Demande à la poussière

Kenan Görgün,

Je suis israélien et j’ignore pourquoi et comment.

Hier encore je ne l’étais pas. Sans me rappeler toutefois ce qu’alors j’étais.

J’ai sur le corps un uniforme à l’épaulière ornée d’un symbole et dans les mains une arme ~ M-16, la mitraillette officielle de l’armée israélienne (ceci je le puise dans une connaissance technique qui me paraît innée) ~ identique à celles brandies par un groupe d’individus se déployant à quelques mètres devant moi. Je ne vois que les à-plats noirs de leurs silhouettes se découper sur le fond rougeoyant d’un immeuble incendié vers lequel nous semblons nous diriger d’un pas alerte.

Au-dessus de nos têtes battent les pales d’un hélicoptère.

Je lève les yeux, à temps pour voir l’engin massif en ascension disparaître derrière une nappe de fumées sombres. Des câbles d’acier sinuent sous lui comme des queues de cerfs-volants puis se faufilent à leur tour dans la brume.

J’examine mon ceinturon et y repère un crochet.

Je viens manifestement d’être dépêché au sol.

Comment se fait-il que je ne garde plus le souvenir de cet épisode alors qu’il vient à l’évidence de se produire ? J’ai l’intuition qu’il serait fatal d’y chercher une réponse maintenant : chaque inspiration (que je dois happer littéralement dans l’air chargé de soufre) obstrue ma gorge d’une poussière corrosive. Mes pieds, chaussés de bottes, écrasent à chaque foulée les gravats qui tapissent un territoire sinistré à perte de vue. Le vent, quand il se lève, emplit mes yeux de sable et mes oreilles de cris ; j’en déduis que notre périmètre est hanté, infesté, de gens qui souffrent. Et à cette découverte je souffre moi-même d’une douleur dont j’ignore le nom ~ humanité ?

En clair, je suis partie prenante d’une guerre, et qu’importe la voie occulte qui m’y a mené, voie dont je ne sais rien, mon salut immédiat réside dans la dextérité de mes gestes et dans mon aptitude à ne pas réfléchir pour agir.

 

Les abords de l’immeuble incitent mon unité à la prudence. Pour un pas en avant, mes compagnons n’hésitent pas à en faire deux à reculons.

Par mimétisme (je n’ai aucun motif personnel pour favoriser telle ou telle action), j’adopte leur attitude. Les explosions résiduelles projettent autour de nous des éclats de verre, des pans de briques et un pandémonium d’objets que j’ai du mal à replacer dans ce tableau atroce tant ils paraissent inoffensifs, d’usage courant. Je commence à me demander de quelle nature est ce bâtiment, quelle menace ont pu représenter ses avoirs si ordinaires (chaises fracassées, papiers et documents roussis, stylos baveux, tasses ébréchées, pots de yaourt crevés, lunettes démantibulées, carcasse d’horloge réglée sur le fuseau horaire d’une planète inconnue) ; enfin, qui est à l’origine de cette hécatombe et qui, de ces cris ?

J’en suis à prier que l’avenir imminent nous apporte ses réponses (du moins me les apporte à moi puisque les autres ont l’air de savoir ce qu’ils font), quand un membre de notre unité, au maintien plus autoritaire et placé en tête de peloton, forme de ses doigts, toujours en nous tournant le dos, une série de signes décousus, comme si sa paume le démangeait à un endroit que ses ongles auraient du mal à atteindre. Or je comprends, spontanément : par les vertus d’un code à la simplicité primaire, nous recevons l’ordre de pénétrer au péril de notre vie dans cet enfer, afin d’y récupérer tel personnage et tels instruments (et rien qu’eux), puis d’éradiquer sans distinction tout ce qui aurait survécu au festin des flammes. Je regarde les trous béants de l’immeuble vomir celles-ci à des hauteurs déraisonnables et me dis pour la première fois que tout ceci est un cauchemar : qui sommes-nous censés être, à la fin, pour nous engouffrer dans cette fournaise vers une mort plus que probable ?

Israélien, soit, mais qu’est-ce que cela présuppose ?!

*

Je suis palestinien et je ne sais ni pourquoi ni comment ni depuis quand.

Depuis ma naissance ou seulement depuis qu’à l’instant je l’ai énoncé ?

Objectivement, je peux dire que je suis dans une pièce à l’éclairage blême, au plâtre écaillé. Il y a une porte de taille modeste, et sur le coude du mur perpendiculaire, un évier surmonté d’un miroir. Un lit occupe un autre coin de cette pièce grande comme un mouchoir de poche. Ses draps sommaires sont défaits et, au contact de ma main, d’une tiédeur qui indique une occupation très récente. Je promène encore ma paume. Plus que la chaleur, ma peau perçoit une humidité de température corporelle. Celui ou celle qui a dormi dans ces draps n’a pas goûté au sommeil du juste ; en effet, seul un cauchemar insoutenable peut enjoindre l’organisme à sécréter un tel bouclier de sueur. Je glisse mes doigts sous mon aisselle : trempé. Trempé le front. Trempé le torse. Et dans mon estomac, un tressaillement, minime mais incontrôlable.

Pourtant, quelle qu’ait été la cause de mon effroi, elle a disparue à présent ; et si je suis la proie de quelque chose, c’est de la plus profonde perplexité.

(Pour tout dire, je me sens d’une neutralité virginale. Paralysante.)

