De l’existence de Dieu(x) dans le tram 56

Gérard Adam,

Quatre fois par semaine, j’emprunte à la station Anneessens le tram 56 de très approximativement 13 h 24 pour aller tenir une consultation de médecin-conseil au square Albert 1er. Mes confrères, accros de la bagnole, ne me voient jamais partir sans me souhaiter avec des trémolos bonne chance et bon courage, comme si je m’enfonçais en diligence dans les territoires d’Apaches sur le sentier de la guerre. Il est vrai qu’embarquant dans le ventre de la place où se tient chaque soir le marché du sexe homosexuel, je ne sors du tunnel que pour traverser le quartier de Cureghem, un des plus décriés de la capitale, réputé lieu de tous les trafics, arrachages de sacs et autres car-jackings.

J’aime bien le tram 56. La STIB affecte à cette ligne d’anciens modèles aux banquettes inconfortables, qui asseyent face à face leurs usagers cosmopolites, Maghrébins, Africains, Européens du Sud et Anderlechtois de souche, dont s’enchevêtrent les accents bigarrés. Contrairement aux lignes qui desservent les beaux quartiers, nul accordéoniste rom n’y joue son Goran Bregović, nul SDF n’y mendie « une p’tite piécette, une p’tite tartine, une p’tite cigarette ». Je pense qu’ils ont tort. Les bourses les mieux remplies ne sont pas celles qui se dénouent le plus facilement.

Autrefois, j’éprouvais beaucoup de plaisir à observer mes compagnons de voyage. Il m’arrivait même de prendre des notes, projets de romans ou de nouvelles dont les plus insolites seraient protagonistes. La découverte s’est émoussée avec l’habitude, et je mets plutôt à profit pour lire la douzaine de minutes que dure le trajet.

Mais aujourd’hui, les méninges en capilotade et les yeux brûlants m’interdisent toute concentration. C’est que, vers deux heures du matin, dans l’état marécageux suivant un de ces réveils intempestifs que l’élasticité moindre de leur vessie inflige aux quinquagénaires, m’est sautée au cerveau la question de l’existence de Dieu. Quel événement de la veille avait lancé le tourniquet ? La déportation vers leur Slovaquie d’origine de Tsiganes qui n’avaient commis d’autre crime que de nous demander l’hospitalité ? Une discussion d’écrivains amers sur la future capitale culturelle autoproclamée de l’Europe ? « Brasilia culturelle, avions-nous persiflé entre exclus de la fête, où les fonctionnaires se morfondent avec la tête à Rio ». Et le Rio littéraire de Bruxelles étant bien entendu Paris, nous nous étions soulagé la bile en la déversant sur le monopole médiatique des écrivains belges d’expression parisienne.

Quel rapport ? L’inégalité des chances, bien sûr, qui faisait naître l’un dans un ghetto balkanique et l’autre dans la bourgeoisie occidentale, qui, à talent égal, donnait à un auteur l’entregent gage de succès qu’il refusait à un autre. Inégalité à laquelle je pouvais me résigner si elle était due au hasard, mais non si la voulait un quelconque tyran dans sa chantilly de nues.

Parmi d’autres fumeux raisonnements, je me souviens d’avoir pensé que la question n’avait d’intérêt que si Dieu existait, qu’elle était, sinon, nulle et non avenue, puisque portant sur l’existence ou non d’une inexistence. Également qu’il était moins risqué de croire en l’existence de Dieu s’il n’existait pas que l’inverse, lâcheté sans nom dont je rougis encore, et que peut seule excuser l’exaspération de l’insomnie. De toute façon, le débat intérieur s’est clos sur cette constatation que j’avais bien de la chance de ne croire en nulle toute-puissance éternelle, que cette mécréance m’évitait d’avoir, au nom de la dignité humaine, à déclarer à un despote aussi odieux que sadique une guerre que la disproportion des forces eût vouée au désastre.

Pas de quoi briguer un Nobel de théologie, mais ces ruminations entortillées m’ont tenu l’esprit jusqu’à cinq minutes de la sonnerie matinale avant de me laisser choir dans un sommeil aussi bref qu’insondable.

