Le rendez-vous de Bethléem

Jacques De Decker,

La pierre d’achoppement, c’est-à-dire le scandale, puisqu’il s’agit de la même chose. Pour intituler une de ses pièces, qui pourtant ne portait pas sur le thème de ce numéro, connu de lui cependant comme de personne, René Kalisky choisit « Skandalon », le mot grec qui désigne l’obstacle sur lequel l’homme trébuche et manque de s’effondrer. Peut-être avait-il en tête cette idée fixe qui ne le quitta jamais, et à laquelle il consacra ce livre inclassable qu’il appela « L’impossible royaume » : sous une forme qui tenait à la fois du roman et de l’essai, il posait la question de la légitimité de l’État d’Israël. En prenant le risque de l’immanence, ses fondateurs ne s’exposaient-iuls pas surtout à la trahison de leurs idéaux ? Une terre promise se protège-t-elle de barbelés, s’arme-t-elle jusqu’aux dents, se refuse-t-elle au partage ? Vingt ans après sa mort, René Kalisky nous manque plus que jamais. Il aurait été, sans doute, le premier à vouloir être à bord de ce frêle esquif de textes face à l’histoire déferlante.

Le scandale, durant les semaines d’affrontement autour de la Basilique de la Nativité, était partout. Et d’abord dans les cœurs et les mémoires. Quelque chose survenait qui ne pouvait pas se limiter à la banalité terne et révoltante des images d’actualité. On ne regardait pas les écrans broyeurs du quotidien sans une douloureuse incrédulité, on n’écoutait pas les commentaires vidés de tout sens sans une déprimante consternation. Mais qu’aurait-on dû montrer au lieu de ces plans insipides qui semblaient prélevés dans des stocks d’archives glanés n’importe où ? Que pouvait-on proférer d’autre que les propos nivelants qui ramenaient l’inconcevable au niveau du fait divers ordinaire ? Là, pour le coup, l’universel reportage avouait des carences, exhibait des insuffisances criantes. Il s’agissait d’autre chose que de manœuvres de chars dans une ruelle de Bethléem, localité de Cisjordanie (24 000 habitants), occupée par Israël depuis le Guerre de Six Jours. Mais de quoi s’agissait-il exactement ? Tenter de le dire, c’était brasser des millénaires d’humanité, convoquer une kyrielle de légendes, passer en revue quelques visions du monde, invoquer Dieu dans tous ses états.

C’est sur ce point, évidemment que l’événement s’est le plus fracassé sur le mur non pas des lamentations, mais du non-dit. C’est que « l’idée de Dieu », comme l’écrit Daniel Sibony dans son remarquable « Nom de Dieu » (Seuil, 2000), « dans l’étroit monothéisme, est une bombe à retardement ». On ne peut que se dire, à l’énoncé de ce paradoxe, que Roland Breucker, dessinant notre vignette de couverture, tout provocateur qu’il soit, a de nouveau mis dans le mille en présentant des Rois Mages porteurs d’engins explosifs. Mais de quel retardement parle-t-on ? L’histoire est-elle vraiment ce vecteur univoque sur lequel chacun devrait s’aligner comme sur le méridien de Greenwich ? Si la mondialisation achoppe sur quelque chose, c’est bien sur l’impossible synchronisation des mentalités et des cultures. Tout serait simple si tout le monde pensait, rêvait, désirait, honorait, célébrait, vengeait selon le même calendrier.

Dans un essai qui fit lui aussi scandale lors de sa première parution dans le magazine Spiegel en 1993 et repris dans le volume « Le soulèvement contre le monde secondaire » (L’Arche, 1996), Bortho Strauss écrit :  » Quelle que soit la valeur que nous lui accordons, il sera difficile de combattre le fait que les vieilles choses n’ont pas simplement fini leur vie, ne sont pas mortes ; l’être humain, aussi bien comme individu que comme ressortissant d’un peuple, ne date pas simplement d’aujourd’hui. » Il est inquiétant qu’une voix doive s’élever pour émettre une évidence pareille. Dans quel délire vivons-nous, où l’on doive rappeler que le temps n’est pas le même pour tous et que forcer son emploi à autrui est aussi grave que s’imposer sur son territoire ?

Le rendez-vous de Bethléem nous a bouleversés parce qu’il semblait passer outre à une série de tabous si tranquillement lovés en nous que nous n’imaginions même plus que nous les abritions. C’est ainsi que, à une époque de démystification générale, le sacré perdure : clandestinement.

Et puis, soudain, brutalement, comme le refoulé s’y entend, il remonte à la surface, et bouscule tant et plus. C’est ce qui s’est produit, durant ces semaines où tout était à craindre, même le pire. La voix de la raison a fini par l’emporter, mais on sait ce que valent les cessez-le-feu qui ne s’accompagnent pas d’un protocole crédible.

Les textes ici rassemblés n’en tiennent pas lieu. Mais ils osent poser les questions insupportables, ne font pas l’économie de la complexité et accordent leur place à la passion, à l’imaginaire, aux mythes, d’où qu’ils soient originaires. Ils rompent résolument avec la prudence du consensus, inatteignable en l’occurrence. Ils passent aussi par l’émotion, par l’intuition, par l’humour, vertus qui toutes ont tragiquement manqué durant ces journées. Marginales devait être à ce rendez-vous, même si le danger de s’y enliser était réel. Il ne semble pas que ce soit le cas. À première vue, du moins. La seule dont nous disposions. Mais au moins ne pourra-t-on pas nous reprocher de n’avoir pas pris un peu de hauteur. Et puis, de toute façon, le débat est ouvert. Si le verbe et ses échanges pouvaient l’emporter sur la meurtrissure des chairs, ce serait la seule bonne nouvelle qui vaille.

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