Dans le reflet du miroir moucheté de rouille, mes cheveux, coupés court, sont clairs et désordonnés. Mes yeux d’un vert pailleté de gris accentuent la blancheur polaire de ma peau glabre. Ma jeunesse me surprend, je dois l’avouer, en disharmonie radicale avec mes membres tétanisés par les courbatures. Entre mon apparence juvénile et ma vieillesse intérieure, fixer mon identité devient d’autant plus improbable. Au moins j’existe, à ma vue dans la glace comme au toucher de mes doigts, et cela, je crois, est essentiel. Aussi, quand on frappe à la porte et qu’une voix me demande si je suis prêt, je ne vois aucune raison de répondre par la négative : toute activité sera une diversion bienvenue dans cette neutralité dont je ne sais que faire.

Alors, sans prendre la peine de sécher mon visage nouvellement rincé, j’ouvre.

Dans la pénombre de ce qui ressemble à un corridor se tient un homme dont je ne distingue pas les traits. A son silence et à son immobilité, je sens qu’il m’observe. Puis il tend le bras et de l’obscurité sa main surgit, passe sur mon front humide et l’homme dit que mon peuple m’en sera à jamais reconnaissant. J’avoue que je ne saisis pas l’utilité de cette promesse. Mais déjà mes muscles se raidissent, mon estomac vibre plus fort, d’une fébrilité qui est, je le sens, mélange d’engouement et d’appréhension.

Je savais être palestinien.

Je devine maintenant ce que cela implique.

 

Tandis que deux compatriotes s’affairent sur mon buste nu, on se bouscule autour de moi pour m’embrasser. Durant tout le cérémonial, je garde les yeux fixés sur un point d’espace vide situé au-dessus des visages et des regards trop expressifs que j’y rencontre. Mon destin commence à se dessiner nettement dans mon esprit, et je me blinde pour l’accomplir jusqu’au bout. Lorsque enfin les experts ont fini de harnacher les bombes à mon torse et à ma taille et de régler le détonateur, j’enfile un tricot bouffant et quitte les miens par des adieux muets.

 

Maintenant, plus j’avance, et plus mon coeur bat vite dans ma cage thoracique, sous les pulsations vengeresses du cœur artificiel de ma nation. Plus j’avance aussi, et plus mon identité s’étoffe d’une multitude de résurgences d’un passé qui se révèle à moi progressivement et m’électrise de haine et de chagrin. Slogans, discours, images, symboles, sensations, souvenirs réels ou fabriqués, personnels ou rapportés, espoirs déçus, malheurs subis, autant de critères d’appréciation de ce que je croyais être seul essentiel : exister.

Or la bonne question à poser est : comment exister ?

Je suis palestinien ! A ce titre (et je porte mes racines comme un titre de gloire!) je n’existe ni ne vis, mais résiste et survis! L’ennemi est un cauchemar que je balaie sans relâche, et balayerai de plus belle grâce à l’éveil de ma conscience et de mon sang. Ne cherchant plus à maîtriser mes émotions, de colère contre mes oppresseurs, d’amour pour mon peuple et d’admiration pour mon aptitude à servir ma cause sans timorité, de ce pas qui supporte le poids des bombes et des injustices, je marche, m’infiltre, grimpe, me cache – inspire, profondément.

Niché dans ce lieu stratégique, j’égrène des yeux les fournitures ennemies, et aux caisses de yaourts, de pain, de cacao et autres friandises empilées sur les étagères, j’enrage une ultime fois de constater qu’hormis les miens, personne ne se prive de rien.

Puis je baisse le voile de mes paupières. Et je prie, dans l’attente de-

*

Jamais je ne m’étais senti aussi simplement et stupidement humain.

Assailli de questions et de propositions de réponses, je courais. J’étais attendu. Et en retard. Une femme. La plus belle de toutes celles que j’ai aimées. Enfin je crois. Son sourire, à présent, s’estompe sous les vagues de douleur qui m’embrasent. En rue donc j’arrangeais mes cheveux, rassemblant mes idées, me faisant le plus beau des hommes. Puis j’ai décollé dans un baroud d’enfer. J’ai cru d’abord que l’amour me donnait des ailes. Mais ma vision a viré au rouge, rouge lave, couleur de feu.

Je ne sens plus mes jambes. Peut-être qu’elles courent encore. Ma bouche veut les rappeler. Le rouge l’inonde et noie les mots. Je crache des petits cailloux blancs. Mes vêtements sont noirs, ma peau aussi, et de plus en plus à mesure que cette infection surgie des entrailles de l’immeuble grésille partout sur moi et me brûle et ronge. J’entends qu’on hurle telles des bêtes abattues. D’autres humains, pourvus de jambes, surgissent de l’immeuble ou d’insectes géants, sombres et luisants dans le ciel couvert de masses nuageuses sombres elles aussi. Puis une nouvelle vague de douleur me fauche, directement sous le crâne, suivie d’un ressac blanc, froid, qui gèle toute référence ~ ni passé, ni futur, et chaque instant présent aspiré en permanence par un abîme d’amnésie.

La stupeur.

Qui suis-je et pourquoi suis-je là ?

Et lui, là, qui est-il ?

Son arme braquée sur moi, et la nuit qui couve

notre obscénité, me le dissimulent.

J’ignore pourquoi il m’en veut ; moi qui n’ai pour lui ni amour ni haine,

ni rancœur ni gratitude ~ et probablement plus le loisir, désormais,

d’en concevoir aucune.

En vérité, une seule chose me trouble en ces derniers instants :

aux lueurs d’une explosion lointaine, le visage que j’aperçois sur ses épaules m’est familier d’une très singulière façon. Ses yeux verts pailletés de gris,

le teint étonnamment clair de sa peau. Alors que le cœur d’un inconnu

bat à mes oreilles, de plus en plus lentement, j’entends

ce frère me demander à quelle obédience j’appartiens et

quel est mon nom.

Je ne sais pas.

Si j’ai jamais su.

Toute mémoire abolie, je suis chaque homme et chaque homme est moi.

Né de l’Homme et de la Femme…

…mort comme une abstraction.

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