2000, Odyssée de l’espèce

Jacques De Decker,

Ce fut un réveillon comme un autre, tout compte fait. On y mit un peu plus de faste ici ou là, déploiements excessifs que vint contrecarrer une gigantesque tempête qui, en France, renvoya une bonne part de la population à l’âge de la bougie et de la flambée dans l’âtre. Si ce passage de calendrier se distingua des autres, ce fut peut-être avant tout par ce rappel intempestif de la météorologie, sorte de remise à zéro du compteur du progrès. Imaginez ce que vous voulez pour que le changement de millésime soit sans précédent, vous aurez droit à un phénoménal retour en arrière, tel semblait être le message de cet imprévu de dernière heure. Façon de rappeler que l’histoire et le temps, y compris le temps qu’il fait, ont plus d’un tour dans leur sac…

Il n’empêche que nous voilà embarqués dans un nouveau siècle et, si l’on en croit la rumeur publique dominante, qui se moque des calculs raisonnés des gens informés, dans un nouveau millénaire. Il eût été fâcheux de ne pas s’y attarder pour cette première livraison de Marginales paraissant en l’an 2000. Année d’autant plus emblématique à nos yeux qu’elle est aussi celle du centenaire de notre fondateur. Albert Ayguesparse était né avec le siècle précédent et vécut si longtemps qu’il frôla presque celui-ci. Une bonne raison pour lui laisser la parole : au cours de cette année, quelques-uns de ses textes inédits trouveront place en nos pages. Et la première de ces publications posthumes est un poème qu’il dédia à celui dont il ignorait qu’il remettrait sur les rails une revue à laquelle lui-même se dévoua pendant près d’un demi-siècle. Mais les poètes ont de ces intuitions : peut-être se doutait-il de ce possible passage du témoin.

L’intitulé du présent dossier n’est pas tout à fait inédit. Le titre du film de Stanley Kubrick inspiré du roman d’Arthur C. Clarke appelait forcément ce léger détournement auquel des auteurs de science-fiction n’ont forcément pu résister. Il s’imposa d’autant plus qu’il faut bien admettre que l’avenir n’est plus ce qu’il était. Longtemps, on ne rêva que d’exploration du cosmos et ceux d’entre nous qui entendirent en direct les premiers mots de Neil Armstrong foulant le sol lunaire se bercèrent longtemps de l’idée qu’ils choisiraient un jour une autre planète comme lieu d’exil loin de leur terre d’origine. Trente ans plus tard, la grande odyssée a changé de cap, et ce n’est plus la saga spatiale de Kubrick qui nous paraît avoir préfiguré le futur, mais un autre film, inspiré d’Asimov celui-là, et réalisé par Richard Fleischer, à qui l’on devait déjà une mémorable version de « Vingt mille lieues sous les mers ». Dans ‘Le Voyage fantastique », qui date de 1966, on voyait un équipage de médecins, à bord d’un vaisseau miniaturisé, explorer le corps humain. Leurs aventures préfigurent de manière plus pertinente peut-être les vraies mutations où nous sommes engagés, et qui nous inspirent de quotidiens vertiges.

Nous avons toujours su que nous étions mortels. Nous savons depuis moins de temps que notre espèce l’est plus que probablement aussi. Et, à défaut que notre programme se hâte de nous vouer à l’extinction, nous œuvrons diligemment à accélérer le processus : intoxications, persécutions, pollutions déciment comme jamais. Dans le même temps, nous multiplions les techniques de survie, luttons contre les agressions biologiques, renforçons les organes, veillons à leur entretien et à leur remplacement, développons des prothèses qui nous transforment, pièce à pièce, en robots au moins partiels. Et l’hypothèse n’est plus absurde de notre reproduction par manipulation génétique. Absurde sur le plan technologique s’entend. Sur le plan éthique, la question demeure entière, bien entendu.

Les techniciens innovent, les penseurs méditent, les experts analysent, les politiques décrètent. Une fois encore, les écrivains se situent ailleurs. Dans une zone non balisée, où les logiques scientifiques, les principes moraux et les impératifs catégoriques ne sont pas contraignants, ne doivent pas nécessairement être invoqués. Leur libre circulation dans l’imaginaire leur permet au contraire d’ouvrir des voies où les philosophes ne peuvent que choisir de les suivre, ou de ne pas leur emboîter le pas. Mais leur intervention est précieuse, indispensable même, parce qu’ils partent en éclaireurs dans des directions inédites.

C’est ce que démontrent les textes rassemblés dans notre « Air du temps ». Ils furent d’ailleurs si abondants qu’ils auraient amplement suffi à saturer le numéro qui serait dès lors devenu derechef un « spécial ». Comme cette option ne correspond pas à notre conception de Marginales, nous avons préféré voir large, et augmenter le nombre de pages. Serions-nous victimes de notre succès, du moins auprès des écrivains, qui se rallient de plus en plus nombreux autour de nos thèmes ? Tout porte à le croire.

Voici donc la livraison de Marginales qui marque son accès à son deuxième siècle d’existence. Elle reflète les inquiétudes, voire les angoisses qui sont les nôtres, et que les auteurs ont le pouvoir et le devoir de formuler. Les feux d’artifice millénaristes ont distrait un instant des questions qui nous étreignent. Les voici mises noir sur blanc, réunies dans une revue littéraire, support que d’aucuns jugeront obsolète. mais les nouveaux médias colportent tant de vieilles idées que le dernier refuge de la pertinence se doit peut-être de prendre cette forme d’un autre âge.

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