Mozart, Mozart, si tu savais…

Daniel Simon,

L’orage se calme d’un coup en faisant claquer un dernier souffle qui balaye les remparts. Des papiers volent en ahanant jusqu’aux premiers étages des maisons. Les rues expirent dans le soir des relents de poterie, un coulis de paix qui se laisserait flairer avant de s’évanouir dans le vent du désert.

Marrakech mord la poussière, comme un lutteur trop fatigué pour relever sa garde. La Médina est déserte, le bazar a tiré ses volets et des sacs-poubelles s’amoncellent en barricade à l’entrée.

Marrakech la frimeuse se repose.

De l’autre côté de la Place, la porte d’un snack s’ouvre d’un coup et l’homme sort en titubant légèrement comme s’il cherchait à réaccorder le rythme incertain de ses pas. Il grogne, ajuste sa gandoura d’un geste calme. Il crie maintenant que bientôt il reviendra et que ce sera sa dernière chance, à cette traînée, fille de pute, et toutes sortes d’injures qu’il lance en frappant des mains comme s’il battait déjà la mesure de sa vengeance. Insultes et roulements de gorge.

Fille de ta mère, que les serpents te prennent si tu n’es pas là ce soir à la minute près. Ultime crachat dans le vide de l’embrasure. Silence.

Samir ne sait plus que faire de cette petite, de cette enfant aux yeux clairs, de cette bonne aux pieds nus louée quelques centaines de dirhams par mois par ses parents, retournés dans l’oubli de l’Atlas. Ne sait plus comment traquer cette colère qui est en lui, la petite a un nom de printemps, un nom volé à la lumière, Hajiba, nom de promesse et de douceur unies, Hajiba, ce nom emprunté aux pèlerins de Dieu, mais c’est le venin qui l’habite, celui du double sens, de la foi calculée, du biais et du travers.

(Dieu tout-puissant, va falloir encore mentir, diront qu’ils ne savaient pas, qu’on n’avait pas le moindre soupçon de tout cela… Sont aveugles, se mentent et ça fait notre affaire, belles paroles, roulements de gorge, grandes vertus, scandales à chaque pas, et ce mot, respect, auquel personne ne croit et que chacun crache à tout va, pourra pas durer toujours cette fantasia de puanteur et de mensonges, mais, bon, chacun se nourrit de la bête, nous reste la gueule de l’emploi des miséricordieux, les salamalecs de l’amertume.)

Et de cet amour, il allait devoir enfin parler, de tout cet amour qui ne s’était pas envolé, il le voulait, se haïssait d’aimer cette petite, trop gracieuse, les mains fines, à peine abîmées par les travaux et l’acide, mais l’amour s’était lentement dissous dans toute cette graisse qui lui bardait le cœur et avait fait de lui, Samir, Inspecteur respecté et aimé de l’enseignement primaire, une forteresse de suif.

(Un jour il n’y aura plus de colère et le monde s’effondrera de contentement. Et nous serons perdus, Dieu tout-puissant, ce sera notre fin. Comment être si vieux alors que je suis né si jeune et que l’injustice alors m’était étrangère ? Quelquefois, ce n’est pas la nuit qui rend les corps lourds, c’est l’absence, le remords d’une faute à peine entrevue mais toujours présente, la solitude le plus souvent qui fait que ma vie tourne autour du corps d’une gamine illettrée. Mais je serai celui qui la conduira, celui qui la portera là où elle ne rêvait pas d’aller, celui qui sera son père et son fils, son ami, son bienfaiteur, son tuteur, son maître. Elle ne devra pas m’aimer, elle ne le saura pas, elle ne saura rien, elle n’aura que ma maison comme gîte et mes mains comme abri, elle sera l’amande perdue dans la pâte, le sucre dans le thé, la vertu dans l’obscène. Elle sera pure et je lui apprendrai à passer sa pureté au feu. Mais c’est moi qui soufflerai le chaud et le froid quand il me conviendra.)

La petite est rentrée, elle nettoie le sol, les murs et les fenêtres. Elle passe, et repasse où elle est déjà passée. Samir arrive, la voit, la tête dans le savon. Elle ne l’entend pas venir. Il regarde en silence, elle travaille comme une femme, il la paie au tarif d’une enfant sans avenir. Il se sent gourd, malhabile, il ne la voit pas comme un corps dans l’effort mais comme une fée perdue. Et son cœur est léger à l’idée du bien qu’il lui fait, qu’il lui fera bientôt. Sans lui, elle serait moins qu’un corps, de la chair de passage au hasard des ryads.