 

Aussi, vanné, grincheux, atrabilaire, ai-je failli récriminer contre un Black affalé sur son siège, dont les jambes écartelées entravaient l’accès au fauteuil d’en face. Considérant toutefois la stature de rugbyman, les paluches de catcheur, le crâne rasé, l’œil aussi vitreux qu’injecté sous l’arcade proéminente, je m’en suis prudemment abstenu, mettant avec une tolérance bien à propos son attitude sur le compte de la came dont il était bourré. Tandis que je me faufilais en douceur, un frémissement a parcouru le fauve, un soupçon de lueur humanisé le néant du regard, il m’a semblé, ou était-ce illusion, que le corps se mouvait de quelques millimètres avant de retomber en léthargie.

En tout cas, me voici installé. Peu confortablement certes, pareil à une vierge qu’on reluque, le dos raidi contre le dossier, les bras enlaçant mon sac à dos, les genoux serrés effleurant les génitoires de mon vis-à-vis. Mais assis. Et l’esprit vagabond, proie jetée en pâture à la meute agressive des ratiocinations.

 

C’est que je me veux agnostique, c’est à dire athée pas trop sûr de son coup, la cervelle embourbée de sédiments catholiques charriés par mon éducation, qui me poussent à m’interroger, par exemple, sur la responsabilité de ce jeune Africain dans la veulerie où il s’enfonce. Des drogués, j’en examine chaque jour. Je n’ai pas à les traiter, ni même à les aider. Bêtement, à apprécier dans quelle mesure le délabrement de leur santé leur ouvre les maigres vannes de la sécurité sociale. Ce qui ne m’empêche pas d’entendre de leur bouche l’enchevêtrement de hasards, un mal-être, une absence, un désamour, une rencontre, un milieu, un caractère plus faible, ou plus indolent, qui pousse dans le tunnel et verrouille la porte.

Et de me demander où est la destinée, où la liberté.

Pourquoi lui et pas moi qui, ne manquant de rien, ai l’outrecuidance de me lamenter sur le peu de cas fait de mes œuvres ?

Lui et pas ces quatre étudiantes debout sur la plate-forme, joyeuses de leur après-midi de congé, qui comparent leurs flirts, médisent de leurs profs et se passent l’écouteur d’un walkman déversant à la régalade une épilepsie de cymbales ? Fine blondinette au museau de souris, négrillonne rigolarde et bien en chair, deux Maghrébines, l’une ravissante et qui vérifie sans arrêt qu’on admire sa moue boudeuse, ses boucles en cascade aux reflets de henné, ses formes moulées par jeans et tee-shirt, l’autre au voile strict sur une veste et des pantalons gris, mais portable à la ceinture et boute-en-train du quatuor. Je les retrouve chaque mercredi, entourées jusqu’au passage du tram d’une cour de garçons qui friment en allumant ostensiblement leurs cigarettes sous le panonceau interdisant de fumer.

Lui et pas la Cucaracha qui, à la station Lemonnier, grimpe en se dandinant, m’adresse un signe de tête et se précipite vers une place disponible. Un jour, considérant ses varices et son volume respectable, je lui ai cédé la mienne et depuis nous nous saluons. J’éprouve bien quelque honte à ce surnom dont je l’affuble. Cucaracha, je l’ai appris récemment, signifie cancrelat, et depuis le génocide des Tutsis rwandais ce vocable appliqué à un humain ne peut que faire horreur. Mais la chanson m’est venue en tête, et avec sa silhouette de tonnelet, son casque de cheveux noirs, ses yeux globuleux, ses lèvres charnues et son teint olivâtre, la Cucaracha ressemble vraiment trop aux matrones mexicaines des bandes dessinées. Sempiternelle robe verte à tournesols, une croix autour du cou, un cabas d’où dépasse le bouchon d’un thermos, je l’ai décrétée femme de ménage et sans doute l’est-elle. Comme chaque mercredi, l’accompagne un bambin qui grimpe sur ses genoux et n’arrête pas un instant de babiller en espagnol. Sa voix à elle, je ne l’ai jamais entendue. Elle se contente de hocher la tête, épanouie sous l’avalanche.

