Stendhal trouvait son siècle commode : « Il n’y a qu’un mobile : l’argent », disait-il. Sur ce plan, les choses n’ont guère changé depuis son époque. La tendance s’est même accentuée. Où que l’on se tourne, dès que l’on veut comprendre une situation, en saisir les motifs réels, les tendances lourdes, c’est sur l’intérêt financier que l’on achoppe. Seule mutation : il n’a même plus la pudeur de demeurer discret. Les questions d’argent envahissent les nouvelles, la presse leur ouvre largement ses colonnes et ses plateaux. Ce qui, jadis, se fomentait derrière les portes insonorisées des conseils d’administration se communique désormais à l’avant-scène. Nous voilà informés en temps réel des grandes manœuvres de la finance, de ce bal des empires qui a l’air de passionner ceux qui ne risquent pas d’y être un jour conviés.

Cette transparence spectaculaire fascine, parce qu’on y voit les milliards passer par-dessus les têtes comme les astres dans le cosmos. Ce qui est montré là satisfait une curiosité sans objet, entretient des chimères, crée une fausse familiarité. Comme les échos sur les têtes couronnées, matière médiatique rentable s’il en est, induisent une intimité factice avec les grands de ce monde. « Rude journée pour la reine », se désolait Simone Signoret, concierge elle-même accablée de soucis dont elle ne se souciait guère, dans un film de René Allio qui avait pris cette expression de solidarité avec la monarchie, pour titre…

Nous savons donc quelle banque va fusionner avec telle autre, quel consortium va absorber ses concurrents, à quel prix astronomique se sont négociées ces transactions. Nous, au sein du public, sommes pris à témoin de stratégies qui nous dépassent et sur lesquelles nous ne pouvons de toute manière pas avoir prise. Même si nous étions (petits) actionnaires, nous n’aurions pas davantage d’influence, d’ailleurs. Mais nous sommes au courant, ce qui devrait peut-être, aux yeux des grands décideurs, suffire à nous combler. Parodie de démocratie, substitut de participation, cette médiatisation n’est jamais qu’un paravent, illustrant un phénomène qui se vérifie dans tant de domaines aujourd’hui, où l’information est cosmétique, de moins en moins glanée par les investigateurs, tout au plus consentie par les instances, qui passent par la « com » parce qu’il le faut bien, et donnent le change, tant qu’à faire, en usant de leurs propres services, qui s’entendent à ne divulguer que ce qui n’engage à rien.

Cela, c’est la macroéconomie. Mais qu’en est-il de la bien plus modeste gestion de nos propres avoirs, toujours plus précaires ? Il y a très longtemps qu’ils n’emplissent plus les bas de laine, qu’ils ne dorment plus sous les matelas. La gestion des patrimoines, même minuscules, il y a des maisons pour cela. Elles ne sont pas discrètes, au demeurant. Cherchez les plus confortables bâtisses au centre des plus petites cités : ce ne sont plus les domiciles du bourgmestre, du notaire, du maître d’école ou du curé, mais les agences bancaires, qui ont d’ailleurs souvent installé leurs sièges dans les anciennes maisons de ces derniers, qu’ils ont auparavant agrandies et rénovées. Le cœur des agglomérations bat désormais dans ces officines de la finance domestique. Les nouveaux confesseurs sont ces concessionnaires, qui savent tout sur la « situation » de leurs clients, et décident souvent de leurs conditions de vie. Investissement, prêt, emprunt, fiscalité, gestion de portefeuille, achat, vent, assurances, « facilités » diverses : toutes ces opérations présupposent que ceux qui désirent y avoir recours déclinent le maximum d’informations sur leurs revenus, leur statut professionnel, leur situation de famille, leur état de santé.

La réciproque ? Elle est loin d’être symétrique. Que sait-on de la manière dont les banques elles-mêmes se portent et se comportent ? Que faut-il penser de leurs offres ? Promesses réelles ou bluff ? Le veau d’or, de nos jours, excelle à la danse du ventre des aubaines exceptionnelles, des occasions à ne pas manquer. Voyez la manière dont les nouveaux « produits » (le choix du terme est déjà tout un programme) bancaires vantent leurs avantages. Les annonces de rendement se proclament avec des accents de commissaires priseurs, les primes diverses sont promises comme des pochettes-surprise. Au fond, le grand commerce d’aujourd’hui, c’est la course à la manipulation la plus futée de l’argent des autres.

Que savons-nous de la façon dont cet argent sera traité dans les grands broyeurs des organismes bancaires ? Comment seront engendrés les quelques maigres pourcentages d’intérêt qui seront concédés, et pour quelles raisons sont-ils tellement minimes en regard de ce qui nous est prélevés si par malheur notre compte sombre dans le rouge ? Qui nous expliquera un jour les calculs subtils qui président à ces affectations disproportionnées ? Où sont, en ce domaine, les équivalents des processus démocratiques prévus en politique, et qui laissent déjà si souvent beaucoup à désirer ? Or, nous le savons bien, le vrai pouvoir est financier et en économie générale comme au casino, la gagnante est toujours la banque.

En traitant nos mandataires politiques de tous les noms, fustigeons-nous les réels responsables ? Ils ont été élus sachant à quoi ils s’exposaient, et il est normal que l’on demande des comptes à ceux à qui nous avons confié notre sort. Mais n’avons-nous pas confié plus concrètement encore notre confort et notre avenir à ceux par qui passent nos salaires, nos recettes, nos revenus et se présentent si volontiers comme nos partenaires, nos soutiens dans l’adversité, voire nos bons samaritains ? Dès lors, pourquoi nous résignons-nous à leur mutisme, à leur si fréquente opacité, à leur impénétrable technicité ? Mystère…

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