J’ai « fait » six Tours de France. Très précisément ceux millésimés de 1960 à 1965, c’est-à-dire un temps que les moins de soixante ans ne peuvent pas connaître. Ou si peu.
Lors de « mes » Tours de France tout le monde pédalait et à la fin c’était Anquetil qui gagnait. En tout cas, dans cette séquence, il en gagna quatre sur six. C’était un peu monotone, j’en conviens.
Heureusement il y avait Poulidor.
« L’enfant de Saint-Léonard-de-Noblat », comme il était impératif de le nommer, pédalait, lui aussi, à l’instar d’Anquetil, mais à la fin c’était toujours lui qui perdait. Il avait d’ailleurs fait de cette particularité son principal titre de gloire.
En 1964 dans le Puy-de-Dôme, il faillit gâcher son fonds de commerce. J’y étais, comme disent les anciens combattants. À un kilomètre du sommet il se dressa sur ses pédales et lâcha Anquetil qui le précédait de cinquante-quatre secondes seulement au classement général. Le peloton retint son souffle, qui, eu égard au caractère pentu du col, était déjà bien court.
Poulidor, déchaîné, reprit dix secondes et puis encore quinze et puis encore quinze et puis… Fini. Il en manquait quatorze, de secondes, pour faire le compte. Poulidor n’endossa pas le maillot jaune ce jour-là. Ni aucun autre jour d’ailleurs car jamais, au grand jamais, il ne connut l’orgasme de l’enfiler, cette tunique. Pas une seule fois. Pas une seule seconde !
Il faut l’admettre, l’engouement d’une forte majorité de Français pour son Poupou exprimait la récurrence outre-Quiévrain d’un courant populaire — et parfois populiste — indéracinable dont « les élites » font les frais, à vélo comme ailleurs, et hier comme aujourd’hui.
Le prototype des « élites » au sein du peloton, fut précisément Jacques Anquetil d’origine prolétaire, certes, mais dont la silhouette affinée, le port altier, le dédain affiché pour ses rivaux, justifia l’agacement d’un « grand public » qui ne manquait jamais de le siffler pour saluer ses victoires. Imperturbable, « Maître Jacques », levait la main pour les saluer. Comme s’il leur faisait un doigt d’honneur.
En 1961 — j’y étais ! —, il annonça qu’il prendrait le maillot jaune dès la première étape et le garderait jusqu’à la dernière. Il le fit. Bien entendu, on le hua. Le directeur du Tour, fulminant, lui reprocha d’avoir « tué le Tour » ! À l’époque, la dernière étape se terminait au parc des Princes. J’intitulai mon article « Ce parc dont le prince est un Normand », titre dont le balancement et le rythme à la Montherlant n’échappèrent à personne (?).
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Montherlant avait, certes, écrit les Olympiques qui, entre autres choses, indiquait son attirance pour les athlètes bien huilés à l’embrocation, mais l’écrivain français dont le nom restera attaché au Tour de France était, bien entendu, Antoine Blondin dont le regard empreint d’une tendre ironie, l’allure nonchalante de Tintin reporter, les calembours alternativement exquis et atroces ainsi que le goût légendaire pour ce qu’il appelait « les verres de contact » (forme suprême des relations publiques) en avaient fait un des personnages emblématiques de la « Grande Boucle ».
Ces chroniques encadrées — je pourrais dire serties — dans les pages de l’Équipe consacrées au Tour de France m’apparaissaient comme autant d’exercices de style inégalables, dont l’élégance le disputait à la cocasserie.
J’eus l’audace — certains diront l’effronterie — de proposer au rédacteur en chef du Soir de l’époque d’en rédiger d’analogues. Il eut l’intrépidité d’accepter un essai. Et de confirmer sa décision les années suivantes. D’où les six petits tours avant de m’en aller… courir d’autres criteriums journalistiques.
Rétrospectivement, cette expérience continue de me troubler.