Rien dans la maison ne lui échappe, Madame qui s’ennuie, des enfants parfaits qui vont et viennent en passant sur son ombre, de l’argent qui se niche dans le plâtre et le stuc, des appareils modernes à musique et images, une cuisine enfin où elle est petites mains des désirs de Madame. Mais elle sait que cela durera le temps des plaisirs de Monsieur. Que sa victoire est courte, et amères les heures qui suivent la bataille. Elle connaît le destin des petites bonnes, des filles célibataires, des mères sans mari, elle connaît tous les noms que l’on donne aux enfants des montagnes descendus un beau jour d’un siècle dans un autre. Hajiba connaît cela sans en peser le prix. Elle attend quelque chose, mais quoi, elle n’en sait rien. Un peu de joie peut-être, un rien de temps à perdre, un souffle d’inutile qui lui caresse la joue… Elle rêve, elle marche en dehors de la ville, échappe aux puanteurs, aux vacarmes, à la fête ; elle ne sait où elle va, mais elle est déjà loin, la Ménara est là, les oliviers sont sales de la poussière du jour, des familles emballent leur pique-nique, des touristes se penchent au-dessus du bassin, des amoureux se croisent au hasard des sentiers, le soleil se perd dans les oranges mûres, elle ne connaît rien de plus beau que cet endroit de paix qui la prend un instant comme on saisit le vide entre deux doigts, pour rire, pour rien, pour se moquer de tout et se sentir ici.

(Et si la nuit ne faisait plus la différence entre les corps qui glissent lentement dans l’eau glacée du bassin enchanté, comme si elle ne voyait plus ces corps flotter avant de se dissoudre et n’entendait pas le cri aigu et bref des jeunes filles comme on entend un oiseau au loin contre le vent, comme si elle n’entendait pas ces cris glisser dans les gorges des jeunes filles oubliées sur les bords de la Ménara, et cette nuit, toujours, s’enfonce et se goinfre de la complicité des géants, de leur œil borgne, elle se gonfle de la vertu des sourds, elle piétine dans son étourdissement, elle éclabousse de son indifférence, elle s’encombre une fois encore du cri des jeunes filles percées des flèches des archers du sultan amoureux et déçu, les décolle lentement de leurs corps sombres et le sultan se lève, il regarde droit dans les yeux la blancheur qui cascade au loin, il regarde les cônes bleutés si proches maintenant et pense à cette jeune fille qui s’enfonce entourée de cheveux qui flottent un court instant à la surface avant les fonds noirs de la Ménara, il attendra une autre nuit, des jeunes filles plus belles que la veille et des archers encore feront leur travail silencieux avant le petit jour.)

Elle entre dans la maison maintenant en alerte, Madame, Monsieur et les enfants sont prêts, leurs amis arrivent dans une heure, des Belges paraît-il, des gens qu’elle ne connaît pas et qui sont, elle imagine, comme des enfants gâtés, heureux de tout et satisfaits de rien. On lui demande de courir à gauche et à droite, de déplacer des meubles, de les remettre en place dans le même mouvement. Va donc te recoiffer, tu es sale, tes mains sont si laides tout à coup, tes jambes trop nues, va mettre un pantalon et n’apparaît jamais que lorsqu’on te fait signe, le couscous déborde des casseroles et des tajines, les gâteaux coulent sous les nappes, les boissons sont au frais ! Des Belges, Hajiba, des gens bien, des personnes instruites et habituées au meilleur, des hôtes de marque, des Européens du Nord, rien n’est trop beau pour eux, je les connais de loin, j’écoute, je lis, et je sais ce qu’ils sont, alors, bouge ma fille, c’est du bonheur qui nous arrive ce soir.

(Quand j’étais toute petite, je rêvais d’aller là-bas en Belgique, ou en France, mais je préférais la Belgique, je savais que nous étions nombreux là-bas, c’était un plus petit pays mais avec un nom qui sonnait bien et qui était plus long, à trois syllabes, une de plus que dans « Maroc », et puis, il y avait « belle », c’est devenu « belle figue » ou « belle ville », je ne sais plus mais c’était beau ce mot en « belle »…)

Bienvenue mes amis, bienvenue, ma maison vous est ouverte et ma famille se réjouit de votre visite. Je vous présente Madame et mes enfants, l’aîné qui… Eh toi, là-bas, Hajiba, salue nos visiteurs !

(Je baisse la tête, ils approchent, ils sont grands et si bien dans leurs sourires polis. Ils me tendent la main, je ne peux la serrer, je la baise, ils la retirent et me regardent ahuris, je la reprends et la baise une fois encore, Monsieur sera content, certain, il sera fier de moi, mais tout semble figé, plus personne ne bouge, je ne sais que faire, ils retirent leurs mains, se saisissent des miennes et les serrent sans façon, je ne sais que dire, je baisse encore la tête, je baise encore des mains, je me retire à reculons, le rouge au front, Monsieur n’a pas l’air satisfait.)

