Comme si durant une petite heure elles avaient encore à poursuivre leur extraction des entrailles de la nuit, les collines sont bleues ici, en cette saison du moins, quand le jour se lève avec une sorte de paresse convalescente. J’aime cette étrange lumière d’aquarium baignant à l’aube tous ces épaulements boisés qui m’entourent et ces cuvettes céréalières où chaque matin je me plais à plonger un regard circulaire depuis la plus grande fenêtre de ma chambre.
Entre la Toscane et l’Ombrie, entre l’ancienne ville étrusque de Cortone et le lac Trasimène à peine plus au sud, je suis à Piazzano, un lieu de haute solitude réparatrice qui n’est même pas un hameau. C’est, au sommet d’une collinette, plantée comme il se doit d’oliviers centenaires et de cyprès pointus, un endroit particulièrement dégagé où l’on ne trouve en somme que quatre constructions : une église basse, à nef unique et pourvue d’un clocher extérieur ; un cimetière que délimite un muret carré s’élevant à la taille d’un adulte ; une maison spacieuse à deux étages, qui fut autrefois celle du chanoine, et enfin, beaucoup plus modeste celle-ci, une bâtisse idéale pour un célibataire ou un couple sans enfants, à vrai dire l’ancienne boulangerie où naguère, après la messe dominicale, la ciabatta se vendait aux nombreux journaliers des environs.
Mis à part le cimetière et l’église, l’ensemble appartient aujourd’hui à mon ami Uriel Brussac, un Bordelais dont les aïeux se sont enrichis sur le dos de la traite négrière et qui n’a jamais pu assumer ce legs avilissant. Du coup, loin de sa famille et surtout de son père, il est venu définitivement s’installer en Italie le jour où un miracle lui a permis de devenir propriétaire à Piazzano en dépensant une somme assez proche du ridicule. En fait, plutôt que de le promettre à la ruine, on avait choisi de confier à n’importe quel prix le vestige paroissial à un homme mûr et bricoleur qui, pour étranger qu’il fut, offrait au moins la garantie d’être un amoureux du site. Il en prit possession avec un projet précis : se constituer, dans une partie du presbytère désaffecté, un atelier où il restaurerait des meubles de patrimoine, et c’est là, depuis plusieurs années, une activité manuelle dont il vit correctement en raison du nombre de ses clients qui ne cesse d’augmenter.
Quoi qu’il en soit, Uriel n’est pas ici pour l’instant. Il sera même encore absent durant un bon mois. Ses affaires l’ont appelé dans deux ou trois provinces d’où il ramènera du mobilier à remettre en état. Et peu avant de partir, inquiet à l’idée d’abandonner Piazzano pour longtemps, il a dû se dire que son ami Cyril Jouvrault accepterait peut-être d’assurer la garde des lieux, à condition d’avoir en chantier un travail personnel, bien sûr, à l’avancement duquel une telle retraite apporterait certainement une appréciable contribution.
Uriel a toujours été un grand intuitif. J’ai sauté de joie quand sa proposition m’est arrivée par courrier électronique. De l’Opéra, où je suis accessoiriste artificier, je venais d’obtenir un long congé dont on me priait cependant de tirer un profit avant tout professionnel. J’avais à rassembler de nouveaux objets susceptibles de rehausser les décors d’un prochain plateau. Mon épouse m’a encouragé à ne pas rester indécis. Je pouvais sans la moindre hésitation me rendre en Italie, et même pour un long séjour. C’était là une chance que je n’avais pas le droit de repousser. De toute manière, avec nos deux enfants, elle me rejoindrait dès les tout premiers jours de l’été. Je retrouverai donc ma famille dans une petite trentaine de jours et j’avoue qu’une telle perspective m’aide à vivre le mieux du monde cette solitude assidue où je me trouve ici depuis plusieurs décades.
Quand je retrouverai les miens, je les remercierai sans compter mes cartouches de m’avoir ainsi permis de travailler loin d’eux, et plus fructueusement encore que je ne l’avais imaginé. Dès le début de mon séjour ici, je me suis mis à parcourir la région au volant d’une fourgonnette que mon ami Uriel avait prévu de me laisser sans se mettre lui-même dans l’embarras puisqu’il en possède deux. C’est avec ce véhicule qu’à l’issue de l’été nous rentrerons chez nous tous les quatre. Il sera bien entendu bourré des trouvailles que je me dois de ramener en Belgique, mais, sois-en sûre Serenella, la place n’y manquera pas pour nous-mêmes, nos enfants et nos bagages. Ah ! comme je serai gâté de pouvoir vous serrer dans mes bras tous les trois quand bientôt j’irai vous attendre sur le quai de la petite gare de Terontola, à quelques kilomètres d’ici, sois sans crainte, là même où moi j’ai débarqué du train en sachant que j’aurais à prendre un taxi pour me rendre sur les hauteurs quasi désolées de Piazzano.