Était-ce bien raisonnable d’imposer dans les pages sportives du Soir un article intitulé « Du côté de chez Proost », sorte de madeleine parfumée aux liniments (« Liniment : liquide onctueux à base d’huile et renfermant une substance médicamenteuse ») parce qu’un coureur flandrien de ce nom avait gagné une étape ?
Ou, mieux encore, de dicter un texte baptisé « La Bonification » sous prétexte que l’école littéraire dite du « Nouveau Roman » célébrait cette année-là un livre de Michel Butor intitulé la Modification ? Je précise que mon propos, dans ce cas, était de décrire en quatre-vingts lignes les derniers cinq centimètres de l’étape du jour, le moment où les premiers pneus du peloton écrasent la ligne blanche !
L’audace nécessaire pour déconcerter tout autant les passionnés du vélo que les amateurs du Nouveau Roman (de l’équipe Lindon-Minuit, entraîneur Alain Robbe-Grillet), je l’entretenais en me piquant non aux amphétamines mais au pastis, comme la bande à Blondin le recommandait.
Car l’auteur de Monsieur Jadis adorait entraîner sur la route ses amis écrivains, notamment ceux regroupés sous l’appellation de « hussards ». Et il advenait que la pêche soit bonne : Michel Déon, Jacques Laurent, Kleber Haedens, d’autres encore, gratifiaient alors l’Équipe de quelque chronique. Sans doute en raison du constat d’Antoine : « L’exercice de la bicyclette est une activité où toutes les fonctions naturelles, hormis celles de la reproduction, sont appelées à jouer un rôle. » Et de sa recommandation : « Il ne faut jamais oublier qu’on écrit avec un dictionnaire et une corbeille à papier. Et tout le reste n’est que litres et ratures ! »
Toujours est-il que l’auteur de Monsieur Jadis avait ses rites dont jamais il ne dérogeait. Dans le Sud-Ouest, on quittait le peloton pour aller manger l’inégalable omelette aux cèpes de Mme Kleber Haedens. Et lorsque le Tour faisait escale pas trop loin de Charleroi, on n’oubliait jamais d’aller embrasser Pol Vandrome, le hussard de l’étape.
Après quoi, on rejoignait le sillage du peloton. Blondin, attendri, considérait avec tendresse tous ces arrière-trains revêtus de cuissards qui montaient et redescendaient en danseuse. Et notait scrupuleusement sur son petit carnet une sentence définitive « le cul est la chose au monde la mieux partagée » !
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L’autre parrain littéraire des Tours de France d’antan était Roland Barthes, dont la double qualité de sémiologue et de philologue, ainsi que le rôle joué dans le structuralisme (qui faisait fureur à l’époque), devait l’amener à pénétrer dans les pelotons cyclistes pour en décrire les arcanes.
Ce qui l’amena à écrire un petit livre éblouissant (1), véritable bible d’une génération — la mienne — soucieuse de décrypter les mythes de la société dans laquelle elle évoluait.
Sous son scalpel apparaissaient les véritables articulations des rhétoriques et des représentations qui nous permettaient d’appréhender un monde dans lequel se bousculaient pêle-mêle l’abbé Pierre et Pierre Poujade, le vin et le lait, les photos du studio Harcourt, le cerveau d’Einstein et la littérature selon Minou Drouet, le bifteck et les frites, etc. Sans oublier — nous y voici ! — « Le Tour de France comme épopée ».
Pour faire court, disons que Barthes dévoilait l’image que le peuple innombrable des suiveurs et des spectateurs se faisait de l’épreuve, laquelle n’avait souvent que d’improbables et équivoques rapports avec la réalité.
Le canevas était d’une simplicité biblique. De quoi s’agissait-il ? D’une compagnie de cyclistes parcourant une distance donnée, certains un peu plus vite que d’autres. Car à l’arrivée les écarts restaient médiocres, quelques minutes, voire quelques secondes à peine. La belle affaire, en vérité !
Sauf que sur cette page vierge s’imprimait, au fil des années, une manière d’épopée, un imaginaire fabuleux, un récit presque totalement forgé ex nihilo, mi-partie par les journalistes suiveurs, mi-partie par leurs lecteurs.
