Lyrisme et rigueur chez Hugo

Georges Thinès,

Les étiquettes commodes ne sont pas toujours mensongères : le dix-huitième siècle de Voltaire, le dix-neuvième siècle de Victor Hugo ?

À côté du premier, on citera à un titre égal, voire supérieur, sous certains aspects : Diderot, d’Alembert, Montesquieu ; et à côté du second, Lamartine sans doute, Vigny et Musset pour compléter le quatuor traditionnel du romantisme français. Mais qui ne déclarerait pas sans exagération que le dix-neuvième siècle est le siècle de Musset ? La célébrité n’est pas ici en cause, c’est plutôt l’envergure qui s’impose au jugement et celle-ci relève d’une pluralité de facteurs difficiles à démêler et dont certains, paradoxalement, sont voués à l’obscurité. La sûreté du style de Hugo, soit. Mais celle, non moins remarquable, du style de Nerval ? La maîtrise du vers, certes, mais est-elle moindre dans Jocelyn que dans les Feuilles d’Automnel J’en arrive à supposer chez Hugo un élément particulier d’aisance de l’expression que plus d’un qualifierait volontiers de facilité. Hugo se lit avec facilité, il entraîne son lecteur, il l’emporte, mieux, il le contraint par la justesse du mot plus souvent, reconnaissons-le, que par la justesse de l’idée. À quoi faut-il attribuer cet étonnant pouvoir et celui-ci est-il payé par un sacrifice trop grand à l’ordre des concepts ? La réponse ne saurait être univoque. Elle exigerait un examen des genres pratiqués par l’écrivain, elle oblige également à envisager le contexte socio-politique de l’époque et à jeter un regard au-delà des frontières de la France, si centrale que soit cette dernière dans la vision de Hugo.

Je ne saurais prétendre couvrir un tel programme dans une note brève. Je tenterai simplement de dégager quelques caractéristiques saillantes de l’œuvre, certains traits qui signent l’œuvre et lui confèrent ce ton singulier fait à la fois de force et de sensibilité. Quel que soit le thème qu’il aborde, Hugo est avant tout un grand lyrique. Les thèmes sont multiples et répétitifs, ils vont de l’enfance à la politique en passant par la femme, la mère, l’amour, la gloire militaire, la misère, etc., etc. Nanti d’une information historique toujours précise (et habilement complétée si elle s’avère lacunaire), Hugo n’hésite pas devant les rapprochements les plus inattendus :

Ils fuyaient ; le désert dévorait le cortège

On pouvait, à des plis qui soulevaient la neige

Voir que des régiments s’étaient endormis là.

Ô chutes d’Annibal ! Lendemains d’Attila !

Fuyards, blessés, mourants, caissons, brancards, civières

On s’écrasait aux ponts pour passer les rivières

Etc.

Cette évocation de la retraite de Russie qui figure dans les Châtiments met en regard des scènes que séparent des siècles. Mais l’effet est atteint ; la retraite désastreuse se trouve parée d’une indubitable grandeur du fait qu’elle devient symétrique de la défaite d’Annibal avec Attila pour centre. La manipulation hardie de la donnée historique la fait sortir de la banalité, celle où elle serait enlisée dans le présent de la défaite, dans une actualité qu’intéresse le correspondant de guerre mais qui ne peut requérir le témoin lointain qu’est le lecteur qu’à travers l’orchestration du lyrisme. C’est à ce prix que le concret, le banal, l’occasionnel peuvent voisiner avec la terrible énormité de l’événement : les soldats se pressent aux ponts en désordre, mais sous un ciel montrant « le désert (qui) dévorait le cortège », etc. On pourrait citer des dizaines de strophes de la Légende des Siècles où le procédé est appliqué avec succès. L’étonnant, c’est que dans tous les cas, la grandeur y gagne. L’envol poétique agit avec une telle puissance que l’humilité du détail et l’emploi d’un vocabulaire utilitaire et même plat passent pratiquement inaperçus. L’envers de la médaille, c’est le risque de la démesure avec ses deux corollaires : l’enflure et le grotesque.