Je n’ai donc pas perdu mon temps depuis les premières heures de ce que je n’aurais pas pu concevoir de toute manière comme une villégiature de tout repos. Je ne compte plus maintenant toutes les tournées d’inspection auxquelles je me suis appliqué. En discutant des prix, en prenant des notes, en photographiant parfois, j’en aurai découvert des marchés aux puces, des greniers suffocants, des braderies, des brocanteurs, des antiquaires. J’ai pu réaliser quelques très belles occasions qui feront parler d’elles. À l’Opéra, on sera content, me semble-t-il. J’ai dressé au fur et à mesure l’inventaire de tous les objets que la chance m’a permis d’acquérir. Il est impressionnant, mon amour. Tu as bien fait de m’encourager à vivre cette expérience italienne.
Certains soirs, je me serai surpris à méditer autour de notre fascination commune pour Amsterdam. Comme toi, je crois que j’aime ce labyrinthe urbain qui jamais n’emprisonne parce qu’il s’ouvre sur un infini de mouvements maritimes. Pendant près de vingt ans, rappelle-toi, Rembrandt y a vécu dans une maison cossue au début de la Jodenbreestraat : large façade s’élevant sur trois niveaux et couronnée d’un grand fronton triangulaire, hautes fenêtres à meneaux que peuvent barricader la nuit venue des volets rouges que l’on s’abstient toujours de rabattre entièrement contre le mur, de sorte qu’en journée, comme dans l’œuvre du maître, la lumière ne peut guère pénétrer qu’avec des ombres qui l’encadrent… Je me souviens qu’à l’intérieur de la volumineuse bâtisse on ne peut pas s’empêcher d’avoir presque immédiatement les épaules accablées par un poids de prospérité auquel il devient même à la longue impossible de se soustraire. Sans doute est-ce pour cela que le peintre lui-même se rendait au port chaque jour. Il lui fallait respirer. Il lui fallait surtout voir des bateaux partir, et d’autres encore se délivrer de leur cargaison de produits odorants, exotiques et souvent très peu familiers. Régulièrement, sur les quais portuaires, l’artiste se plaisait à conclure des achats quelquefois étranges : une armure orientale, un œuf d’autruche, une cornue d’alchimiste, un fennec empaillé, un perroquet du Pacifique, un moulin à prière, un coquillage improbable… Tout prenait alors place dans son grand atelier, sur des rayonnages de chêne ou contre des coffres à serrures tarabiscotées. C’était pour ses tableaux, des accessoires potentiels qui installeraient du clair dans l’obscur, du large dans l’intime, du lointain dans la proximité, du rêve dans le prosaïsme.
En 1656, l’homme se retrouva malheureusement désargenté. Sa maison fut vendue, avec ses biens, dorénavant dispersés. Deux ans plus tard, le long du Rozengracht, il sera contraint de se contenter d’un logement des plus modeste. Il y mourra une dizaine d’années plus tard. Y mourra-t-il vraiment ? Ne peut-on pas compter sur une forme de résurrection, peut-être la seule qui vaille, quand on a vécu pour faire naître une œuvre où sans discontinuer se mélangent le labyrinthe et l’océan ?
En examinant de près les tableaux de Rembrandt, quelques passionnés ont établi des catalogues d’objets, un peu comme moi-même je le fais ici, à Piazzano. Et grâce à cela les possessions du grand coloriste ont été retrouvées dans chacune des maisons où elles avaient abouti comme les membra disjecta d’un corps assassiné par les mauvais coups d’un sort aveugle. Tout cela sans compter que dans les toiles du peintre figurent également des morceaux de sa vaste demeure elle-même, avec ses meubles, ses dessins, ses matériaux, ses statues. On a donc pu restaurer tous les espaces où le marathonien de l’autoportrait s’était installé en 1639 au tout début de la Jodenbreestraat à Amsterdam. C’est en somme l’histoire d’un lieu revenu à la vie par les sortilèges d’une puissante épopée créatrice. N’aurait-on pas l’impression qu’il est possible, comme Mozart, de finir dans la fange d’une fosse commune, et d’en ressortir pourtant plus vivant que certains qui le commémorent en oubliant de pénétrer sa musique ?
Certains soirs encore, Serenella, il m’arrive ici, à Piazzano, de me requinquer avec toute l’énergie de Wolfgang en écoutant en particulier ses six préludes et fugues pour violon, alto et violoncelle. De ces courtes pièces, aucunement mondaines par ailleurs, chacune ne contient que deux mouvements. Le premier est tantôt un adagio, tantôt un largo, mais à tous les coups le deuxième est une fugue. Mozart nous a offert là une demi-douzaine de diptyques dont je ne puis plus me passer. Chaque fois je déambule d’abord dans un entrelacs de lignes sonores et ensuite, sitôt que démarre la fugue, l’ouverture se produit, l’infini me désenclave. On dirait la Belgique d’un côté (avec une lumière cependant qu’elle n’a pas) et de l’autre ce paysage à trois cent soixante degrés, comme ici, au sommet de cette collinette, entre la ville de Cortone et le lac Trasimène.