Cette saga réunissait des protagonistes fortement contrastés (on a vu plus haut ce qu’incarnaient sociologiquement les jumeaux antagonistes Anquetil et Poulidor) mais aussi des seconds couteaux nettement typés : l’élégant Hugo Koblet qui ne roulait jamais sans un peigne dans sa musette, le hâbleur Hassenforder qui prétendait « avoir un Bobet dans chaque jambe » ou encore le légendaire Abdelkader Zaaf qui, ayant trop biberonné au gros rouge lors d’une étape de grand soleil, trébucha, s’étala et… repartit allégrement dans l’autre sens, vers la ligne du départ !
Ceux-là et nombre de leurs camarades, observait Barthes « se lisaient comme les signes algébriques de la valeur, de la loyauté, de la traîtrise et du stoïcisme ». Sans cesse ils confirmaient leurs emplois : le dévoué, le taciturne, le félon, l’obstiné, le fantasque. Celui-ci était angélique (Charly Gaul) mais mutique et le resterait tout au long de ses envols. Cet autre (Raphaël Géminiani) bouillant comme Achille, ce qui permettait de lui attribuer des harangues et des défis verbaux et verbeux dignes de l’antique. Ce troisième (Nello Lauredi) avait la fâcheuse habitude de « sucer les roues », ce qui donnait à ses confrères des aigreurs d’estomac.
La fatalité de leur sort s’incarnait dans les actes maléfiques de « l’homme au marteau » (celui qui infligeait les défaillances) ou de « la sorcière aux dents vertes » (celle qui fomentait les coups du sort).
Notons que dans la répartition des rôles, l’époque transpirait : c’est sans ambages que l’on traitait de domestiques les porte-bidons des vedettes. Et que l’on se plaisait à vanter leur admirable abnégation quand, dans une génuflexion, ils offraient leur roue au leader admiré.
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Toutes ces péripéties et ces menues tragicomédies d’autant plus lisibles pour tout un chacun que les codes nécessaires pour les goûter restaient immuables, se déroulaient dans des décors à la fois admirables et signifiants.
Admirables puisqu’il s’agissait de la France. Il me semblait — il me semble encore — qu’on n’a jamais fini d’en faire le Tour, de cette France aux multiples splendeurs :
Je te salue ma France
aux yeux de tourterelle,
jamais trop mon tourment,
mon amour jamais trop
Aragon
Chaque année, dès que le parcours avait été fixé, on s’enchantait à l’avance des étapes promises, le doigt glissant sur la carte de l’hexagone. Les étapes maritimes, comme l’inégalable Bretagne bretonnante avec ses bocages et son pays d’Armor qui s’enfonce dans la mer et qui sent le muscadet et le homard bleu. Ou les montagneuses, Alpes et Pyrénées, belles rivales qui se haussent du col puisque c’est vers leurs sommets qu’avaient lieu les affrontements les plus rudes. Ou encore ce Pays Basque dans lequel l’Espagne pousse un peu sa corne comme les Espagnols qui y viennent crier « Olé ! » à leurs champions. Je m’arrête. Je n’en finirais pas.
Mais ils sont aussi signifiants, ces paysages, quand ils imposent soit la grâce d’une échappée belle dans une douceur évidemment angevine, soit la douleur quand la pente, sèche et pierreuse, est celle de Peyresourde, d’Aspin ou du Tourmalet, du Galibier ou du Puy-de-Dôme.
« Il est une onomastique, écrit Barthes, qui nous dit à elle seule que le Tour est une grande épopée. » L’onomastique, c’est la science des noms propres, notamment le nom des lieux. Et il est vrai qu’énumérer simplement les noms de quelques cols fameux parmi tant d’autres nous fait déjà frémir.
