèbre marque de cosmétiques était certes capable, après une étude approfondie des conditions du marché et en jouant de ses relais privilégiés, d’assurer à son nouveau jus une place de choix dans les magazines et dans les spots publicitaires à la télévision ou au cinéma, et ainsi s’inscrire dans une longue suite de succès. Mais pareil triomphe ? Ici, on dépassait de cent coudées les critères traditionnels des campagnes de marketing. Cela tenait quasiment de la magie ! En tout cas, c’est ce que soutenaient, quelques jours seulement après le lancement, des observateurs de toutes sortes qui s’étaient penchés sur le phénomène : ce parfum n’était pas composé seulement du subtil mélange d’essences ou d’extraits de plantes qui donnent son cachet à une fragrance. Il avait aussi capté l’air du temps ; et c’était bien cela que transportaient et répandaient les femmes autour d’elles.

Dès le début, tout a participé d’une sorte d’évidence. Une légende naissait et se faisait admirer quasi en direct. Dans un premier temps, des affiches de
20 m² ne fournissaient qu’un très petit nombre d’éléments, pour éveiller la curiosité des passants et s’inscrire dans leur mémoire. En l’occurrence, elles montraient un élégant flacon profilé et flottant dans une sorte de bain de vapeur, comme s’il se détachait du brouillard tout autour de lui. Ensuite, vint le visuel proprement dit : une partie démesurément agrandie du flanc, allongé sur un drap de satin, d’une actrice célèbre, allongée sur un drap de satin et caressant le flacon avec des doigts effilés, mais qui ne se faisait pas reconnaître ; d’intenses spéculations occupèrent pendant des mois les colonnes de la presse people, que ce genre d’énigme, en chasse perpétuelle de sensation, émoustillait particulièrement, et fournirent ainsi une publicité sans frais à la nouvelle création.

Enfin, la frénésie fut à son comble quand, sur les affiches, fut placardé et dévoilé le slogan grandiose : « Affranchi toutes les limites » !

Le nom du parfum avait, paraît-il, fait l’objet d’intenses discussions au sein de l’agence en charge de la campagne. Selon la légende, il émergea lors d’une réunion entre les « créatifs » de l’agence, qui évoquaient leurs dernières lectures, essentiellement des romans policiers (puisque, selon un chroniqueur, le genre était « dominant dans la littérature actuelle, par sa capacité à dénoncer les dérives d’une société »), des récits biographiques d’aventuriers (y compris littéraires ou politiques), ou des mémoires d’anciens truands à la recherche d’une conduite. Le nom, comme un signe des temps, s’imposa d’emblée.

D’autre part, les diverses enquêtes menées pour connaître les secrets de fabrication de cet Affranchi révélèrent des choses surprenantes. Après de savantes analyses, reproduites dans plusieurs journaux, il apparut que sa composition exacte relevait du casse-tête. Aucun élément n’y entrait de manière décisive : ou plutôt, il était constitué d’un ensemble inaccoutumé d’éléments : et c’était cette addition qui lui donnait ce goût fluctuant, ces émanations changeantes venant successivement au premier plan pour flatter les sens. On racontait que, dans une même pièce, en s’approchant de chacune des femmes présentes, le parfum dégageait une odeur différente ; et tous ces arômes réunis formaient une sorte de bouquet qui aurait été composé de fleurs uniques et singulières. Les notes (de tête, de cœur, de fond) qui caractérisent un parfum traditionnel et lui donnent sa couleur avaient été ici comme réunies et conjuguées, et apparaissaient à tour de rôle en avant, comme des acteurs venant des coulisses puis y retournant dans un nuage embaumant.

Mais la stupéfaction fut totale quand le directeur de la célèbre marque de cosmétiques fit quelques confidences à un quotidien de référence. Cet homme bien né, toujours parfaitement distingué et de bon ton, se montra, dans un entretien d’une pleine page, endossant un rôle complètement opposé à son image. Il déclara notamment pouvoir enfin « sortir de ses gonds », et se détacher du monde si policé qu’il côtoyait d’habitude. Il était clair qu’un tel discours avait été élaboré avec soin par des spécialistes du storytelling, pour produire, à travers une fiction et un récit mythifié, le « roman » de l’entreprise et le pouvoir de séduction et de conviction de la marque. Tout cela était de bonne guerre…

Mais certains détails, dans cet entretien, montraient qu’il s’agissait aussi d’autre chose. L’homme révéla par exemple que le nom de code du nouveau parfum était Per Capita, et avoua ouvertement son regret que ce vocable ne fût finalement pas retenu, en raison de ses connotations jugées trop proches du jargon de la finance. Il espérait en faire usage plus tard. Car, affirmait-il, Affranchi était une sorte de fétiche des temps modernes, un totem où il ferait lui-même office d’ancêtre : « C’est simple, disait-il : ce parfum est certes entièrement nouveau : en même temps, tous les autres s’inspireront désormais de lui, et à ce titre il est d’ores et déjà leur ancêtre … » Qui plus est, ce totem, selon ses dires, ne désignait plus le symbole d’un clan, mais bien celui du monde tout entier, considéré comme un seul clan. Quant à l’affranchi qui donnait son nom à ce qu’il n’hésitait pas à qualifier d’œuvre d’art, dans son esprit, c’était un personnage débarrassé de toutes ses inhibitions d’ordre moral, et ainsi capable de toutes les transgressions, puisqu’il jugeait ces scrupules périmés.

En somme, disait ce directeur, Affranchi était un parfum global, à l’image d’une conception du monde ; et ainsi, pour lui, ce parfum était une représentation olfactive de ce monde. Il opérait la synthèse de toutes les passions, reprenant certes les attributs habituels liés aux parfums — le plaisir, le luxe, la volupté —, mais en y intégrant d’autres paramètres, plus brutaux et qui, vu l’omniprésence des techniques de communication modernes, prenaient à l’instant une dimension planétaire : Affranchi contenait une sorte de panoplie complète des goûts : comme si l’odeur de l’argent, le parfum du scandale, les relents de corruption s’étaient matérialisés dans une savante (et pour le moment indépassable) composition odorante.

Nul ne fut donc étonné que, dans le même ordre d’idées, un second visuel soit bientôt affiché partout sur la planète. On y voyait les mêmes doigts effilés tenant légèrement le flacon, et une goutte de parfum éclatant sur un globe terrestre et inondant toute sa surface.

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