 

Une ruade du tram manque de me culbuter. Atteint au plus vif de son anatomie, le Black pousse un grognement. Nous avons viré au sortir de la gare du Midi, longeons les enseignes de restaurants exotiques et de mailings internationaux – envio de dinero ne signifie pas envie de dîner, mais envoi d’argent – avant de replonger sous les voies pour déboucher sur le Far West de la place Bara où, jamais jusqu’à ce jour, des voitures qui envahissent et embouteillent sans vergogne la voie réservée, n’ont bondi, mouchoir sur le nez, des détrousseurs avides de scalps.

Cette double boucle fut naguère cause d’un incident. Une Marocaine berçait d’une main son nouveau-né. Le wattman a viré avec une sécheresse telle que, déporté, le landau a heurté le pied d’un petit homme sur la banquette voisine. Aux excuses présentées, celui-ci a répondu en suffoquant de rage, on n’était plus chez soi, si on ne remballait pas ces bougnoules ce seraient les Belges qui devraient quitter le pays… Le ton a monté, quelques Arabes se sont échauffés, le pire semblait inévitable, quand un étudiant à l’accent flamand s’est levé pour faire la quête afin d’offrir un billet d’avion au déplaisant personnage et de nous en débarrasser au plus vite. Ses facéties ont fait tomber la tension. Les autres voyageurs, qui avaient pris fait et cause pour la mère, ont rivalisé de bons mots, euphoriques de s’ériger en bloc contre le racisme imbécile. J’avoue n’avoir pas été en reste, ébahi tout de même de voir le bonhomme n’en pas démordre et grommeler de plus belle ses propos ahurissants, le regard fixe, la mâchoire crispée sous l’avalanche de quolibets. Il est descendu au même arrêt que moi. C’est alors seulement, le voyant s’éloigner en maugréant, d’une démarche raide et saccadée, que j’ai diagnostiqué la démence présénile, et que notre belle unanimité de justiciers s’était faite à l’encontre d’un innocent bouc émissaire.

 

Quelques accords de musique pour danse du ventre et la jeune Maghrébine se retrousse le voile pour dégager l’oreille. Une mèche s’échappe, qu’elle lisse avec coquetterie. La communication est pareille à toutes celles des transports en commun, ça va et toi, oui on est dans le tram, ciao on se rappelle, bisous… Exhibition de l’engin plus importante que le message.

Mais oui, c’était Slimane ! Fou rire des quatre, inextinguible.

Une asperge à la barbe intégriste les fustige d’un œil torve et, craignant sans doute la contamination, fait de son maigre poitrail un rempart à sa femme rondouillarde, visage de cire mate au fond des falbalas.

Près de lui, un vieux en djellaba immaculée, sourire indulgent aux lèvres, me rappelle cet autre chez qui on venait de découvrir un cancer inopérable, et qui me demandait l’autorisation d’aller à La Mecque avant que son état ne l’en empêche. Il était d’une sérénité bouleversante. « Docteur, m’avait-il dit, le regard pétillant, toute ma vie je me suis tué dans des métiers pourris. Le peu que j’ai gagné est passé dans l’éducation des enfants, pour que leur vie soit meilleure que la nôtre. Maintenant qu’ils sont bien, ma femme et moi devrions l’être aussi. Le destin en décide autrement. Alors, ils m’offrent ce pèlerinage. Voyez-vous, docteur, aussi pauvre que je sois, bientôt je vais partir pour le même voyage, et dans la même tenue que le roi du Maroc. » Je pensais qu’il évoquait le vêtement rituel du pèlerin. J’ignorais qu’Hassan II venait de mourir.

 

