La pièce de devant

Jean Jauniaux,

Longtemps j’ai assailli de questions mon grand-père Marcellin. Savoir que ce vieillard avait été un héros de la Grande Guerre, comme en attestait un diplôme décoré de lions vainqueurs et de pièces d’artillerie pointées vers un ciel d’orage, piquait ma curiosité. Le certificat était accroché dans « la pièce de devant », celle où, dans les maisons ouvrières, personne n’allait jamais hormis aux grandes occasions que sont les funérailles et les naissances.

Enfant, j’aimais m’y réfugier. Ma rêverie se nourrissait de la pénombre pailletée de poussières, de l’odeur acidulée de la cire et du vacarme intermittent des rares voitures qui faisaient trembler les vitres à leur passage. Je m’asseyais au piano, essayant d’imaginer les musiques qui y naissaient sous les doigts de maman lorsqu’elle était petite fille et se trouvait à l’endroit où je me tenais. Mais les lions m’intriguaient alors davantage que de connaître les circonstances de la mort d’une jeune femme dont je ne gardais alors aucun souvenir ni aucune image.

« Grand-père ! Grand-père !! »

Marcellin écoutait pour la millième fois ma prière :

« Raconte-moi… Comment c’était la guerre ? Tu avais un fusil ? Et des cartouches ? Beaucoup ? Combien ? Quand ? » Et la question terrible : « Tu as tué des méchants ? »

Aujourd’hui, je conçois mieux combien ce harcèlement devait peser à mon grand-père. Il m’écoutait en dodelinant de la tête. Son souffle court semblait toujours l’étouffer dans le sifflement de l’asthme. Quand il se rendait compte que je ne le lâcherais pas, comme il disait, il se levait de son fauteuil et m’invitait d’un geste à le suivre au bout du jardin. Là, il avait reconstitué une tranchée identique, prétendait-il, à celle où il avait passé les années de guerre.

Il s’arrêtait sur le surplomb de la fosse et me répétait alors : « Tu sais, Idesbald, ce ne sont pas de bons souvenirs. On n’en parle plus, d’accord ? »

Au fond de la tranchée, une bicyclette harnachée de musettes et de sacoches rouillait et pourrissait dans l’humidité. Marcellin, en la désignant, marmonnait : « Elle, elle m’a lâché… » Il avait l’air tellement féroce en murmurant cette incantation mauvaise, que je n’ai jamais osé l’interroger à propos de ce vélo, lourd, boueux, sale, enfoncé à moitié dans l’argile qui petit à petit l’ensevelissait comme un désespéré dans les sables mouvants. Marcellin se dirigeait vers l’autre extrémité de la tranchée et là, il empoignait une pioche ou une bêche et prolongeait la tranchée, la creusait plus profond, en consolidait les parois.

Il oubliait ma présence et je rentrais penaud rejoindre grand-mère, me promettant de ne plus jamais ennuyer grand-père avec mes questions.

*

J’avais six ans lorsque j’appris, par le hasard d’une étape du Tour de France, la raison de la haine que Marcellin manifestait à l’égard de son vélo abandonné. Une joyeuse effervescence régnait au village. Les édiles, bourgmestre en tête, se réunissaient presque chaque soir à la Maison du Peuple avec les volontaires qu’ils avaient recrutés pour assurer la sécurité de la traversée annoncée du bourg par la caravane du Tour de France.

Il s’agissait d’être à la hauteur de l’événement. Rendez-vous compte : le Tour de France à Écaussinnes ! Les enfants autant que les adultes étaient pris de frénésie. La caravane arriverait le jeudi à environ 15 heures. À la moyenne horaire de 35 km/h, l’ensemble des participants effectuerait en une dizaine de minutes le trajet qui va de l’entrée du village du côté de Ronquières jusqu’à la sortie sur la petite route qui serpentait vers Naast. Mais ce seraient dix minutes historiques !

Le jeudi après-midi était jour de congé pour les écoliers. La direction des Carrières de pierre bleue avait décidé d’accorder leur après-midi aux hommes. Les femmes feraient le grand nettoyage un autre jour. Le village allait se déployer tout au long de l’itinéraire que le bourgmestre et les volontaires ne cessaient de commenter et d’apprécier en buvant de longues rasades d’Ultra, la bière qu’on fabriquait encore à l’époque.

Il était prévu que ce jeudi-là, j’assisterais au passage des coureurs depuis « la pièce de devant » de la maison de mes grands-parents.

Pour l’occasion on lèverait le volet et on ouvrirait la fenêtre. Je serais installé debout sur une chaise et j’aurais ainsi une vue idéale sur l’événement.

Le grand jour arriva. J’avais reçu, comme tous les écoliers, un petit fanion collé sur un bâtonnet, aux couleurs de la Belgique. Une casquette de cycliste me protégeait du soleil. La longue visière, ornée de l’emblème de la brasserie Ultra, abritait mes yeux de l’éblouissement.

Grand-père était sans joie. Il m’annonça qu’il ne regarderait pas la course. Mais que cela ne devait pas m’empêcher de m’installer à la fenêtre et de profiter du spectacle. « Après tout, ajouta-t-il, toi, tu n’as rien contre le vélo… » Une ombre passa devant ses yeux. Une ombre que je connaissais bien : celle-là même qui attristait son regard lorsqu’il maugréait devant la bicyclette ensevelie. Je ne savais pas pourquoi il se punissait ainsi. Pour quelle raison se privait-il de ce bref bonheur du spectacle d’une course dont tout le monde se réjouissait ?

