Le meunier, son fils et l’Art

Chantal Boedts,

Un meunier hollandais, sentant sa fin prochaine, fit venir ses huit enfants, leur parla sans détour.

— Vous ne pourrez pas tous vivre de notre pauvre ferme, le cours du malt hélas a bien chuté, et les florins se font rares.

— Toi, dit-il à l’aîné, tu reprendras la meule et le moulin à malt, c’est patrimoine de famille, tâche de transmettre notre art de la bière à tes enfants.

— Quant à toi, mon second, après tes bonnes études à l’École latine de notre roi Guillaume d’Orange, il serait bon que tu deviennes pasteur et que tu maries tes quatre sœurs.

— Troisième fils, je connais ta faiblesse pour les beaux habits : au sein de notre bonne ville de Leyde, je te conseille d’entrer dans l’usine des drapiers, avec du travail et un peu de talent tâche de te tailler une place et de rentrer dans la guilde pour me faire honneur.

Le dernier fils donna un coup de pied dans le lit du meunier mourant.

— Et moi ! Que ferais-je sans maison, sans appui de l’église, mariage avantageux et flamboyants habits ?

— Mon dernier fils, toi qui nous croques le portrait derrière le dos au lieu d’étudier, je te demande de nous peindre, nous tous ici, ta mère, tes sœurs, tes frères et notre misère ! Mon dernier fils, le Seigneur lui-même t’a donné l’Art !

Là-dessus le meunier rendit son âme au Seigneur.

Le dernier fils sans attendre l’enterrement du père prit la route d’Amsterdam avec ses sabots de bois et sa palette en acacia. En chemin il croisa une immense femme Troll, un gros sac en toile serré dans la main droite. Elle portait sa tête sous le bras. Intéressant se dit-il, voilà une figure originale.

— Femme ! lui cria-t-il la palette en porte-voix. Tua une bien étrange anatomie, ne bouge pas, je vais te croquer.

La femme Troll tourna des yeux malicieux sous son bras.

— Tu ne peux me croquer mon brave, je suis déjà peinte par un Espagnol qui vit à Paris au XXe siècle, ses tableaux sont les plus chers du monde.

— Rotte haring ! s’exclama le fils du meunier qui s’appelait Rembrandt, et vivait au XVIIe siècle. Comment s’appelle ce don Quichotte dont le moulin perd le nord ?

— Picasso.

La femme Troll se mit à déballer son gros sac en toile par terre.

— Qu’est-ce que ces femmes la tronche en biais avec des seins carrés ? dit le fils du meunier en s’approchant curieux de la toile étalée par la femme Troll.

— Ceci n’est pas un tableau !

La femme Troll installa son énorme postérieur sur la toile étalée. Elle siffla un grand coup et la toile se souleva, emmenant dans les airs la femme Troll sous les yeux éberlués du fils du meunier.

Celui-ci, dépité, entra dans une auberge pour tenter de calmer son émotion et sa faim tenace.

La femme de l’aubergiste était en train de verser du lait dans un bol, elle était bien faite, avec une cornette blanche, un tablier d’un bleu céleste, des perles en goutte rehaussaient sa carnation délicate.

Le fils du meunier, qui n’était guère joli garçon mais assez porté sur la galanterie, se mit à lui tourner le compliment.

— Femme, je remercie le destin qui m’accorde une aussi belle épouse !

Le lait s’arrêta de couler de la jarre au bol. La femme de l’aubergiste appela son mari qui s’empressa de chasser l’importun.

Sur le seuil de l’auberge, Rembrandt humilié vociféra :

— Elle ne sait pas ce qu’elle perd, grâce à ma peinture, sa beauté fascinerait des siècles et des siècles !

— Pauvre idiot, passe ton chemin, le grand peintre Vermeer est déjà passé dans notre auberge, ma femme n’a pas besoin de ton misérable coup de crayon.

L’aubergiste lui colla une grosse patate.

Le fils du meunier, tout endolori, s’en alla se refaire une figure au bord de la rivière.

Il mit ses pieds dans l’eau et, voyant son reflet dans le courant de l’onde pure, se mit à pleurer.

— Hélas, que ferais-je dans cette vie pitoyable, qui me donnera ma chance ?

Ses larmes coulaient dans la rivière et bientôt des nénuphars géants se mirent à éclore devant ses iris embués.

— Oh que c’est beau ! Moi qui n’ai jamais vu que des champs de tulipes, je vais peindre cette étendue de nymphéas.

La fée Clochette qui se mirait sur l’autre berge se mit à rire comme un grelot.

— Eh, jeune homme, quelle triste mine !

D’un coup de baguette magique elle fit disparaître les nénuphars et vint s’asseoir à côté de lui.

Le fils du meunier grognait intérieurement (pour une fois que j’étais inspiré par une nature morte, voilà qu’une sotte casse mon rêve).

— Blablabla… que fais-tu là ?

Il maugréa.

— Pourquoi tu as fait disparaître mes nénuphars ?

— Pas de reproches, tu es ennuyeux, laisse-moi jouer avec ma baguette, je fais ce qui me plaît. Les nénuphars c’est écœurant, juste bon pour les calendriers et les touristes japonais.

— Oui mais ça rapporte de l’argent. Je n’ai pas d’argent. J’ai faim, et aucune femme ne veut poser pour moi.

Il se remit à faire la tête.

La fée Clochette le regarda, perplexe.

— Tu n’es pas content ?

— Non, je suis en colère, mon père est mort et ne m’a laissé que l’Art en héritage, la belle affaire !

— Mais c’est génial, j’ai toujours rêvé d’être une artiste…

— Tu es vraiment stupide et sans cervelle, laisse-moi.

— Arrête de râler, si tu faisais mon portrait.

— Non.

Le fils du meunier poussa la fée clochette dans la rivière, mais la fée réapparut derrière lui en agitant sa baguette.

— Alors c’est moi qui vais te peindre, comme ça !

Le fils du meunier se transforma en officier à moustache avec un grand chapeau.

— Je continue, c’est drôle.

Le fils du meunier apparut en médecin se penchant sur un cadavre disséqué.

— Bon, là je te fais tout vieux avec un gros pif !

La fée clochette disparut dans un rire cruel.

Le fils du meunier resta seul sur la berge au soleil couchant, on raconte qu’il est arrivé à Amsterdam après avoir chapardé des pommes dans un verger et mis en fuite un renard qui tentait de voler des poules sous son nez.

Cette histoire est étrange sans doute, personne ne sait ce qu’il est devenu, une sorte de clair-obscur se dessine autour du personnage et je me souviens d’une phrase d’un certain Malraux que je recopiais sans comprendre dans mes cahiers d’écolière, l’Art est un anti-destin, l’Art est un anti-destin, l’Art est un anti-destin…

Partager