Et c’est comme si en moi sautait un bouchon, une lucidité se répand qu’exacerbe la fébrilité de l’insomnie. Je comprends que nul, parmi ceux avec qui je partage ma douzaine de minutes, ne sait ni ne saura que leur ville s’invente ex nihilo un fantasme de capitale culturelle, que la culture n’est pas un vain pétillement de l’esprit, mais ce qui, enrichissant les hommes, les rapproche, les aide à se comprendre, se respecter, s’estimer. La cuve de mon tram 56 brasse vingt, cent, mille univers, alchimie d’une culture ignorée, sinon méprisée, de ceux qui paraderont dans les colloques et les festivités, prolétaires au boulot machinal, chômeurs sans perspective ou qui se débrouillent au noir, drogués et petits dealers, traficoteurs, malfrats sans envergure, paumés qui cherchent en taguant les murs un accès à la lumière comme les arbres des grandes forêts tendent leur cime vers le ciel, vieux qui survivent d’une pension misérable, les uns noyés dans la solitude et la déréliction, d’autres au bonheur desquels suffisent une bière et un rire partagés, mais aussi, mais surtout, des philosophes à la sagesse d’autant plus profonde qu’elle s’ignore, des musulmanes qui s’arrachent à l’assujettissement sans renier l’essence de l’islam, des adolescents qui ont dépassé les clivages ethniques au point de ne même plus concevoir un monde homogène et son incommensurable ennui. Et moi, l’esprit englué du sommeil en retard, moi parmi eux sans vraiment en être, moi qui ne crois en rien mais doute d’avoir raison, moi qui, désespérant d’être un jour leur témoin dans une littérature obnubilée par les bulles parisiennes, n’en voue et n’en vouerai pas moins tous mes instants à écrire des livres que nul, ou peu s’en faut, ne lit et ne lira…

 

Mais Dieu, les Dieux, ou son, leur (in)existence, dans cette macédoine d’êtres et de pensées ? Comment, pourquoi, la vie ? Et l’injustice ? Et la souffrance ? Ne serait-ce pas le sens ultime de toute littérature comme de toute forme d’art, plonger en nous-mêmes pour en ramener quelque témoin de l’Impénétrable ? Quelle représentation peuvent en avoir, en tête pour l’un, dans le cœur pour l’autre, ces deux musulmans dissemblables ? Et ces quatre jeunes filles, si différentes et si proches, heureuses d’exister, et d’être jeunes, et d’être ensemble ? Et l’Africain dans son nirvana chimique ? Et la Cucaracha, mosaïque d’Indien et d’Espagnol ?

Et la femme du supposé fondamentaliste, dont le regard atone, du plus profond du voile, passe à travers moi sans me voir, à travers le monde sans le voir, puits sans fond de non-espérance, que signifie pour elle cet être suprême au nom duquel on l’étouffe ?

 

Comme s’ils répondaient à mon appel, les voilà qui se prennent la main, Allah-le-Miséricordieux entraînant dans une démentielle sarabande Allah-le-Pisse-Vinaigre, et Imana-le-Tambourinaire se joint à eux, et l’ardent Nkouloun-Kouloun, et les esprits vitaux animant êtres et choses, et Jehovah-le-Terrible, et notre Paternel barbu avec sa colombe perchée sur l’épaule, et un hybride de Christ carnavalesque et de serpent à plumes, et Brama, Shiva, Vishnu, Kali, Tutti Quanti, emportant à travers l’espace le tram 56 et ses passagers, farandole burlesque et grimaçante, le visage du presque vieux dément s’illumine à la vue des quatre adolescentes embarquées dans un rap frénétique, le Black au souvenir de ses origines mandingues ondule comme une liane, la Cucaracha troussant sa robe à tournesols mâtine de flamenco la danse sacrée des Aztèques, la femme de l’intégriste rejette ses voiles, exhibe son nombril et ondule des hanches devant le tonnerre de Zeus transformé en taureau, ensemble nous sommes heureux, ensemble nous jubilons, exultons, explosons de rire, électrisés, déchaînés, enivrés de nous-mêmes, et, mus par une impulsion synchrone, nous nous déculottons pour présenter à la future capitale de la culture officielle nos derrières les plus irrévérencieux…

 

Quand ils me laissent choir, le square Albert 1er aligne ses garages. À peine si j’ai le temps de bondir avant la fermeture des portières, mettant une fois de plus en péril la postérité de mon noir vis-à-vis.

Et tandis que s’éloigne, tanguant et ferraillant, le tram 56 emportant hommes et divinités, fugaces, trop fugaces compagnons de route, je reste sur l’embarcadère, ému à sortir mon mouchoir, empreint de la consolante pensée que si Dieu n’existe pas j’ai bien raison de ne pas croire en lui, que s’Il existe Il devait bien avoir Ses raisons de me créer mécréant.

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