« Installe-toi, Idesbald », me dit-il en forçant un sourire.

J’escaladai la chaise et regardai à gauche et à droite, au plus loin que je pouvais voir, la foule qui formait une double haie joyeuse et bigarrée le long de la route pavée où on attendait les coureurs, les voitures publicitaires (d’où des bonbons seraient lancés), les motos de la radio, et tout ce dont chacun lisait les comptes rendus dans le Soir ou la Dernière Heure. La rumeur montait. Au loin on entendait, comme portés sur une vague montante, les cris et les applaudissements qui escortaient le peloton. Des noms fusaient : « Bobet ! Bobet ! » Sous ma fenêtre, j’entendais les commentaires : « Tu crois qu’on verra Anquetil ? », « Il y a des Belges ? », « Tu te rends compte, une moyenne de 35,474 km/h… C’est écrit dans le journal ! Et puis je l’ai entendu à la radio. ».

La musique tonitruante, les klaxons, les cris, les interjections montaient en puissance comme une lancinante sirène qui n’atteindrait son point culminant qu’au moment de son passage devant ma fenêtre.

Je jetai un coup d’œil derrière moi. Grand-mère se tenait debout, prête à me rattraper si je trébuchais de la chaise. Dans l’enfilade des portes ouvertes, je vis grand-père se diriger vers le fond du jardin. Il portait sa pioche dont le poids voûtait davantage encore son dos. Il marchait lentement, comme à regret. Comme s’il expiait.

J’eus soudain honte de l’avoir abandonné. De me livrer à la joie de tous, alors que je devinais son chagrin. Après tout, ce Tour de France… je m’en contrefichais si c’était pour y assister sans lui, tout seul dans « la pièce de devant ».

J’avais beau être aux premières loges, je regardais derrière moi au lieu de me régaler de l’approche du peloton, au lieu de participer à l’euphorie hystérique dont trépignait le public. Je quittai mon piédestal. J’entendais la rumeur gonfler. Je m’encourus et traversai le jardin pour rejoindre le bord de la tranchée.

Grand-père était assis sur un assemblage de sacs de sable. Il regardait le vélo de sa guerre. Je me suis laissé glisser le long de la paroi d’argile et je me suis assis à ses côtés. J’ai vu qu’il souriait dans ses larmes. Il m’a serré contre lui. La falaise de terre qui nous faisait face, sur laquelle était appuyé le vélo du soldat Marcellin Werst, Infanterie cycliste de l’armée belge, résonnait des clameurs de la rue où se déroulait le serpent bigarré de la cinquantième édition du Tour de France.

*

Marcellin mourut étouffé dans une crise d’asthme. Le gaz ypérite avait eu raison de lui. On retrouva son corps au fond de la tranchée. Il s’était appuyé contre la roue arrière du vélo.

À la main, il tenait le carnet qu’un certain Arille Werst rédigeait dans les tranchées.

À la date du 7 mai 1915, le lieutenant Werst évoque la mission qu’il confia à Marcellin : transmettre d’urgence au 1er bataillon de chasseurs à pied l’ordre de faire retraite et de quitter la tranchée où il s’enlise sous le feu de l’ennemi. « Il faut faire vite, Marcellin », l’avait-il enjoint. À la date du lendemain, le lieutenant racontait la suite des événements.

La bicyclette de Marcellin, trop lourdement chargée, s’embourba dans les sillons creusés par les pièces d’artillerie. La pluie avait transformé le chemin en glissière boueuse. Marcellin n’arriva jamais auprès de ses camarades. La tranchée, ensevelie sous les obus, se referma comme un piège sur les malheureux qu’un repli aurait épargné. Le lieutenant précise que Marcellin fut retrouvé en état de choc, à quelques mètres de la tranchée. Jamais, ajouta-t-il, Werst ne se pardonnera la mort de ceux-là qui vont dorénavant le hanter.

Ceux-là dont j’éveillais le souvenir chaque fois que je lui demandais :

« Dis, tu as tué des méchants ? »

Pendant la Première Guerre mondiale, la bicyclette était extrêmement utilisée que ce soit dans l’infanterie, le renseignement, la transmission des informations ou pour les soins médicaux. L’armée allemande conduit une étude sur l’usage de la bicyclette et publie ses résultats sous le titre Die Radfahrertruppe. Pendant ce temps, en Italie, les unités de montagne « Bersaglier » utilisent des bicyclettes jusqu’à la fin de la guerre. (Wikipédia.)

Quand tout cela finira-t-il bien ? Les chaleurs vont commencer à arriver, il nous faut jeter une masse de linge, des bons corsets de laine, des caleçons. Nous avons encore reçu une ration de vivres de réserve, notre sac est surchargé, on a toujours soif et l’eau, on n’ose pas en boire de peur des maladies. […] Nous devons rester. Il faudra manger nos vivres de réserve, des serines et une boîte de potage anglais. Toute la journée, les Allemands n’arrêtent pas de nous bombarder et le soir nous ne retournons pas encore. Moi je n’en puis plus. J’ai des yeux comme mon poing tellement j’ai sommeil et pas moyen de dormir. […] Mes jambes sont vraiment mortes sous le coup de la fatigue et de l’émotion. (Carnet de campagne d’Arille Werst, 1915.)

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