Ellington, Hitchcock et nous

Jacques De Decker,

Le phonographe et le cinématographe ont davantage bouleversé la culture de ce siècle qui s’éclipse que « Le sacre du printemps » de Stravinsky et l' »Ulysse » de Joyce. Quoi qu’on en pense, et quoi que les doctes exégètes de la modernité puissent professer. les nouveaux médias se sont faits les porteurs de messages nouveaux et, surtout, ont modifié du tout au tout leur mode de diffusion. La démocratisation de ces nouvelles techniques a, de plus, progressé à un point tel que des jeunes gene d’aujourd’hui, coiffés de leur walkman, écoutent leur musique de prédilection dans de meilleures conditions qu’un petit marquis convié à un concert de Lully à la cour de Louis XIV. Au surplus, ces privilégiés versaillais se comptaient sur les doigts de la main, alors que les utilisateurs de ces baladeurs sont innombrables…

Même chose pour le théâtre : on a calculé très tôt – au temps où les chaînes de télévision aimaient encore en programmer – qu’une seule diffusion d’une pièce de Molière lui assurait plus de public que l’ensemble des représentations théâtrales auxquelles elle avait eu droit jusque-là. Que dire, alors, des fictions que le tube cathodique débite sans désemparer ? Maigret n’était pas le plus confidentiel des personnages, mais il n’est devenu réellement omniprésent qu’à partir du moment où Gabin, Richard, Cremer et quelques autres lui ont prêté leurs traits devant les caméras…

Ces nouveaux modes de propagation de la culture n’ont aucune valeur culturelle en soi, et ils ont plus souvent semé l’ivraie que le bon grain. Parce qu’ils étaient tenus à une surproduction telle qu’ils ne pouvaient pas miser sur le chef-d’œuvre. Aux siècles passés, où l’opéra étant encore dans certains pays un art populaire, on composait énormément d’œuvres lyriques, parmi lesquelles le temps, la critique et la tradition ont fait leur tri. Au nom de cette médiocrité moyenne due à l’obligation de quantité elle-même liée à la demande, on a longtemps soupçonné la musique de « variété », comme on disait jadis, de ne pas pouvoir proposer de grandes œuvres. Et il a fallu du temps pour que le cinéma accède au rang de septième art.

Ceux qui créaient pour ces industries culturelles se moquaient de ce mépris, parfois même ils s’en réjouissaient, parce qu’ils n’étaient pas exposés à la pression du tour de force créatif à tout prix. Ils composaient, tournaient, imaginaient en bons professionnels, attentifs surtout à ne décevoir ni leurs commanditaire ni leur public. Ils ne crachaient ni dans la soupe ni sur les chiffres d’audience. Pierre Sterckx mit un jour une savoureuse réplique dans une pièce sur Vermeer. Quelqu’un demandait au peintre de Delft ce qu’il faisait dans la vie, et celui-ci répondait : « Je fais des tableaux et il m’arrive d’en vendre… »

Les deux artistes sur lesquels Marginales a demandé aux auteurs de se lancer dans de libres variations sont des icônes de la culture de large diffusion de ce siècle, à la veille duquel ils étaient nés l’un et l’autre. Ils en furent des personnalités-clés parce qu’ils ont conféré leurs lettres de noblesse à des formes d’expression qui, au moment où ils s’y consacrèrent, étaient tenues pour mineures  ils les ont hissées à un niveau dont les meilleurs de leurs successeurs ont pu bénéficier. Interrogez un musicien sur le Duke : il lui rendra aussitôt les honneurs qui lui sont dus, même s’il ne fait pas partie de la même « famille ». Peu de compositeurs « classiques » contemporains suscitent une telle unanimité.

Quant à Hitchcock, il a suffi de voir avec quel zèle son centenaire a été commémoré pour prendre la mesure de sa dimension, qui n’avait rien à voir avec son tour de taille. Ses films ont été programmés d’abondance, comme si les téléspectateurs en redemandaient, ce qui est probable. Les sommes de sa production datent d’il y a quarante ans au moins (« Psycho » est de 1960) : ils n’ont pas pris une ride, alors qu’ils ont été tournés à une époque où les moyens de réalisation, comparés à ceux d’aujourd’hui, semblent préhistoriques. L’important n’est pas là : Hitchcock a été le premier à comprendre que le cinéma était un art de la suggestion du pire, de l’hallucination diaboliquement agencée et de l’exorcisme. Au milieu d’un siècle qui a poussé l’horreur à son comble, il en a élaboré une poétique. En ce sens, il rendra longtemps encore compte des terreurs dont notre époque a été si prodigue.

Le dossier réuni ici n’est pas une glose de plus d’œuvres à propos desquelles les commentateurs se sont déjà répandus d’abondance : il va d’une certaine façon plus loin, il est plutôt le reflet de l’action en profondeur de ces émotions, une sorte de confidence intime des auditeurs, des spectateurs, que ces mélodies et ces films ont inspirés à leur tour. « L’homme de génie », disait Valéry, « est celui qui m’en donne. » Hitchcock et Ellington, en ce sens, ont dilapidé leur réserve de génie, ils sont de ceux qui ont le plus chargé l’arche créatrice de leur temps, qui témoigneront dans l’avenir de notre sensibilité spécifique, tendue et décontractée, angoissée et « cool » à la fois. Grâce à l’un, le noir, on a pu, de temps à autre, chasser ses idées noires. Grâce à l’autre, le blanc, on a pu affronter les ténèbres sans risque de s’y égarer. Ils sont les deux faces de notre humeur, le ricanement de l’un répondant au large sourire de l’autre. Ils sont aussi les deux faces de notre humour, qui est, comme chacun sait, le vrai critère d’une civilisation.

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