Roland Barthes, qui écrit Mythologies au début des années 1950, en isole un qui le tétanise :
« L’étape qui subit la personnification la plus forte, c’est l’étape du mont Ventoux. Les grands cols, alpins ou pyrénéens, pour durs qu’ils soient, restent malgré tout des passages, ils sont sentis comme des objets à traverser ; le col est trou, il accède difficilement à la personne ; le Ventoux, lui, a la plénitude du mont, c’est un Dieu du Mal auquel il faut sacrifier. Véritable Moloch, despote des cyclistes, il ne pardonne jamais aux faibles, se fait payer un tribut injuste de souffrances. Physiquement, le Ventoux est affreux : chauve (atteint de séborrhée sèche, dit l’Équipe), il est l’esprit même du sec ; son climat absolu en fait un terrain damné, un lieu d’épreuve pour le héros, quelque chose comme un enfer […] Le Tour, lui aussi, frôle en plusieurs points le monde inhumain : sur le Ventoux on a déjà quitté la planète Terre, on voisine là avec des astres inconnus. »
Ce fut le 13 juillet 1967, dans la troisième étape Marseille-Carpentras, que Tom Simpson s’affaissa dans l’ascension du mont Ventoux. Il resta quarante minutes allongé dans la caillasse. Il mourut dans l’hélicoptère qui l’emmenait vers l’hôpital d’Avignon.
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Roger Rivière, lui, n’est pas mort sur la route. Il survécut seize ans à l’horrible cabriole qu’il fit, dans le col du Perjuret (Massif central), après que sa roue avant eut heurté un bloc de ciment. Dix mètres de chute, deux fractures de la colonne vertébrale et la moelle épinière écrasée. Et seize ans d’invalidité à quatre-vingts pour cent avant qu’il ne meure d’un cancer.
Peut-être est-il à peu près oublié aujourd’hui, Roger Rivière ?
Moi je ne l’oublie pas. Le drame s’est joué dans le Tour de 1960, le premier que je suivais. Et ce Roger Rivière, de l’avis général, il allait le gagner le Tour 1960. Il en était le favori, car il était patent qu’il deviendrait un très grand parmi les très grands, les Coppi, les Anquetil, les Merckx… Dans le col de Perjuret il y a un mémorial Roger Rivière.
On y voit un corps cassé, une main sur le guidon brisé d’un vélo dont la roue arrière donne l’impression de tourner encore. Indéfiniment.
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À l’évidence on ne demande pas aux journalistes-suiveurs d’assumer aujourd’hui la même fonction que jadis, lorsque les contours de l’épopée et le profil des héros devaient naître de leur lyrisme, surgir de leur créativité et participer, selon des conventions, à la fabrication de mythologies.
Et cela tout simplement parce que la profusion d’images offertes par la télévision dans ses retransmissions intégrales des étapes tue l’imaginaire et stérilise les divagations.
Jadis, il me semble que l’on exigeait de l’amateur de cyclisme une collaboration inconsciente dans l’élaboration des scénarios et le déroulé des péripéties comme dans l’évolution des caractères.
Aujourd’hui on lui montre tout pendant des heures, on ne lui passe rien. Il n’est plus coauteur mais observateur passif. Et cette implacable vérification machinale l’engourdit souvent plutôt que de le stimuler.
Le voici donc privé d’affabulations. De légendes des cycles qui transforment le récit en chanson de geste. Des délicieux mensonges de cette fiction dont je m’obstine à penser qu’elle est infiniment plus stimulante que la réalité.
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En ce temps-là il me semble me souvenir que, penché sur mon Olivetti portative dans les vastes salles de presse crépitantes, il m’est arrivé d’aller jusqu’à prétendre que le Tour de France n’existait pas !
La preuve ? Pendant les premières étapes, je m’étais limité à constater que « le Tour n’était pas encore commencé ». Et puis soudain, en raison de je ne sais quel coup de théâtre voilà que j’écrivais « le Tour est joué, le Tour est fini ».
Mais alors, quand donc avait-il eu lieu ? Dans quel interstice de temps vécu s’était-il glissé ?
Peu importait, après tout. Ce qui m’apparaissait était que ces Tours de France, incontestables ou factices, je les avais à la fois vécus et inventés.
Et que je ne les oublierai pas.
1 Mythologies, Seuil, « Point Essais », 247 pages.