Le soir du 3 février, nous atterrissons à Zaventem, encore émerveillés par la vue panoramique, féérique à cette heure nocturne, de la ville qui accueillit Victor Hugo.

Moi qui n’arrivais pas – et n’arrive toujours pas – à quitter l’Inde, à en revenir (nous y avons passé un mois), je n’en revenais pas de contempler, par le hublot, les rivières de diamants orange et blancs des routes immobiles et des phares mobiles sillonnant le velours noir où sommeillent, comme en une mer suspendue, les rêves des habitants.

Le lendemain, je téléphone à « Marginales ». Quel est le sujet du  prochain numéro ?

Victor Hugo, c’est… moi.

Aurai-je le temps et la disponibilité d’esprit, celui-ci interpellé par la notion brahmanique d’« illusion », de donner une forme passagère à ce que je perçois, à ce qui se perçoit… en Soi ?

L’ombre rassurante, qui n’est pas illusoire, de Victor Hugo se profile, glisse sur mon front, traverse mon troisième œil. Me confirme le changement des formes, cette « impermanence » qui me parla dès mon adolescence. Ronsard.

Comme, voici une vingtaine d’années, me toucha une pensée développée dans « Notre-Dame de Paris »… Pensée qui, depuis, ne cesse de germer en la mienne…

« Le grand poème, le grand édifice, le grand œuvre de l’humanité ne se bâtira plus, il s’imprimera »…*

Or, il se fait que depuis plus d’un lustre, je mélange les temps. Retours, rebours. Si, imprimée, « la pensée est plus impérissable que jamais », car « volatile »*, bâtie en pierres d’architecture, celles-ci effondrées ou détruites, elle me semblerait dès lors demeurer tout autant dans sa subtile, invisible, élaboration.

Je ne sais pas si, irrémédiablement, « le livre (a tué) l’édifice »*, si « l’imprimerie (a tué) l’architecture »*

« Le livre de pierre, si solide et si durable » a-t-il fait « place au livre de papier, plus solide et durable encore »?

« Qu’on ne s’y trompe pas, l’architecture est morte, morte sans retour, tuée par le livre imprimé, tuée parce qu’elle dure moins, tuée parce qu’elle coûte plus cher »*.

Que dirait Victor Hugo du coût du livre actuel ? L’imprimerie sera-t-elle « tuée » à son tour ? Par plus « volatile » qu’elle ? Internet ? Et après ? Reviendrons-nous à la pierre, à la bonne montagne, patiente et docile sous la volonté créatrice des artistes ?

Création. Destruction. Recréation.

La trinité hindoue se compose de la Création, de la Protection, de la Destruction.

Et le Destructeur se compose à son tour de ces trois… dirais-je : cycliques étapes ?

En Inde, les sculptures et architectures brisées par des iconoclastes, la danse royale demeure – « Nataraja » – au-dedans d’un cercle. Énergie et Équilibre.

En Inde, encore, un enfant très pauvre a glissé sa main confiante dans la mienne, nous avons ainsi cheminé un moment. « Lorsque l’enfant paraît », le cercle du monde s’agrandit. Amour.

Enfance, huitième Art, éternel.

Victor Hugo, sensible aux cathédrales et à Cosette.

« Nos lectrices nous pardonneront de nous arrêter un moment pour chercher quelle pouvait être la pensée qui… etc » *. Est-ce à dire que le cœur « féminin » chemine avec l’histoire douloureuse des humains, et que la pensée « masculine » s’arrête pour chercher ?

Pour Paul Valéry, une Idée n’est jamais fixe. Et celle de Victor Hugo, tel un fleuve impétueux, déferle sans toujours emporter quelques préjugés trop ancrés sur les femmes. Nul n’est parfait.

Ma primaire réaction, en relisant cette première phrase du chapitre « Ceci tuera cela » (« Le livre tuera l’édifice »), fut d’agacement.

Puis me radoucit l’idée que, peut-être, Victor Hugo, avec une touchante délicatesse, n’avait pas voulu associer les femmes, lectrices, au verbe assassin de son titre.

« Androgyne », le génie aurait-il nuancé le verbe ? De toute façon, le fleuve de sa pensée mène à une aimante mer, intemporelle, si bouleversante que devant elle Victor avoue : « Ici nous renonçons à peindre »*

N. B. : Que les spécialistes me pardonnent si je me suis exprimée « jusqu’ici d’une façon nécessairement incomplète et tronquée»*

* «Notre-Dame de Paris»

Partager