Mais avant d’en arriver aux grands mots, parlons de sonorité. Tout dans Hugo ne répond pas à ce modèle, nombre de pièces intimes reposent sur une effusion simple, parfois à la limite de la sensiblerie, mais toujours marquées par un étonnant équilibre entre l’émotion naïve et l’expression fortement structurée. Pour y atteindre, Hugo ne recourt pas aux procédés classiques de l’ornement répétitif et du délayage métaphorique. Or la métaphore est chez lui omniprésente et souvent d’une audace d’association peu commune. Quel est le secret qui permet au poète de donner figure à la grandeur, voire à l’énormité sans verser dans la caricature et le mauvais goût ? L’effet de grandeur et de sonorité qui donne à la prosodie hugolienne cette force de conviction et sa richesse d’images est simplement obtenu par la justesse du mot et son placement très rigoureusement calculé à l’intérieur du vers. La sonorité ne consent ici à aucune redondance superflue. L’alexandrin de Hugo est un vers dont la métrique, invariable pour celui qui compte, est un vers toujours nouveau pour celui qui lit ou qui récite ; de cette façon, les choses les plus démesurées, les plus fantastiques, peuvent être exprimées dans une langue dénuée de recherche où les mots courants deviennent sonores par position et non par nature, pour reprendre une distinction classique de la prosodie latine. Rien de plus instructif sous ce rapport que l’extraordinaire prologue de la Légende des Siècles :

J’eus un rêve : le mur des siècles m’apparut,

C’était de la chair vive avec du granit brut

Une immobilité faite d’inquiétude

Un édifice ayant un bruit de multitude

Des trous noirs étoilés par de farouches yeux

Des évolutions de groupes monstrueux

De vastes bas-reliefs, des fresques colossales,

Etc., etc.

J’eus un rêve : la formule est ordinaire, c’est celle d’une constatation, sans plus. Mais les huit pieds qui la suivent donnent à ces accords liminaires une soudaine envergure : ce qui a été vu en rêve, c’est le mur des siècles. Non pas le tableau des siècles, ni la durée des siècles, mais un mur, une chose solide qui, loin d’ouvrir la route des temps, se dresse devant elle et la barre. Aucune éloquence dans ce premier vers, aucune aubade dans la nuit des temps, aucun effet oratoire. Ce mur est le monument séculaire sur lequel ne figure aucune inscription ; ce n’est ni un arc de triomphe ni une colonne trajane : c’est l’obstacle absolu. Le ton du prologue est donné ; il s’apparente aux premiers accords de l’ouverture d’Egmont de Beethoven. Là aussi, c’est l’obstacle qui définit l’entrée, le départ de l’impossible, le prélude de la mort. Cet effet de grandeur tragique, qui se maintient sur les quelque 250 vers du prologue, Hugo l’obtient grâce à son étonnante maîtrise du vers et de l’alexandrin en particulier. Le prologue s’ouvre sur une constatation banale et celle-ci se développe en une vision qui ne demande au vocabulaire aucune enflure et à la phrase aucun effet oratoire, aucune recherche, aucune amplification. Le mot et le mot seul est ici porteur de toute la force de la périphrase et de la métaphore travaillée. Or, la faiblesse de la périphrase est d’introduire une amplification analytique au sein de l’image et de masquer de la sorte le pouvoir propre de l’image relie que le mot l’exprime. Chez Hugo, le mot propre est souverain et tient lieu de la phrase, ce qui permet d’inclure dans le vers une puissance d’image exceptionnelle. C’est là, du reste, l’origine de tous les malentendus concernant le caractère déclamatoire trop souvent reproché à la poésie hugolienne : faute de percevoir l’insolite capacité d’image contenue dans un seul mot, le lecteur superficiel y substitue intérieurement le développement que le mot évoque – et dont il est porteur de façon implicite par la vertu de son exactitude de position dans le vers. Ainsi, dans les deux vers du prologue qui suivent le vers initial, le resserrement de la signification est particulièrement visible :

C’était de la chair vive avec du granit brut La chair vive : tout le vivant, toute la réalité charnelle périssable de la condition humaine ; le granit brut : toute la force muette de la réalité naturelle, immuable et menaçante.