Le repas est parfait, les visiteurs se lèchent les doigts, rient, échangent des savoirs sans grande importance, connaissent les limites de ces rencontres de bonne volonté, ils parlent de leurs familles, de la culture, de toutes ces choses qu’elle ne connaît que de loin aujourd’hui mais elle aime entendre la voix des Belges dans la maison, c’est comme si, le temps de leur visite, elle était à l’abri de quelque chose qu’elle ne connaît pas, mais qu’elle sent venir, de jour en jour, chez Monsieur et Madame, une façon de lui parler, surtout Madame, plus dure, plus sèche aujourd’hui que jamais. Elle sait que Madame est malade et que Monsieur court les rendez-vous pour fuir sa maison triste. Elle sait que Monsieur rêve de plaisirs qu’il n’a jamais connu, elle les a entendus crier, se lancer à la tête des insultes bonnes pour les ânes, mais elle a entendu aussi Madame pleurer, et Monsieur, rarement, mais elle l’a entendu murmurer que son temps était passé, qu’il ne lui restait que le souvenir d’un temps qui n’est jamais venu. Elle pense à sa mère, là-bas dans la montagne, si loin, si effacée déjà, elle pense à ses frères et sœurs, à la cour devant la mosquée où ils allaient jouer le travail terminé. Elle pense à la route en chantier qui n’a jamais atteint leur village, où ils allaient voler les restes des bivouacs des derniers ouvriers. Elle était heureuse dans cet aller-retour entre rien et un peu. Elle guette les voix, les tons qui changent, les passages d’une pièce à l’autre en fonction du menu, à chaque fois, le rituel reprend, on salue Monsieur et félicite Madame pour la beauté des lieux, la souplesse des détails.

(Maman, rien n’est arrivé à la soumettre, rien, même pas mon père. Il a fallu qu’il y ait un peu trop d’années en elle pour qu’elle commence à s’inquiéter d’elle-même. Pas pour elle, pour nous. Elle avait peur de ne pas être là quand on en aurait besoin. Elle parlait d’elle comme d’une machine. Une machine de chair et de tendresse. Quand on disait le mot « amour », elle était mal à l’aise. Elle nous aimait. Elle disait « je vous aime mes enfants, oui, je vous aime » mais il ne fallait pas prononcer le mot « amour » devant elle… Alors, nous, on disait un mot pour un autre… « Confiture » quand ça voulait dire qu’on l’aimait mais qu’elle était collante… Tu me… « confitures »… Voilà. Ou encore « hirondelle » quand on se sentait un peu triste, qu’on avait envie de câlins et que le ciel était bas… Je t’« hirondelle »… et on se sentait mieux. Il y avait aussi « clémentine », « jasmin » et « poivre »… Ça, c’était quand on était fâchés… Je te « poivre »… Et ça allait mieux. Maman, elle savait que c’est un mot dangereux, une grenade qui rime avec « toujours » et elle en avait peur… Alors, nous, on vivait au pays du poivre, des hirondelles, des clémentines, du jasmin et de la confiture… Puis, ça a été l’accident, papa est mort trois mois plus tard, la chanson tournait plus dans ma tête comme avant, maman a écouté les femmes du village et elle a cru que là en bas, à Marrakech, je verrais de beaux jours après l’apprentissage. Elle croit toujours à tout, maman, on lui a rien appris d’autre.)

La soirée se termine, elle est épuisée, les Belges s’en sont allés, Madame est montée se coucher, les enfants dorment depuis longtemps. Monsieur tourne dans la maison, éteint les lampes et vides les cendriers. Il l’appelle, elle court, elle le voit étendu sur les coussins du divan, il fume en écoutant une musique qui sautille dans la pièce. Une musique étrange, légère comme une flûte et triste comme un luth. Monsieur a sa cendre qui tombe sur sa gandoura de fête, il s’en moque et écoute en tapotant sa cuisse. Il a soudain l’air heureux, comme s’il voyait quelque chose qu’il n’avait jamais approché d’aussi près. Les cendres s’accumulent et les doigts courent plus vite sur le satin brodé. Il lui fait signe de s’approcher, de s’asseoir et de ne pas parler. Ce qu’elle craignait va peut-être arriver, c’est ce soir que Monsieur semble trop heureux, elle le sent, elle le sait, elle a appris à ne pas croire et à bien regarder. Monsieur lui fait signe de se lever, il l’invite à se servir, le couscous, les gâteaux, tout ce que tu pourras manger et emporter, sers-toi.

Elle s’accroupit au pied de la table basse et commence à manger en attendant le pire. Elle déguste, elle se goinfre, elle bâfre, elle avale. Elle entend tout au loin, entre les notes vives la voix grave de Monsieur qui lui souffle, Mozart, Mozart, si tu savais comme cette musique est belle, Hajiba, c’est un cadeau des Belges, ils disent qu’il n’y a rien de plus beau que Mozart pour faire entendre le bonheur. Écoute, Hajiba, écoute comme c’est beau…

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