Une immobilité faite d’inquiétude

Le caractère statique de la nature inanimée, rendue par granit est complété ici de l’idée de l’immobilité, de l’impossibilité de mouvement de la nature inanimée – et c’est cette expression de mort monumentale qui crée l’inquiétude, l’anxiété face au colosse muet (il sera question au vers 7 de fresques colossales).

Le vers suivant agit en écho :

Un édifice ayant un bruit de multitude De même que l’immobilité engendre l’inquiétude, Y édifice évoque la multitude : dans les deux vers, l’image concrète, matérielle (qui de granit à édifice passe du naturel à l’artificiel, de la pierre géologique à la pierre architecturale) aboutit à une vision conceptuelle : l’inquiétude qualifie la réalité de la pierre et la rumeur d’une foule qualifie l’édifice construit par l’homme. Il est clair que, pour obtenir cet effet de grandeur et de puissance, Hugo s’en remet au seul mot et évite la périphrase. Somme toute, la puissance de Hugo, c’est sa rigueur, sa science du mot propre, lequel est toujours chez lui le mot juste. Ce fait essentiel de la poésie de Hugo échappe au lecteur superficiel ; celui-ci, sensible malgré tout à la force du texte, invente alors une idéologie de la poésie pour s’apaiser et parle de gonflement et d’outrance. Or, c’est dans ce lecteur sans qualité qu’est l’outrance et celle-ci est, paradoxalement, le fruit de son insuffisance. Cependant, si la puissance du mot suffit à établir dans sa légitimité poétique la rhétorique hugolienne, elle comporte aussi le risque de qualifier avec simplicité et justesse des réalités peu dignes d’attention. Ainsi, le Hugo qui nous conquiert par sa vision d’envergure de l’Histoire et du drame humain nous irrite ou nous fait rire quand il met son génie de composition au service de querelles vaines et de rivalités futiles. On lit dans les Contemplations (écrites en exil en 1856, trois ans avant la première série de la Légende) trois vers qui résument sa poétique intime :

Oui, mon vers croit pouvoir sans se mésallier,

Prendre à la prose un peu de son air familier

André, c’est vrai, je ris quelquefois sur la lyre

(À André Chénier)

Son vers peut, nous l’avons vu, manifester une exceptionnelle force expressive, en utilisant sans se mésallier, des mots justes dénués de recherche. Quelques pages plus loin dans sa Réponse à un acte d’accusation, le mot reste toujours juste, mais l’effet est grotesque (peut-être ce comique grinçant a-t-il été voulu, puisque Hugo reconnaît qu’il rit quelquefois sur la lyre !). Le passage est célèbre :

Je fis souffler un vent révolutionnaire

Je mis un bonnet rouge au vieux dictionnaire

Plus de mot sénateur ! Plus de mot roturier !

Je fis une tempête au fond de l’encrier,

Et je mêlai parmi les ombres débordées

Au peuple noir des mots l’essaim blanc des idées

Et je dis : Pas de mot où l’idée au vol pur

Ne puisse se poser toute humide d’azur !

Discours affreux !Syllepse, hypallage, litote

Frémirent ; je montai sur la borne Aristote

Et déclarai les mots égaux, libres majeurs

Etc.

Exagération ? Non. Le soliste met ici sa technique éprouvée au service d’une mauvaise musique. La poésie ne sert aucune cause. C’est malheureusement ce qu’elle fait dans cette hypertrophique Réponse. Énormité pour énormité, préférons Ubu à un Hugo qui s’ubifie. Aucune cause, disions-nous. Hugo, nous le savons, a défendu les causes les plus incompatibles, empire, royauté, église, pouvoir, misère, etc. et toujours avec un génie de composition qui va de la vision la plus austère à la verve la plus creuse. On aurait dit en d’autres temps : si le fond est parfois discutable, la forme est toujours parfaite. Mais nous avons dépassé ce manichéisme. La question est plutôt de savoir à partir de quel moment la rhétorique dégénère. Je crois qu’elle le peut par la voie du nanisme autant que par celle du gigantisme. Jean Paulhan a dénoncé, dans les Fleurs de Tarbes, la terreur en littérature, celle qui refuse toute fleur de langage et proscrit (en vertu de quel pouvoir, de quelle police de la langue ?) tout ornement plaqué sur le langage courant. « Cela dit, écrit-il, il se peut qu’il me soit arrivé d’exagérer. Somme toute, la rhétorique n’a jamais cessé d’exister – puisqu’aussi bien la Terreur n’a jamais cessé de la condamner. Et si les formes délicates ont disparu avec la syllepse et l’hypallage, ni lieu commun, ni sujet ou composition ne nous sont des mots vides de sens. Plutôt dirait-on que la Terreur, ici encore, agit à la façon d’une névrose – qui permet certes au malade d’être bon époux ou bon citoyen, mais non sans quelque manque profond… et la Terreur non plus n’empêche pas les vers réguliers ou le bonheur des contes. Elle ne met tout à fait obstacle ni à la joie ni à la grandeur. Simplement, elle donne à ses victimes quelque mauvaise conscience et cette crainte d’être dupe qui fait les dupes. Mais nous voilà délivré » . Hugo s’était délivré de toutes les contraintes capables d’empêcher l’épanouissement de son génie poétique. La dégénérescence s’installe, je crois, lorsqu’intervient la dissociation de l’évocation et du concept, lorsque la poésie (ou ce que l’on qualifie de tel) devient pure romance sentimentale ou pure description objective ; la première tend vers la restriction, la seconde aboutit à une démesure qui dissimule mal une prose – un prosaïsme – latents. Il ne subsiste alors qu’une pseudo-prosodie qui se réduit à une simple métrique (pourquoi, dans ce cas, aller à la ligne, demandait, je crois, André Gide ?). C’est qu’en poésie, le mot est, à lui seul, générateur de concept, évocateur de soi, si l’on préfère. Toute dérogation à cette essence du poétique mène à la chansonnette ou à la sentence. Il est arrivé à Hugo de dériver vers l’une et vers l’autre, et plus souvent vers la seconde que vers la première. Sa maîtrise du vers tient, je l’ai souligné, au mot – et non à la prosodie, laquelle est, chez lui, maîtrisée de longue date, native et en tout cas présupposée. J’ajouterai : inévitable s’il est question d’expression poétique de quelque façon. Ainsi donc, gigantisme parfois, nanisme jamais parce que, chez lui, la prosodie est toujours sauve. Mais, objectera-t-on, si c’est le mot qui est décisif, comment exclure le mot isolé ? Parce que le mot agit ici avant tout par sa position dans le vers. Seul, le mot n’a plus de place assignable et donc plus de valeur poétique. On lit dans les Années funestes :

Ils ne refusent rien au maître et, s’il désire

Un liseron

Et

D’être un fourbe, un escroc, un gueux, un drôle, un lâche,

Un empereur

Supprimez l’alexandrin (déjà médiocre dans le second cas, par l’effet d’isolement de l’énumération), il ne restera qu’un liseron, et un empereur, isolés, comiques, inutiles, admirables aux yeux des minimalistes. Le nanisme minimaliste contemporain est l’effet dégénératif inverse du gigantisme qui guette parfois Hugo.

On peut redouter un géant. On ne peut redouter un nain. On admirera toujours un maître : Hugo.

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